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Med Sci (Paris). 35(11): 905–907.
doi: 10.1051/medsci/2019177.

Les limites de l’ « oncologie de précision »
Chroniques génomiques

Bertrand Jordan1*

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS ; CoReBio PACA, case 901, Parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Oncologie médicale, Tumeurs, Médecine de précision, méthodes, thérapie

 

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Un concept très séduisant

« Oncologie de précision » : cette expression, dont l’apparition dans la littérature scientifique est assez récente [13], recouvre une approche thérapeutique qui a suscité de grands espoirs. Elle envisage l’analyse moléculaire d’une tumeur grâce au séquençage de l’ADN d’une biopsie, la détermination à partir de cette séquence de la (ou des) mutation(s) responsable(s) du caractère tumoral des cellules, et le traitement du malade par un agent spécifique ciblé sur cette anomalie. Les progrès fulgurants des techniques de séquençage d’ADN, les connaissances accrues sur les mécanismes de la tumorigenèse et sur les gènes impliqués, et enfin la mise au point de nombreux médicaments ciblant spécifiquement telle ou telle anomalie (plusieurs dizaines à ce jour) faisaient penser que cette approche pouvait révolutionner la thérapie des cancers grâce à l’adaptation du traitement au cas particulier de chaque patient. Cette perspective a suscité la mise en place d’importantes infrastructures de séquençage et le développement d’une bioinformatique spécialisée pour interpréter les résultats et aider à en déduire des recommandations thérapeutiques. Le premier essai clinique comparatif, l’essai SHIVA, publié en 2015 [4], était assez décevant et ne montrait pas d’amélioration nette par rapport au traitement conventionnel ; un nouvel essai récemment publié, l’essai ProfiLER [5], va dans le même sens et montre que le « rendement » de cette approche est plus que médiocre [6] ().

(→) Voir le Forum de M. Billaud et X. Guchet, m/s n° 6-7, août-septembre 2015, page 797

L’objectif de cette chronique est de revenir sur ces deux essais, de réfléchir sur les raisons qui expliquent ce relatif échec, et d’envisager comment ces problèmes pourraient être surmontés.

SHIVA, un essai clinique comparatif

Cet essai, mené par des équipes françaises (localisées notamment à Paris, Lyon et Marseille), était le premier essai clinique randomisé (comportant un groupe expérimental et un groupe témoin constitué par tirage au sort) visant à comparer, sur des patients atteints d’un cancer avancé en récidive ou métastatique, l’efficacité d’un traitement dirigé par l’analyse moléculaire de la tumeur par rapport à celle d’une thérapie conventionnelle [4]. Insistons bien sur le fait qu’il s’agit d’un ensemble varié de tumeurs, et que l’agent ciblé est employé sur la base de l’altération moléculaire observée quelle que soit la localisation de la tumeur, donc dans la plupart des cas Off-label, hors de son indication généralement approuvée pour un type particulier de tumeur. L’ADN extrait d’une biopsie était analysé grâce au séquençage d’un panel de 45 gènes ; en fonction des résultats, on déterminait si le patient pouvait être traité par un agent ciblé (onze agents disponibles). À ce stade, 40 % des patients présentaient une anomalie potentiellement traitable par l’un des agents choisis. Après constitution des groupes (expérimental et témoin), les patients ont été suivis durant une année. Le temps de survie sans progression (PFS, progression-free survival) s’établit à 2,3 mois en moyenne pour les malades traités selon l’analyse moléculaire, à 2,0 mois pour le groupe contrôle : la thérapie ciblée n’offre pas d’avantage dans cette population1. De plus, la fréquence d’effets toxiques paraît plus élevée dans le cas du traitement ciblé. Les auteurs concluent donc que le traitement de tels malades (cancers avancés) par des agents ciblés hors de leur indication approuvée et en fonction des anomalies repérées par l’analyse de l’ADN des tumeurs ne présente pas d’avantage pour les patients. Cette approche doit donc être déconseillée ; ils insistent aussi sur la nécessité de rechercher des biomarqueurs capables de prédire l’efficacité du traitement – recommandation qui reste d’actualité.

ProfiLER, un essai d’implémentation en routine clinique

L’essai ProfiLER, également mené par des équipes françaises (localisées à Lyon et Grenoble), s’adresse lui aussi à des patients atteints d’un cancer de stade avancé et à leur traitement en fonction des anomalies repérées par analyse génétique [5]. Il ne s’agit plus cette fois d’un essai comparatif par rapport au traitement conventionnel, mais d’une étude visant deux objectifs : d’une part répertorier les mutations présentes dans une telle population, d’autre part évaluer la fraction de patients portant des mutations ciblables (actionable) ainsi que le taux de réponse après traitement par l’agent indiqué. On s’intéressera ici uniquement au deuxième objectif qui permet d’évaluer l’efficacité de l’approche. C’est une étude de grande ampleur puisqu’elle a inclus 2 579 patients. L’analyse de l’ADN tumoral a pu être réalisée pour 1 980 malades : elle comportait le séquençage de 69 gènes ainsi que la recherche d’amplifications et de délétions par hybridation génomique comparative (CGH, comparative genomic hybridization). L’analyse bioinformatique et la discussion des résultats au cours de réunions interdisciplinaires (MTB, molecular tumour board) a montré que 1 032 des tumeurs portaient au moins une mutation ciblable. Pour 699 de ces patients un traitement par un agent ciblé a pu être défini. Mais seuls 163 malades ont été effectivement traités (les raisons seront discutées plus loin). Finalement, 23 réponses (partielles, c’est-à-dire une diminution plus ou moins sensible de la masse tumorale) ont été observées, soit 14 % des patients traités mais seulement 0,9 % de l’effectif total et 1,2 % de ceux dont l’ADN a été effectivement analysé. Le bilan est donc très maigre compte tenu de tous les efforts qui ont été nécessaires pour réaliser ces séquences, les analyser et définir dans chaque cas le traitement ciblé. Bref, comme l’indiquent les auteurs dans leur conclusion, « cette approche ne peut pas être recommandée dans la pratique clinique »2. Notons que les délais sont importants : il s’écoule en moyenne plus d’un an entre le diagnostic et l’inclusion dans l’étude, et près de trois mois (86 jours en moyenne) entre l’inclusion et l’analyse des résultats en réunion interdisciplinaire. Le délai supplémentaire avant le début du traitement n’est pas indiqué, il est probablement très variable.

Bilan et perspectives

Comme le souligne un éditorial paru dans le même numéro de la revue Annals of Oncology [7], ces résultats décevants rejoignent ceux obtenus dans d’autres études portant au total sur plus de 13 000 patients : en moyenne, sur 1 000 malades dont l’ADN tumoral est séquencé, environ 400 présentent une mutation ciblable, 120 sont effectivement traités, et 8 à 30 seulement en bénéficient. L’analyse du déroulement de ces études montre, parmi les causes de ce faible rendement, l’importance du délai d’obtention des données moléculaires : près de trois mois pour l’article rapporté [5]. S’agissant de patients atteints d’un cancer avancé et évolutif, ils peuvent au bout de ce délai ne plus être en état de supporter le traitement, ou même être décédés. Parfois aussi, l’agent déduit des analyses moléculaires peut ne pas être disponible. Ces deux causes sont les principales responsables de l’important déficit entre le nombre de patients potentiellement concernés et ceux qui sont effectivement traités. Le faible taux de réponse observé pour ces derniers est à relier à l’hétérogénéité des tumeurs [8] (), dont une conséquence est que le traitement ciblé n’agit que sur une partie des cellules tumorales, et aussi au manque d’efficacité intrinsèque des traitements ciblés qui, même dans les essais cliniques les plus concluants portant sur des patients sélectionnés sont loin de provoquer une réponse chez tous les patients. Notons à cet égard que la réalité du ciblage de médicaments anticancéreux en cours de développement est fortement mise en doute par des expériences toutes récentes [9]3 ; on peut se demander si cela ne s’applique pas aussi à certains agents ciblés déjà homologués…

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 12, décembre 2014, page 1184

Les progrès encore rapides des techniques de séquençage et l’apparition de nouveaux médicaments ciblés constituent des facteurs positifs pour l’avenir de cette approche d’oncologie de précision. On peut se proposer d’améliorer le bilan de futurs essais en procédant à une étude moléculaire plus approfondie des tumeurs grâce à des jeux de gènes plus étendus, comme le panel de 324 gènes (le test Foundation One de l’entreprise Foundation Medicine, maintenant absorbée par le géant Roche) prévu pour l’essai ProfiLER 02 (NCT03163732 dans la base de données clinicaltrials.gov). On doit aussi pouvoir raccourcir le délai d’analyse (de manière réaliste, à moins d’un mois), et organiser la disponibilité d’un plus grand nombre d’agents ciblés. Point très important, l’analyse de l’ADN circulant doit permettre de mieux appréhender l’hétérogénéité des tumeurs et de définir le traitement en conséquence [10, 11] ().

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 1, janvier 2014, page 107

On pourra ainsi adapter les traitements ciblés à la nature réelle de la tumeur (et non seulement au clone cellulaire majoritaire en son sein) et à son évolution au cours de la maladie. Mais, compte tenu des résultats décevants maintenant démontrés dans plusieurs essais successifs, on ne peut à ce stade envisager ces différentes mesures que dans le cadre d’essais et non d’une mise en pratique clinique de routine, comme le soulignent les auteurs de l’étude décrite [5] et, plus nettement encore, l’éditorial qui accompagne cette publication [7]. L’oncologie de précision dans laquelle on a placé beaucoup d’espoirs reste aujourd’hui un work in progress…

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 La durée de suivi est insuffisante pour évaluer la survie globale (OS, overall survival).
2 This approach cannot be recommended in routine practice
3 Dans cet article, les auteurs montrent que plusieurs médicaments en cours de développement ou d’essais cliniques inhibent des lignées cellulaires dans lesquelles le gène de leur cible supposée a été inactivé : ils n’agissent donc pas sur leur cible prévue mais via un autre mécanisme à élucider.
References
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