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Med Sci (Paris). 35(3): 263–265.
doi: 10.1051/medsci/2019033.

De retour de Hong Kong ou l’éthique à l’heure d’une génétique d’« augmentation » de la personne humaine

Hervé Chneiweiss1*

1Président du Comité d’Éthique de l’Inserm, Directeur du laboratoire Neuroscience Paris Seine - IBPS, Équipe Plasticité Gliale et Tumeurs cérébrales, UMR8246 CNRS/U1130 Inserm/Sorbonne Université, Campus Pierre et Marie Curie, 7, quai Saint Bernard75005Paris, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Bioéthique, Systèmes CRISPR-Cas, Congrès comme sujet, Recherche sur l'embryon, Édition de gène, Amélioration génétique, Hong Kong, Humains, Expérimentation humaine non thérapeutique, tendances, génétique, éthique

 

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Vignette (Photo © Inserm – Patrick Delapierre).

Commençons par une Note d’ambiance. Parti de Paris en fin de soirée, je suis arrivé lundi 26 novembre 2018 en fin d’après-midi à Hong Kong pour le deuxième sommet international sur l’édition du génome. À peine arrivé à l’hôtel, et dès que je me suis reconnecté au monde, j’ai été assailli par des collègues et des journalistes au sujet d’histoires qui circulaient et selon lesquelles des jumelles génétiquement modifiées grâce à la technique CRISPR-Cas9 seraient nées d’un couple chinois. L’édition aurait ciblé le gène CCR5 (C-C chemokine receptor type 5)1 dans le but d’introduire une variante (d32-CCR5) conférant une protection contre le VIH en modifiant les co-récepteurs cellulaires CCR5 auxquels le virus se lie à la surface des cellules humaines. Au début, j’émets des doutes, et je rappelle à mes interlocuteurs les prétendus clonages reproductifs de Raël, à Noël 2002, ou du Dr Hwang, en 2006, dont nous avons rapporté les fraudes dans ces colonnes [1] ().

(→) Voir la Chronique bioéthique de H. Chneiweiss, m/s n° 2, février 2006, page 218

Mais certains de mes collègues américains (David Baltimore, Jennifer Doudna, Alta Charo par exemple) et britanniques (Robin Lovell-Badge) ne sont pas de cet avis. Ils ont rencontré, l’après-midi, l’auteur de ces travaux, et considèrent que ses revendications ont une crédibilité. Ce qui n’était encore hier qu’une crainte est donc peut-être déjà devenu une réalité qu’il nous faut donc penser non seulement en terme technique (que savons-nous des bases scientifiques de ces revendications ?) mais plus encore en termes éthiques : comment devons-nous penser une modification génétique d’un être humain par dessein et transmissible aux générations futures ?

Rappelons qu’à l’heure actuelle, la création d’un embryon génétiquement modifié pour induire une grossesse est interdite et illégale en France ainsi que dans une grande partie de l’Europe et aux États-Unis. Pour la France et de nombreux pays, c’est la référence à l’article 13 de la convention d’Oviedo et l’article 16-10 du code civil. Elle est également interdite en Chine par une directive ministérielle de 2003 encadrant les pratiques cliniques de fécondation in vitro (FIV). En ce lundi soir où il fait déjà nuit noire à Hong Kong, il n’est pas clair de savoir si le Dr Jiankui He, auteur de cette « expérience » a obtenu une permission spéciale ou s’il a ignoré les directives, qui n’ont peut-être pas force de loi. L’essai n’est en tout cas pas déclaré sur clinicaltrial.gov, le registre international des essais cliniques, mais il se trouve sur le site chinois d’essais cliniques2.

Rappelons également que tous les avis éthiques émis depuis 2015, tels que la Note du Comité d’éthique de l’Inserm publiée dès décembre 20153, ou le rapport de 2017 issu du 1er sommet international4, appelaient à développer des recherches fondamentales pour évaluer la faisabilité et l’innocuité de la technique, mais demandait de garder l’interdit sur la mise en œuvre pour faire naître un enfant tant que des règles internationales acceptées par la communauté scientifique et médicale ne seraient pas stabilisées, et tant qu’un débat public n’aurait pas validé la mise en œuvre de ces règles. Encore faudrait-il des raisons particulièrement sérieuses d’engager une telle technologie de pointe, sachant que le risque ne sera jamais nul.

Celui par qui le scandale arrive est donc le Dr Jiankui He. C’est un jeune physicien de 34 ans, qui a ensuite étudié la bio-ingénierie aux États-Unis et qui était professeur à la Southern University of Science and Technology (SUST) à Shenzhen, en Chine. Notons que la SUST a immédiatement indiqué que le Dr He était en congé de l’université depuis février 2018, et qu’elle condamnait ses travaux, comme l’ont fait toutes les autorités chinoises, à commencer par l’Académie des sciences et la Société chinoise de recherche sur les cellules souches. Ceci étant, on apprenait début janvier 2019 que He était en résidence surveillée dans un appartement dépendant de la SUST. He était d’emblée au programme de la conférence de Hong Kong où il devait participer le mercredi à une session sur « l’édition du génome comme traitement d’embryons humains ».

Suite à l’annonce des deux naissances, l’ambiance du congrès devint électrique. Pour accéder à l’auditorium, il fallait franchir des hordes de jeunes reporters, essentiellement chinois, vous braquant de leurs téléphones portables, puis un impressionnant groupe de télévisions et photographes. Tout participant officiel semblait soudain investi d’une capacité de parole essentielle, et je ne peux vous dire le nombre d’interviews que j’ai données, mais je doute fort qu’aucun de ceux que j’ai fait hors des médias francophones aient été diffusés. Mercredi en fin de matinée, c’était un tiers de l’auditorium qui était réservé aux médias. Les organisateurs nous demandèrent, ainsi qu’aux médias, d’écouter ce que He avait à dire sans manifester, menaçant de tout arrêter sinon. Un silence se fit. Plusieurs dizaines de secondes passèrent. Et soudain d’une porte dérobée du fond de la scène un petit homme apparu une mallette d’employé de bureau à la main. Avec un air un peu ahuri, dont il ne se départira pas tout au long de sa présentation et des réponses aux questions, le petit homme s’installa au pupitre et nous fit sa présentation comme si de rien n’était, presque discrètement et, pour le moins, sans aucune emphase. Et c’est avec la même douceur, dans une tranquillité tranchant incroyablement avec l’agitation médiatique que Robin Lovell-Badge (Francis Crick Institute, Londres), le modérateur de la séance, et le chercheur américain Matt Porteus (Stanford University, Stanford, CA, États-Unis), posèrent leurs questions. L’ensemble a été enregistré5. Et ce que nous avons découvert nous laissa incrédules.

Sur le plan scientifique : je vous renvoie à l’article de Bertrand Jordan [5] (). où vous lirez que He a créé des mutations de novo jusqu’alors inconnues et dont nul ne peut connaître l’effet sur la résistance ou non au VIH, ni sur la santé en général des deux petites filles Lulu et Nana. Il n’a donc en rien « corrigé » le génome. Et moins encore reproduit le variant ∂32-CCR5 exprimé par 10 % de la population européenne [2], et qui confère une certaine résistance (mais pas une protection complète) à l’infection par certaines souches de VIH.

Voir la Chronique bioéthique de B. Jordan, page 266 de ce numéro

Sur le plan éthique : tous les principes ont été bafoués ! Commençons par le consentement libre et informé des personnes se prêtant à une recherche. On ne peut envisager de consentement de personnes n’existant pas (les futurs enfants)… donc nous nous rabattons sur les futurs parents, personnes de confiance par nature de leur futur progéniture. Les couples ont été sélectionnés avec l’homme séropositif et la femme séronégative. La FIV avait comme intérêt d’éviter, grâce au lavage du sperme, tout risque de contamination pour la femme comme pour les enfants à naître. Dans de telles conditions le consentement des couples a été recueilli pour une « technique d’immunisation contre le VIH » dont les autorités chinoises disent que le formulaire de consentement, comme le protocole d’étude, n’ont jamais été examinés ni approuvés par un comité ad hoc habilité. L’eut-il été, la formulation est trompeuse au regard de l’objectif d’invalider un récepteur d’entrée de certaines souches seulement du virus. De plus, l’objectif de produire le variant δ32 n’a pas été atteint puisqu’il s’agit, dans un cas, d’une délétion de 4 paires de bases sur un chromosome et une insertion d’une base sur l’autre, et dans l’autre cas, pour la sœur, d’une délétion de 15 paires de bases, sans connaissance de l’impact sur la fonction du récepteur et la liaison du virus. He prétend en avoir informé le couple et s’être satisfait de leur demande d’implantation des embryons malgré tout.

Second volet éthique, la balance bénéfice/risque semble avoir été incroyablement négligée. Neutraliser le gène CCR5 pour créer une résistance au VIH ne constitue pas une raison particulièrement forte pour modifier l’hérédité d’une personne et plus encore d’un bébé. Il existe des moyens plus faciles et moins coûteux de prévenir l’infection par le VIH. Il n’y a donc pas de critère de bienfaisance. De plus, l’invalidation de CCR5 peut conduire à une augmentation du risque de certaines infections comme par des virus Influenza ou le virus West Nile. La technique CRISPR-Cas9 peut induire des modifications hors cible, ce qui est le cas pour au moins l’une des jumelles avec une mutation hors cible de répercussion ici encore inconnue. Le critère de non-malfaisance n’a donc pas été respecté.

L’édition génique d’embryons humains au cours d’une procédure de FIV serait coûteuse, de haute technologie et susceptible de rester inaccessible dans de nombreuses régions pauvres du monde où le VIH est endémique. Le principe de justice, tant pour l’individu que pour la société n’est donc pas respecté.

La tentative de créer des enfants protégés du VIH apparaît clairement comme une tentative eugénique d’« amélioration » de l’espèce humaine en choisissant « le bon gène » et en en dotant les générations futures [3] ().

Voir la Chronique bioéthique de H. Chneiweiss, m/s n° 5, mai 2003, page 634

En effet, la procédure ne guérit aucune maladie ni aucun trouble de l’embryon, mais tente de créer un avantage pour la santé. Dans une brève réponse à l’exposé de Jiankui He, David Baltimore, président du congrès et vétéran de la conférence Asilomar sur l’ADN recombinant et la biosécurité en 1975, a condamné les travaux présentés, les qualifiant d’irresponsables, et rappelé les principes qui font consensus depuis 2015 : plus de recherches scientifiques et un engagement accru vers le public en vue de parvenir à un consensus social reste nécessaire. Au passage, il nous a rappelé les critères essentiels d’une recherche scientifique : ouverte, transparente et soumise à l’évaluation des pairs. Tout ce que n’a pas fait Jiankui He. En France, les principales instances scientifiques et médicales (académies) ont condamné le travail de He, comme l’ont fait les instances éthiques (Comité Consultatif National d’Éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Comités d’éthique de l’Inserm et du CNRS, etc.). À l’international, seul Georges Church6, est venu soutenir He au nom d’une nécessaire prise de risque pour innover7.

À titre personnel, je regrette de plus que la technique de modification ciblée du génome, une technique puissante et utile, ait été mise en œuvre dans un contexte où elle n’est ni suffisamment éprouvée ni nécessaire. Il s’agit d’une incursion difficile à expliquer dans l’ingénierie génétique de la lignée germinale humaine qui peut gravement entacher, dans l’esprit du public, les récents progrès en édition de gènes de cellules somatiques chez des personnes adultes et chez des enfants afin de traiter une maladie existante, souvent très grave et sans remède aujourd’hui. Si les techniques s’améliorent grâce aux développements de la recherche, un jour viendra certainement où nous pourrons à juste titre nous interroger sur les maladies génétiques qui pourraient justifier d’éditer le génome d’un embryon humain. Quel principe éthique s’opposerait à la correction des mutations causales de la mucoviscidose, de la maladie de Huntington ou de l’amyotrophie spinale [4] ? Ceci démontre plus encore l’utilité de sommet comme celui de Hong Kong. J’y intervenais dans la session « gouvernance » pour rappeler les règles en France et les objectifs d’ARRIGE, l’association internationale pour une recherche et une innovation responsable que nous avons créée en mars 2018 à Paris et qui regroupe déjà des représentants de 42 pays (voir arrige.org).

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Remerciements

L’auteur remercie Bertrand Jordan pour sa lecture critique de son manuscrit.

 
Footnotes
1 Un co-récepteur du VIH (virus de l’immunodéficience humaine) nécessaire à son entrée dans les lymphocytes CD4+.
6 Professeur à Harvard et au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Cambridge (Massachusetts), est l’un des pionniers de l’édition du génome.
References
1.
Chneiweiss H.. Cloningate : la publication scientifique et le clonage thérapeutique face à la mystification du Dr Hwang . Med Sci (Paris). 2006; ; 22 : :218.–222.
2.
Novembre J, Galvani AP, Slatkin M. The geographic spread of the CCR5 Delta32 HIV-resistance allele . PLoS Biol. 2005; ; 3 : :e339..
3.
Chneiweiss H.. Sur les sentier escarpés des montagnes de bioéthique. Épisode 3: aux confins de l’eugénisme . Med Sci (Paris). 2003; ; 19 : :634.–636.
4.
Steffann J, Jouannet P, Bonnefont JP, et al. Could failure in preimplantation genetic diagnosis justify editing the human embryo genome? . Cell Stem Cell. 2018; ; 22 : :481.–482.
5.
Jordan B.. Bébés CRISPR : anatomie d’une transgression . Med Sci (Paris). 2019; ; 35 : :266.–269.