| |
| Med Sci (Paris). 35(8-9): 709–711. doi: 10.1051/medsci/2019136.Les pièges de l’amélioration Chroniques génomiques Bertrand Jordan1* 1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université /EFS/CNRS; CoReBio
PACA, case 901, Parc
scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 09,
France MeSH keywords: Adulte, Sujet âgé, Systèmes CRISPR-Cas, Chine, Recherche sur l'embryon, Édition de gène, Extinction de l'expression des gènes, Amélioration génétique, Étude d'association pangénomique, Infections à VIH, VIH-1 (Virus de l'Immunodéficience Humaine de type 1), Humains, Longévité, Adulte d'âge moyen, Récepteurs CCR5, éthique, physiologie, génétique, prévention et contrôle |
La première tentative de modification génétique pratiquée chez l’homme, popularisée sous
le titre de « Bébés CRISPR », a suscité d’intenses polémiques et une condamnation
quasiment unanime [1–3] (→). Rappelons-en
les grandes lignes : son promoteur, le chinois Jiankui He, avait tenté d’introduire dans
des embryons humains la mutation dite Δ32 sur le gène CCR5, une
délétion qui inactive ce gène et qui, à l’état homozygote, confère une protection contre
l’infection par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), qui utilise la protéine de
surface CCR5 pour pénétrer dans les cellules. En fait, et pour autant que l’on puisse en
juger puisque ces travaux n’ont pas été publiés, l’une des deux jumelles nées après ces
manipulations porte une petite délétion sur chacun des chromosomes concernés, tandis que
chez l’autre un seul chromosome a été modifié1. Le
but annoncé, introduire la délétion Δ32 à l’état homozygote, n’a donc pas été atteint,
et, en l’absence de données complémentaires, on ne peut pas savoir si la résistance au
VIH a été obtenue. Tout au moins pouvait-on espérer que la manipulation n’aurait pas de
conséquence fâcheuse pour les enfants concernés…
(→) Voir les Chroniques bioéthiques de B. Jordan, m/s n° 3, mars
2019, page 266, et de H. Chneiweiss, m/s n° 3, mars 2019, page
263
|
Les inconvénients cachés de l’inactivation de CCR5En fait, il existait déjà quelques données sur les effets de la mutation Δ32, qui est
présente dans les populations européennes à une fréquence d’environ 10 % (à l’état
hétérozygote) et de l’ordre de 1 % à l’état homozygote. Les données les plus nettes
proviennent d’une équipe espagnole qui a analysé son effet sur la fréquence des
issues fatales dans les infections sévères par le virus de la grippe (influenza)
[4]. Le résultat est
impressionnant : pour les porteurs des deux allèles fonctionnels du gène
CCR5 (+/+), la fréquence de décès est de 4,7 % ; pour les
hétérozygotes Δ32/+, elle monte à 15 %, et à 33 % pour les homozygotes Δ32/Δ32 ! On
peut critiquer cette étude car le nombre de patients (171 en tout) est peu élevé, et
des biais de recrutement sont possibles ; il est clair néanmoins que l’absence de
CCR5 est un facteur d’aggravation clinique dans les infections
par le virus influenza. Ce n’est pas très étonnant dans la mesure où CCR5 est connu
pour réguler différents mécanismes de la réponse immune adaptative [4], ce qui suggère fortement que son élimination
ne restera pas impunie ! Les auteurs de l’article sur lequel porte cette chronique, publié début juin 2019 par
Nature Medicine [5], ont, eux, cherché à obtenir une évaluation globale de
l’effet de la mutation Δ32 au niveau d’une population. Ils ont eu recours pour cela
à la UK Biobank, qui regroupe les données sur environ 500 000
personnes âgées de 40 à 69 ans lors de leur recrutement [6]. Cette banque répertorie pour chaque personne
un large ensemble d’indications biologiques ainsi qu’un profil génétique établi par
microarray, et est actualisée par liaison aux dossiers
médicaux. C’est une ressource précieuse, accessible à tous les chercheurs, et qui
permet notamment d’effectuer de nombreuses études d’association (GWAS,
genome-wide association studies) sans avoir besoin de nouvelles
expériences. Dans le cas présent, les auteurs ont étudié le taux de survie par année
en distinguant les différents génotypes de CCR5 : au sein de la
banque, cette information est disponible (ainsi que l’âge) pour près de 400 000
personnes d’origine britannique, dont plus de 4 000 homozygotes Δ32/Δ32. Le résultat
est très net (Figure 1) : la
probabilité de survie des homozygotes est nettement inférieure à celle des deux
autres génotypes (+/+ et Δ32/+) qui, en revanche, ne diffèrent pas l’un de
l’autre.
 | Figure 1Probabilité de survie (en ordonnée) en fonction de l’âge,
pour les trois génotypes de CCR5 indiqués, entre 40 et 76
ans (extrait partiel et modifié de la figure 1
de [ 5]). |
En d’autres termes, la probabilité d’atteindre l’âge de 76 ans est nettement plus
faible pour les doubles mutants que pour les deux autres génotypes, ce qui (après
différentes corrections) correspond à une probabilité de décès augmentée de 21 % :
un effet non négligeable ! L’emploi des données de la UK Biobank permet aussi de poser la
question d’une autre manière, en examinant la proportion d’homozygotes Δ32/Δ32 dans
la population. Si la mutation était totalement neutre, la proportion des doubles
mutants devrait être égale au carré de la fréquence de l’allèle correspondant,
conformément à l’équilibre de Hardy-Weinberg2,.
Si, en revanche, une sélection s’exerce à l’encontre des homozygotes Δ32/Δ32, leur
fréquence sera plus faible qu’attendue. C’est effectivement le cas, mais l’analyse
est compliquée par le rôle possible de la structure de la population et du degré de
consanguinité, qui peuvent eux aussi induire une déviation par rapport à l’équilibre
de Hardy-Weinberg : les auteurs procèdent donc de manière comparative, en examinant
ces déviations pour près de 6 000 variants pour lesquels la fréquence de l’allèle
mineur est comparable à celle de la mutation Δ32. Ils montrent que la quasi-totalité
d’entre elles ne dévient pas, ou très peu, de l’équilibre. La déviation importante
observée pour CCR5 est donc réelle et correspond bien à une
sélection contre les homozygotes ; la valeur de cette déviation est cohérente avec
l’augmentation observée de la probabilité de décès [5]. Il faut souligner à cette occasion l’avancée remarquable que représente la
constitution de cette UK Biobank [6], la richesse des informations cliniques et génomiques qu’elle
renferme et son ouverture à toutes les équipes de recherche. L’excellent travail
décrit dans cette chronique [5] repose
uniquement sur une exploitation intelligente des données déjà répertoriées, sans
aucune expérience supplémentaire, mais avec bien sûr la mise au point d’outils
informatiques et de procédures statistiques adaptées à la question étudiée. Ce
puissant outil est pour le moment sans équivalent dans le monde ; seule la base de
données développée en interne par l’entreprise 23andMe peut lui
être comparée, mais celle-ci a été constituée par une entreprise privée et n’est
pas, loin s’en faut, en libre accès [7] (→) (→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 4, avril 2015,
page 447.1 |
Vulnérabilité et protection L’étude résumée ci-dessus montre que globalement la mutation Δ32 à l’état homozygote
a un effet défavorable dans la population étudiée [5, 8]. On voit là
sans doute la résultante de multiples effets qui s’additionnent ou éventuellement se
contrarient, sans qu’on puisse a priori les identifier. La résistance à l’infection
par le VIH devrait, elle, jouer un rôle positif et tendre à accroître la probabilité
de survie et la fréquence de la double mutation ; mais, comme l’indiquent les
auteurs, la faible prévalence de l’infection par ce virus dans la population
britannique (0,16 %) signifie que ce bénéfice doit être très faible, les occasions
d’infection étant heureusement rares. Compte tenu de la richesse des données
répertoriées dans la UK Biobank, on peut rechercher des
associations de phénotypes avec la version Δ32 de CCR5 : on trouve
effectivement une dizaine d’associations, majoritairement avec des caractéristiques
présentées par les réticulocytes, mais aussi avec l’ostéoporose et l’infarctus du
myocarde (supplément de [5]). Autant de pistes
qui mériteraient d’être suivies, mais dont aucune ne ressort avec un poids
statistique très supérieur aux autres. La susceptibilité aux complications de
l’infection par le virus de l’influenza, telle qu’elle est révélée par les travaux
espagnols [4], pourrait découler de certains
de ces effets et être au moins en partie responsable de l’excès de mortalité
observé. |
Le danger de l’introduction d’allèles « favorables » Les discussions sur les perspectives de modification de la lignée germinale humaine
ont repris de plus belle depuis que la mise au point du système CRISPR les a fait
passer du stade théorique à celui de la pratique, comme en témoignent les nombreuses
modifications déjà effectuées sur des embryons humains (sans réimplantation) [9] (→). La
thérapie génique germinale (correction d’un gène muté chez l’embryon) est sans réel
objet dans la majorité des cas puisque l’on peut généralement avoir recours au
diagnostic pré-implantatoire ; de manière explicite ou implicite, beaucoup des
discussions envisagent en fait une amélioration (enhancement) de
l’embryon, parfois présentée comme une mesure de prévention. C’était le cas de
Jiankui He avec cette inactivation du gène CCR5 censée
« améliorer » le sort des « Bébés CRISPR » face au VIH. Mais c’est aussi dans cette
direction que vont de nombreuses propositions – jusqu’ici non publiées, mais
évoquées lors de divers colloques – envisageant d’augmenter la masse musculaire en
inactivant le gène de la myostatine, de protéger les artères coronaires en
inactivant le gène codant la PCSK9 (proprotéine convertase subtilisine/kexine de
type 9), ou de renforcer la densité osseuse en introduisant certaines mutations dans
le gène codant la LRP5 (LDL receptor-related protein 5). En
réalité, les phénotypes correspondants sont si extrêmes que ces exemples ne sont pas
envisageables dans la pratique, mais ils illustrent une tendance assez répandue. Et
de ce point de vue, l’inactivation du gène CCR5 pouvait apparaître
comme un cas idéal, induisant un phénotype favorable (résistance à l’infection par
le VIH) sans faire courir de risques, l’absence de la protéine CCR5 étant
généralement considérée comme sans conséquence3. On voit qu’il n’en est rien : un examen plus approfondi montre que cette
mutation entraîne de sérieux inconvénients pour son porteur. C’est une leçon pour
l’avenir : avant une éventuelle introduction d’un variant dit favorable dans la
lignée germinale humaine, il faudra être certain qu’il n’entraîne pas de conséquence
négative une fois inséré dans un nouveau contexte génétique, et cette preuve
d’innocuité risque d’être bien difficile à obtenir.
(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 5,
mai 2017, page 549
|
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans
cet article. |
Footnotes |
1. Jordan
B. Bébés CRISPR :
anatomie d’une transgression . Med Sci
(Paris) . 2019; ; 35 :
:266.–9. 2. Editorial .
blind babymaker . Nat
Biotechnol . 2019; ; 37 :
:1.. 3. Chneiweiss
H. De retour de
Hong-Kong ou l’éthique à l’heure d’une génétique d’augmentation de la
personne humaine . Med Sci (Paris) .
2019; ; 35 :
:263.–5. 4. Falcon
A,
Cuevas
MT,
Rodriguez-Frandsen
A, et al.
CCR4 deficiency predisposes to fatal outcome in influenza virus
infection . J Gen Virol . 2015; ;
96 : :2074.–8. 5. Wei
X,
Nielsen
R. CCR5-Δ32 is
deleterious in the homozygous state in humans . Nat
Med . 2019. doi: doi: 10.1038/s41591-019-0459-6.. 6. Bycroft
C,
Freeman
C,
Petkova
D, et al.
The UK Biobank resource with deep phenotyping and genomic
data . Nature .
2018; ; 562 :
:203.–9. 7. Jordan
B. 23andMe ou
comment (très bien) valoriser ses clients . Med Sci
(Paris) . 2015; ; 31 :
:447.–9. 8. Luban
J. The hidden cost
of genetic resistance to HIV-1 . Nat Med .
2019. doi: doi: 10.1038/s41591-019-0481-8.. 9. Jordan
B. CRISPR sur
embryons humains : une nouvelle étape . Med Sci
(Paris) . 2017; ; 33 :
:549.–54. 10. Cyranoski
D. Russian biologist
plans more CRISPR-edited babies . Nature .
2019; ; 570 :
:145.–6. |