La réponse est inséparablement théorique et historique. Le genre est une catégorie
qui déploie ses significations au cours d’une Histoire, et l’apport du concept de
genre ne peut être appréhendé qu’à travers l’étude de ses usages. La circulation du
genre d’un champ disciplinaire à l’autre amène à s’interroger sur la nature ambiguë
du concept. Le genre n’est pas porteur d’une signification univoque, il est redéfini
en fonction des contextes. Le concept est à la fois critique et normatif, il définit
ce que sont les relations des sexes et ce qu’elles pourraient et devraient être.
La différenciation des sexes fut longtemps à la fois présumée et ignorée par les
sciences.
-
Présumée comme une donnée première apparemment irréductible, rendant
compte de la répartition sexuelle des rôles sociaux : en somme, aux
hommes le public, aux femmes le privé.
-
Ignorée dans la mesure où les expériences féminines étaient en quelque
sorte supposées analogues à celles des hommes, et non susceptibles de
réclamer des analyses particulières.
Illustrons-le par les recherches utilisant des animaux. Beaucoup d'expérimentations
ont été conduites uniquement chez des mâles1,,
2. La raison invoquée était que les cycles
hormonaux des femelles sont une source de variabilité des comportements. Ce n'est
pas forcément vrai : des études montrent en effet que le principal facteur de
variabilité dans les comportements des rongeurs est plutôt le nombre d'animaux
confinés dans les cages, et non pas leur sexe.
La plupart des essais cliniques humains ont été menés chez des sujets masculins. On a
même vu des recherches sur le risque de cancers gynécologiques conduites chez des
hommes ! Face à de telles dérives, la législation rend désormais obligatoire de
réaliser les essais cliniques sur des sujets des deux sexes, depuis 30 ans aux
États-Unis et depuis 15 ans en Europe [1].
Pour autant « la femme », « les femmes » sont-elles en soi un objet de recherche ?
Non sans doute. On ne saurait étudier les femmes (ou les hommes) en général, mais
des objets plus spécifiques : le corps, le travail, les rôles, les représentations
et images des femmes… D’autre part, un sexe n’existe jamais que par rapport à
l’autre et dans son rapport avec l’autre. Les recherches sur les femmes ou les
hommes portent avant tout sur leurs rapports, individuels et collectifs, réels et
symboliques. L’analyse de ces derniers dans les discours, les représentations, les
pratiques effectives, révèle leurs variations à travers le temps, les sociétés et
les cultures. Elle articule aussi rapport de sexe et rapport de classe. Ce ne sont
pas seulement des rapports de force et de conflits (même s’ils sont essentiels) mais
aussi des rapports de séduction, de consentement et d’amour, dont les formes
historiques varient également.
Dans un premier temps, le « genre » a été distingué de la notion commune de sexe pour
désigner les différences sociales entre hommes et femmes qui n’étaient pas
directement liées à la biologie. Mais si l’invocation de la nature a servi souvent à
justifier les inégalités, celle d’une construction sociale au cours de l’Histoire
contribue à rendre ces inégalités plus arbitraires. Si le biologique et le social
sont deux domaines distincts, alors l’idée que les inégalités de pouvoir entre
hommes et femmes découlent de différences anatomiques ou de la capacité des femmes à
enfanter perd de son évidence. Le genre désigne désormais la construction sociale du
sexe comme champ de recherche et grille d’analyse. Féminin et masculin relèvent
d’une hiérarchie dont les études de genre projettent d’explorer la construction.
Toutes les sociétés ont été fondées sur cette hiérarchie et la nature a été
mobilisée pour faire croire que les rôles sociaux ou les tâches dans la société
étaient dévolus « naturellement » à des individus en fonction de leur sexe. Cet
argument a longtemps masqué la réalité : la répartition des rôles relève d’une
élaboration socio–politique. C’est ce qu’a découvert Margaret Mead dès les années
1930.
Cette ethno-anthropologue américaine3 a démontré
qu’en Nouvelle Guinée la douceur, l’altruisme, la délicatesse, l’attention portée
aux enfants, la séduction étaient des valeurs partagées par les deux sexes, alors
qu’elles figuraient comme des qualités naturelles des femmes pour ses contemporains.
Elle a été la première à évoquer des « rôles sexuels » dans son ouvrage
Mœurs et sexualité en Océanie [2]. Elle constate qu’il n’existe pas une «
nature féminine » douce et soumise, que les différences entre les sexes sont
culturelles et que les rôles socio-sexuels en Occident ne sont qu’une variante parmi
une infinité de possibles.
Toutefois, la distinction entre sexe biologique et genre socioculturel, bref
l’invention du genre, est plutôt attribuée à des médecins psychologues américains
des années 1950-1960 qui ont témoigné de la divergence entre corps et identité
constatée chez certains de leurs patients. Dans ses études sur la « transsexualité
», Robert Stoller a séparé clairement le sexe biologique de son identification
psychologique [3]. Dans ses
recherches s’ancre le lexique pathologisant du « transexualisme ». Le terme
transsexualité était le terme usité pour qualifier la condition des personnes qui ne
s’identifiaient pas au sexe attribué à leur naissance. Ce qui était ainsi rassemblé,
dans le contexte maccarthyste fortement marqué par une homophobie d’État, sous la
désignation de « psychopathologies sexuelles » considérées comme troublant à la fois
l’ordre des sexes et des sexualités est davantage qualifié aujourd’hui
d’intersexuation. [15]
(→)
(→) Voir le Forum de A. Bernier et A. Leplège, m/s, n° 6-7,
juin-juillet 2018, page 595
Cette terminologie pathologisante a été abandonnée au profit du terme
d’intersexualité.
Dans les années 1960-1970, les sexologues John Money et Anke Ehrhardt insistent sur
la nécessité de différencier le sexe anatomique et physiologique du genre qui
renvoie à l’expérience contingente de soi comme homme ou femme. Pour eux, il faut
distinguer le « rôle de genre », qui désigne les comportements « publics » d’une
personne, et « l’identité de genre », qui renvoie à l’expérience privée qu’une
personne a d’elle-même [4].
Chez ces psychanalystes et ces sexologues, la distinction entre sexe et genre se
voulait principalement descriptive. Lorsque l’anatomie est ambiguë à la naissance,
la notion de genre réfute l’évidence naturelle du sexe et indique le manque de
corrélation entre les rôles sociaux et les assignations biologiques. Les études
féministes vont alors se trouver en opposition avec les travaux de Money et Stoller
sur un point décisif : le genre n’est pas seulement une question de savoir, c’est
aussi une question de pouvoir. Les médecins, loin de remettre en cause la norme de
la dualité des catégories sexuelles, poussent les individus à accéder à une supposée
normalité en se conformant aux attentes sociales. Si le genre a permis de
dénaturaliser le sexe, le discours « psy » des années 1950-1960, loin d’en dénoncer
les conventions, participe dans un premier temps à un travail médical de
normalisation, de mise en conformité des individus avec le sexe qui leur est
attribué [15].
Avec la sociologue britannique Ann Oakley, l’invention du genre rencontre
l’entreprise féministe de dénaturalisation du sexe. Pour elle, le sexe renvoie à la
distinction biologique entre mâles et femelles, tandis que le genre renvoie à la
distinction culturelle entre les rôles sociaux, les attributs et les identités
psychologiques des hommes et des femmes. Le premier est pour elle un donné invariant
tandis que le second est contingent et peut être modifié par l’action politique
[5].
Avec les luttes féministes des années 1960-1970 dans les pays anglo-saxons, on peut
ainsi identifier une deuxième acception du concept de genre : le genre n’est pas
déterminé par le sexe, il appartient à la sphère du social, du construit et du
variable. Le féminisme va non seulement poursuivre la logique de dénaturalisation du
genre, mais renverser la perspective pour substituer à l’entreprise de normalisation
une opération résolument critique. Pour le féminisme, le genre n’est pas tant ce
qu’il faut faire mais surtout ce qu’il convient de défaire : il s’agit moins de
jouer le jeu des apparences que le déjouer.
Dans Penser le genre, paru en 2001, Christine Delphy, une sociologue
française, interroge : « Quand on met en correspondance le genre et le sexe,
on compare du social à du naturel ; ou est-ce qu’on compare du social à encore
du social ? » ([6], p. 253). La notion de genre n’échappe jamais à son ambigüité
fondatrice : encore aujourd'hui, elle reste prise dans une double logique,
contradictoire, entre catégorie normative et outil critique. Autrement dit, le genre
est, de par son origine, une arme à double tranchant.
La philosophe américaine Judith Butler, professeure à l’université californienne de
Berkeley, aujourd'hui une des principales théoriciennes du genre, souligne la
dichotomie nature/culture dans Gender Trouble, paru en 1990 et
traduit en français (Trouble dans le Genre) seulement en 2005
[7]. Butler y montre
comment l’opération qui a arraché le genre à l’idée de nature a contribué à
renforcer la division mâle/femelle comme réalité naturelle. Poser que le genre est
la part sociale du sexe risque d’alimenter l’illusion qu’une fois le genre isolé du
sexe, il laisse à voir un sexe biologique vrai, purement naturel.
Thomas Laqueur renchérit dans La fabrique du sexe, parue en 1990. En
montrant que la manière dont nous percevons les organes génitaux ne s’est élaborée
que dans la modernité tardive, l’historien américain ébranle un présupposé majeur,
celui d’une base naturelle et biologique des sexes, à laquelle le genre ne pourrait
que se surajouter. Laqueur montre le passage, au XVIIIe siècle, d’un
modèle unisexe hiérarchisé à un modèle moderne à deux sexes. « L’ancien
modèle dans lequel hommes et femmes étaient rangés selon leur degré de
perfection métaphysique, leur chaleur vitale, le long d’un axe dont le
télos
4
était mâle, céda la place à la fin du XVIIIe , à un nouveau
modèle de dimorphisme radical, de divergence biologique. Une anatomie et une
physiologie de l’incommensurabilité remplacèrent une métaphysique de la
hiérarchie dans la représentation de la femme par rapport à l’homme »
[8]. Ainsi passe-t-on
d’un régime où hommes et femmes sont pensés comme de même nature à un modèle moderne
où la différence des sexes serait fondée en nature.
Avec les travaux autour de Butler et Laqueur, s’observe un changement notable dans la
conception de la dyade sexe/genre. Non seulement le genre n’est pas déterminé par le
sexe, mais le sexe lui-même n’est plus appréhendé comme une réalité naturelle. Le
genre ne désigne plus seulement les rôles individuels de sexe, mais le système qui
engendre des sexes en les distinguant. Le genre ne construit pas le sexe mais les
sexes. Le genre n’est plus pensé comme un simple fait social qui pourrait s’extraire
du sexe, mais comme fondamentalement un système de relations sociales produisant
deux sexes posés comme antagonistes et hiérarchisés. Dès lors, le genre devient,
comme pour Christine Delphy, synonyme de patriarcat et d’oppression des femmes. Il
renvoie à un rapport social de domination, dont il faut repérer les bénéficiaires et
les opprimés. Il n’est pas la part sociale de la division, il est
cette division ; il est un système de différenciation mais aussi de domination. Le
genre est d’abord un rapport de pouvoirs (hommes/hommes, hommes/femmes,
femmes/femmes). Les femmes sont un groupe social défini à partir de leur sexe
biologique et d’une construction socioculturelle du féminin,
discriminante et dévalorisante. Les analyses scientifiques ne peuvent plus ignorer
cette réalité, ni ignorer les questions du travestissement, de l’androgynie, des
pratiques transgenres, des variations intragenres, qui reposent la question des
identités. Nous retrouvons là Judith Butler, principale représentante des théories «
Queer » qui insistent sur la fluidité du genre.
Le terme anglais « queer » signifie étrange. Il était fréquemment
utilisé comme insulte à l’égard des homosexuels ou de toute personne située hors
norme de genre. Par un « retournement du stigmate », au début des années 1990, le
mouvement queer fait des minorités et des identités sexuelles le
lieu de contestation des normes dominantes. La critique queer
promeut une politique non essentialiste d’identités par définition instables.
Aujourd'hui, la critique queer a perdu de son caractère subversif et s’est
normalisée dans l’institution universitaire américaine, alors qu’elle reste
marginale en France. Les théories queer soulignent que l’identification du sexe d’un
individu n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Elle connaît une pluralité de
critères de détermination : anatomiques (pénis/vagin ; testicules/ovaires) ;
hormonale (testostérones/œstrogènes) ; génétique (chromosomes XY/XX)… Mais aucun de
ces marqueurs biologiques n’assure la définition du sexe. La combinaison des
critères d’expertise du sexe varie dans le temps et avec les sociétés. Ainsi, les
athlètes olympiques devaient produire un certificat de féminité : jusqu’en 1968,
défiler nue et montrer poitrine et vagin suffisaient. Face à certains cas ambigus,
des critères plus « scientifiques » (génétiques) ont été exigés, mais il s’est
trouvé des cas difficiles comme Maria Patino, coureuse olympique disqualifiée sur la
base du test ADN mais qui vécut toute sa vie comme femme. Depuis 2000, le Comité
olympique international (COI) n'impose plus d'examen systématique aux femmes, mais
se réserve le droit d'exiger un test en cas de « doute visuel ». C'est ainsi
qu'après avoir remporté la médaille d'or aux championnats du monde de Berlin en
2009, la coureuse sud-africaine Caster Semenya, aux traits considérés comme
masculins, a subi dix mois d'examens humiliants pour déterminer son identité
sexuelle. Les examens ont conclu qu'elle était bien une femme, mais avec une
hyperandrogénie. L’excès de sécrétion de testostérone favoriserait développement
musculaire, endurance et vitesse. Tirant les leçons de l’épisode, le COI a élaboré
en 2012 un nouveau règlement relatif à l'hyperandrogénie féminine, permettant de
vérifier le taux de testostérone d'une athlète. Le 1er mai 2019, le
tribunal arbitral du sport a débouté Caster Semenya qui souhaitait invalider le
règlement de la Fédération internationale d'athlétisme (IAAF) imposant aux femmes
hyperandrogènes de prendre des médicaments afin de faire baisser leur taux de
testostérone pour participer aux épreuves internationales sur les distances allant
du 400 m au 1 500 m. Selon cette décision reconnue comme discriminatoire par le
tribunal (!), Caster Semenya devra donc se plier au nouveau règlement et suivre un
traitement dont elle ne veut pas, si elle souhaite poursuivre la compétition.
De l'avis de nombreux experts, aucun critère unique ne permet d'établir la différence
entre les hommes et les femmes, et le critère hormonal n'est pas plus pertinent que
les précédents. D'ailleurs, le CIO se garde bien de chiffrer officiellement le taux
féminin « normal », attendant d'avoir un cas pour statuer. Selon l'endocrinologue
britannique Peter Sonksen, sur 650 olympiens, 5 % des femmes avaient un niveau «
masculin » de testostérone et 6 % des hommes un niveau « féminin ». « La
différence de taux est en effet parfois plus importante entre deux hommes
qu'entre un homme et une femme », rappelle Anaïs Bohuon, chercheuse à
Paris-Sud, auteur du livre intitulé Test de féminité dans les compétitions
sportives : une histoire classée X ? [9]. Surtout, rien ne prouve que cette hormone
soit déterminante dans la performance d'un sportif. « Mais même si
l'hyperandrogénie représentait un atout, pourquoi faudrait-il le sanctionner
? » poursuit Anaïs Bohuon. « Les athlètes de haut niveau ont
souvent, par définition, des caractéristiques naturelles hors norme ».
Retenir un critère particulier n'a aucun sens. « On ne pénalise pas Michael
Phelps parce qu'il a de très grands pieds, ou Jeannie Longo parce qu'elle a un
cœur qui bat très lentement ». Cibler la testostérone chez les femmes
est d'autant plus injuste que « certains hommes ont des taux plus élevés que
la moyenne, et ils ne sont jamais inquiétés », ajoute Anaïs Bohuon. En
fait, la raison d'être de ces tests ne serait pas vraiment d'éviter la tricherie. «
Jamais dans l'histoire des compétitions sportives un homme n'a tenté de
se faire passer pour une femme, affirme la chercheuse. Cet
acharnement sur le corps féminin traduit avant tout une volonté de conserver
l'infériorité “naturelle” de la femme par rapport à l'homme ».
Les nombreux travaux sur l’intersexualité (synonyme d’hermaphrodisme ou la situation
d’êtres humains possédant des caractéristiques de sexe indéterminées ou ne
permettant pas une identification classique en mâles ou femelles) remettent en cause
la distinction radicale des deux sexes. Le sexe représente un ensemble de données et
il n’y a pas d’élément unique permettant de considérer qu’on est soit mâle soit
femelle. La médecine va devoir définir le « vrai » sexe de 1,7 % des enfants
naissant avec des caractéristiques indéterminées. Le mouvement transgenre (personne
qui revendique une identité trans en tant que telle et non l’appartenance à une
catégorie de sexe homogène) remet en cause la bicatégorisation du genre et la
prétention à faire du sexe un indice pertinent de division du monde social. Kate
Bornstein dit dans Gender Outlaw : on Men, Women, and the Rest of
Us ([10], p.
337) : « je n’ai jamais haï mon pénis, j’ai haï le fait qu’il faisait de moi
un homme ».
Le genre, au départ, c'était la construction sociale du sexe biologique. La
différence des sexes n'est pas une donnée de nature immuable ; elle n'existe que
dans l'Histoire. Ce que c'est qu'être un homme ou une femme ne peut être abstrait du
contexte social. Le sexe est indissociable des normes sexuelles qui, par définition,
ne sont pas naturelles. Si ces normes sont susceptibles de changer, cela veut dire
qu'elles sont un enjeu politique.
La société continue en effet à reproduire une norme masculine dominante. Les livres
pour enfants, les catalogues de jouets, les jeux vidéos continuent à véhiculer des
stéréotypes souvent décalés par rapport à la réalité d'aujourd'hui : le petit garçon
est très actif, courant partout, conquérant l'espace, la petite fille, plus
volontiers à la fenêtre, regarde au dehors, figée, passive. Il y a aussi le code des
couleurs : rose et bleu… Françoise Héritier a montré comment, à partir d’une
observation de différences, s’est élaboré un système hiérarchique au détriment du
féminin, dont nombre de traces sont encore perceptibles [11]. Pourtant le système craque de partout, ne
correspond plus aux mutations en cours, aux aspirations individuelles et collectives
à la liberté, à l'épanouissement et la singularité de chacun, chacune. Le genre
enrichit la panoplie des outils à la disposition des chercheurs et est en passe de
devenir un langage privilégié de la modernité démocratique. Éric Fassin parle de «
démocratie sexuelle », soit de la dénaturalisation en marche de l’ordre des sexes et
des sexualités, au nom des principes politiques de liberté et d’égalité [12]. Les historiens du genre
proposent un découpage alternatif de la matière historique : tout phénomène ou
événement peut également être observé du point de vue des femmes et prend alors
d’autres dimensions et d’autres significations. L'histoire du genre remet en cause
la périodisation qui résulte d’une hiérarchisation des événements. Joan Kelly
conteste, par exemple, la notion et le terme de Renaissance : les femmes ne
connaissent pas de Renaissance dans la période ainsi nommée (pas plus que dans la
Nahda
5 arabe du XIXe siècle) [13]. Le genre devient dès
lors un élément structurant des disciplines. Le triptyque race/classe/genre
renouvelle les réflexions sur les inégalités socio-économiques.
Les rapports de pouvoir sont en perpétuelle capacité d’inversion, de réajustement et
sans cesse reconfigurés dans des contextes historiques multiples. Mais les
recherches sur les sociétés humaines montrent que cette asymétrie se construit
quasiment toujours au profit des hommes, avec une valorisation systématique du
masculin, exprimée par exemple par le concept de « patriarcat ». Le genre renvoie à
un rapport de domination des hommes sur les femmes et à une sanction des « déviances
» (par exemple des « hommes efféminés », des lesbiennes « butch » [« femmes
masculines »], des personnes « trans », etc.).
Les rapports de genre sont toujours imbriqués dans des rapports de pouvoir. Cette
dimension est appelée couramment « intersectionnalité », depuis l’article fondateur
de la juriste américaine Kimberlé Crenshaw, Mapping the Margins :
Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of
Color [14].
Croisant le genre avec d’autres rapports de pouvoir (classe, race, etc.), la
perspective intersectionnelle rend l’analyse du genre encore plus complexe en
s’adressant aux expériences sociales singulières. Elle s’est imposée sous l’effet de
luttes au sein du mouvement féministe : dans les années 1970, aux États-Unis, les
militantes afroaméricaines du Black Feminism ont dénoncé le
caractère exclusif de théories féministes forgées à l’aune des expériences des
femmes blanches hétérosexuelles des classes moyennes et supérieures. Elles ont mis
en exergue les rapports de pouvoir entre femmes, sous l’effet
combiné du racisme et de la domination de classe. Ces analyses critiques ont été
complétées par les Subaltern Studies à partir des années 1980 et
par les recherches poststructuralistes et queer des années
1990.
Le sexe et le genre ne sont pas des variables séparées : il y a interaction entre la
biologie et l'environnement social dès la naissance, voire avant. Il est important
que les médecins considèrent désormais les différences entre hommes et femmes non
pas comme une simple dichotomie mâle et femelle, mais comme le produit d'une
intrication entre sexe et genre. Penser la médecine à la lumière du sexe et du genre
apporte une vision plus précise des inégalités de santé et de leur origine.