Logo of MSmédecine/sciences : m/s
Med Sci (Paris). 36(3): 212–215.
doi: 10.1051/medsci/2020034.

Cocaïne en « dents de scie »
ModeĢliser une consommation pathologique de drogue chez le rat

Florence Allain1* and Anne-Noël Samaha1**

1Département de pharmacologie et de physiologie, Groupe de recherche sur le système nerveux central, Faculté de médecine, Université de Montréal, Montréal, QC, H3C 3J7, Canada
Corresponding author.

MeSH keywords: Administration par voie orale, Animaux, Comportement toxicomaniaque, Comportement animal, Cocaïne, Troubles liés à la cocaïne, Infographie, Modèles animaux de maladie humaine, Humains, Rats, anatomopathologie, psychologie, administration et posologie

 

Consommer une drogue ne signifie pas nécessairement être toxicomane et même avec un usage répété, la consommation de drogue peut rester récréative et contrôlée. À l’inverse, quand un individu perd le contrôle de sa consommation, cette dernière est qualifiée de pathologique, et un trouble d’utilisation de substance peut alors être diagnostiqué (nous parlerons de toxicomanie ou d’addiction). Dissocier une consommation récréative de drogue d’une consommation pathologique est primordial pour comprendre comment la toxicomanie se développe, et ainsi mieux la traiter. Pour faire cette dissociation, les signes symptomatiques d’une consommation compulsive et pathologique de drogue sont répertoriés dans le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) de l’Association américaine psychiatrique [1]. Ces signes incluent une motivation excessive à obtenir et consommer la drogue, consommer en dépit des conséquences négatives, une vulnérabilité à la rechute après abstinence, et autres. Pour modéliser la toxicomanie en laboratoire, ces mêmes signes sont recherchés chez des animaux à qui l’on permet de consommer volontairement de la drogue [2].

En dépit de plusieurs années de recherche, l’addiction à la cocaïne est, encore aujourd’hui, un trouble pour lequel il n’existe aucun traitement pharmacologique approuvé. Ceci peut être dû au fait que les modèles animaux sur lesquels les cibles thérapeutiques sont identifiées et les traitements testés ne représentent pas toujours une consommation pathologique de cocaïne cliniquement pertinente. Afin d’augmenter la valeur translationnelle des modèles animaux à la condition clinique, il est important d’observer chez eux les comportements symptomatiques d’une consommation pathologique de cocaïne telle que mesurée chez l’être humain. Dans cette Nouvelle, nous décrivons certains modèles animaux utilisés pour étudier l’addiction à la cocaïne, et tout spécifiquement des modèles qui s’inspirent des schémas de consommation de cette drogue qui sont observées chez l’être humain.

 
Consommation pathologique de cocaïne chez l’être humain
Plusieurs facteurs peuvent accélérer ou retarder le développement d’une addiction à la cocaïne. Les facteurs les plus étudiés incluent des variables individuelles (génétique, biologie) et environnementales. Cependant, au-delà de ces facteurs, la voie d’administration de cette drogue peut aussi être décisive. La cocaïne peut en effet être consommée de diverses façons. Elle peut être mâchée, insufflée, fumée ou encore injectée. Selon la voie d’administration privilégiée par les consommateurs, la pharmacocinétique de la drogue varie. Elle réfère aux taux de cocaïne qui circulent dans le sang et dans les organes cibles (dont le cerveau) en fonction du temps. Par exemple, selon la voie utilisée, le temps d’arrivée de la drogue au cerveau varie. L’inhalation et l’injection par voie intraveineuse sont les deux voies de consommation les plus rapides : elles transmettent la cocaïne au cerveau en quelques secondes. L’effet de la cocaïne est donc très rapide, intense et bref avec ces méthodes d’administration. La consommation de cocaïne par ces voies dites rapides est associée à un plus grand risque d’addiction, en comparaison avec l’utilisation des voies orale ou intranasale, dites plus lentes [3]. Avec le développement de la toxicomanie, il a été remarqué que les consommateurs passaient d’une voie plus lente d’administration de la cocaïne à une voie plus rapide [3]. Au-delà de la vitesse d’arrivée au cerveau, la voie et le schéma de consommation déterminent aussi la fréquence à laquelle les concentrations de drogue fluctuent dans l’organisme. Ainsi, avec les années d’expérience de consommation, il semblerait qu’un schéma typique de consommation se dessine, avec des périodes de consommations intenses espacées de pauses [4]. Cette consommation intermittente de cocaïne favoriserait la formation de pics rapides de drogue au cerveau, en « dents de scie », caractéristiques d’une consommation expérimentée et pathologique de drogue [4]. Or, jusqu’à tout récemment, les modèles animaux de consommation de cocaïne ne reflétaient pas cette intermittence, favorisant plutôt une consommation continue qui produit des taux élevés et soutenus de la drogue dans le cerveau. Nous verrons que chez le rat, ces différents profils cinétiques (intermittent versus continu) déterminent le risque de développer des comportements de consommation caractéristiques de la toxicomanie.
De l’humain au rat et vice versa
Consommer une drogue est un acte volontaire. Cela peut se modéliser, chez le rat, par l’auto-administration de drogue par voie intraveineuse [5]. Dans ce type d’expériences, des rats sont implantés avec un cathéter dans la veine jugulaire [6] et, après récupération de la chirurgie, ils sont placés dans des cages opérantes où leur cathéter est relié à une seringue remplie de drogue. Lorsque le rat émet une réponse opérante (comme appuyer sur un levier), il peut recevoir une injection de drogue par voie intraveineuse. Dans ce contexte, les rats mais aussi d’autres animaux de laboratoire consomment volontairement presque toutes les drogues consommées par l’être humain, dont la cocaïne.

Pour modéliser les voies rapides et plus lentes d’administration de cocaïne, il est possible d’ajuster la vitesse d’injection de drogue par voie intraveineuse durant la session d’auto-administration. Pour modéliser les voies rapides (intraveineuse et fumée), les rats s’auto-administrent des injections infusées en seulement 5 secondes (rats 5s). Pour les voies plus lentes (orale et intranasale), les rats s’auto-administrent des injections infusées en 90 secondes ou plus (rats 90s). La dose de cocaïne pour une injection infusée aux deux vitesses est la même, seule la durée de l’injection est modifiée.

Pour modéliser la consommation intermittente de cocaïne en « dents de scie » qui est observée chez les cocaïnomanes les plus expérimentés [4], le levier est rétractable. Il est présenté aux rats pendant de courtes périodes (5 à 6 minutes) séparées par des pauses plus longues (25 à 26 minutes). Grâce à cette stratégie, les rats consomment la drogue par intermittence, ce qui mène à la formation de pics de drogue dans le cerveau (Figure 1) [711]. La manipulation de ces deux variables pharmacocinétiques de la cocaïne (vitesse d’administration de la cocaïne et fréquence d’administration - pics de drogue dans le cerveau) est critique pour modéliser chez le rat une consommation pathologique de drogue cliniquement pertinente [12], dans le but d’augmenter la valeur translationnelle des modèles animaux à la condition clinique.

Des pics rapides de cocaïne dans le cerveau chez le rat augmentent le potentiel addictif de la drogue
Selon un schéma d’auto-administration intermittente de cocaïne, bien que les rats 5s et 90s consomment la même quantité de drogue dans le temps, les rats 5s développent une motivation excessive pour la drogue et sont également plus vulnérables à la rechute après abstinence, comparativement aux rats 90s [8, 13]. Ces résultats montrent que des pics rapides de drogue dans le cerveau sont très à risque pour le développement de la toxicomanie. L’idée de forcer une consommation intermittente de cocaïne chez le rat reste nouvelle et est fondée sur l’observation que chez les usagers de cocaïne, la consommation est intermittente [4, 11]. Cependant, depuis maintenant plus de deux décennies, le modèle qui prédomine dans la littérature est un modèle qui permet un accès continu à la drogue pendant plusieurs heures (6 heures ou plus) par jour [14]. Lors d’un accès continu à la cocaïne, les niveaux de drogue dans le cerveau restent élevés pendant toute la session d’auto-administration de drogue [7, 11], ce qui ne reflète vraisemblablement pas la réalité clinique [4]. Par ailleurs, des rats avec un accès continu à la cocaïne consomment beaucoup plus de drogue que des rats qui ont un accès intermittent à la drogue (jusqu’à 8 fois plus), mais les comportements symptomatiques d’un trouble d’usage de la cocaïne sont d’autant plus présents chez les rats intermittents [2, 7, 11, 15-18] (Figure 2). Cela suggère qu’une consommation intermittente de cocaïne est particulièrement efficace pour induire des signes comportementaux pertinents pour l’addiction. Quand l’accès à la cocaïne est continu, les rats doivent consommer la drogue plusieurs heures par jour (6 heures ou plus) pour démontrer les signes caractéristiques de toxicomanie décrits plus haut, alors que si l’accès à la drogue est intermittent, 2 heures par jour suffisent [9, 14]. Il semble même que seuls trois jours d’exposition à un protocole d’auto-administration intermittente de cocaïne suffisent à instaurer des changements neurobiologiques pertinents pour la toxicomanie [21].

Ces données sont novatrices puisqu’elles remettent en cause l’idée que consommer beaucoup de cocaïne est nécessaire au développement de la toxicomanie. En effet, ceci n’est pas toujours le cas et le schéma de consommation de drogue (formation de pics rapides de drogue dans le cerveau, en « dents de scie ») peut s’avérer plus critique que la quantité consommée dans la transition vers la toxicomanie.

Ainsi, contrer ces pics de cocaïne dans le cerveau pourrait être une stratégie intéressante tant pour prévenir le développement de la toxicomanie (en utilisant par exemple une voie d’administration de la drogue plus lente) que pour la traiter (en évaluant par exemple l’efficacité de traitements de substitution pour l’addiction à la cocaïne) [22, 23].

Conclusion

Générer une consommation pathologique de drogue cliniquement pertinente chez le rat (en les exposant, par exemple, à des pics de cocaïne au cerveau) est la première étape en recherche fondamentale sur la toxicomanie. La deuxième étape sera d’inverser ces comportements symptomatiques d’une consommation pathologique de drogue dans ces modèles animaux. La toxicomanie est un trouble complexe et uniquement humain. Cependant, certains comportements de consommation représentatifs de ce trouble peuvent être mesurés chez l’animal de laboratoire. Les modèles animaux fondés sur des caractéristiques de consommation fidèles à ce qui est observé chez l’être humain pourraient accélérer la découverte de traitements pharmacologiques pour le trouble d’utilisation de la cocaïne.

Liens d’intérêt

Les auteures déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
1.
APA . DSM-V. Diagnostic and statistical manual of mental disorders . Washington: : American Psychiatric Association; 2013.
2.
Kawa AB, Allain F, Robinson TE, Samaha AN. The transition to cocaine addiction: the importance of pharmacokinetics for preclinical models . Psychopharmacology (Berl). 2019; ; 236 :
3.
Hatsukami DK, Fischman MW. Crack cocaine and cocaine hydrochloride. Are the differences myth or reality? . JAMA. 1996; ; 276 : :1580.–1588.
4.
Beveridge TJR, Wray P, Brewer A, et al. Analyzing human cocaine use patterns to inform animal addiction model development . Palm Springs, CA : College on Problems of Drug Dependence Annual Meeting, 2012 (abstracts)..
5.
Weeks JR. Experimental morphine addiction: method for automatic intravenous injections in unrestrained rats . Science. 1962; ; 138 : :143.–144.
6.
Samaha AN, Minogianis EA, Nachar W. Cues paired with either rapid or slower self-administered cocaine injections acquire similar conditioned rewarding properties . PLoS One. 2011; ; 6 : :e26481..
7.
Allain F, Bouayad-Gervais K, Samaha AN. High and escalating levels of cocaine intake are dissociable from subsequent incentive motivation for the drug in rats . Psychopharmacology (Berl). 2018; ; 235 : :317.–328.
8.
Allain F, Roberts DC, Levesque D, Samaha AN. Intermittent intake of rapid cocaine injections promotes robust psychomotor sensitization, increased incentive motivation for the drug and mGlu2/3 receptor dysregulation . Neuropharmacology. 2017; ; 117 : :227.–237.
9.
Allain F, Samaha AN. Revisiting long-access versus short-access cocaine self-administration in rats: intermittent intake promotes addiction symptoms independent of session length . Addict Biol. 2018; ; 24 : :641.–651.
10.
Zimmer BA, Dobrin CV, Roberts DC. Brain-cocaine concentrations determine the dose self-administered by rats on a novel behaviorally dependent dosing schedule . Neuropsychopharmacology. 2011; ; 36 : :2741.–2749.
11.
Zimmer BA, Oleson EB, Roberts DC. The motivation to self-administer is increased after a history of spiking brain levels of cocaine . Neuropsychopharmacology. 2012; ; 37 : :1901.–1910.
12.
Allain F, Minogianis EA, Roberts DC, Samaha AN. How fast and how often: The pharmacokinetics of drug use are decisive in addiction . Neurosci Biobehav Rev. 2015; ; 56 : :166.–179.
13.
Gueye AB, Allain F, Samaha AN. Intermittent intake of rapid cocaine injections promotes the risk of relapse and increases mesocorticolimbic BDNF levels during abstinence . Neuropsychopharmacology. 2019; ; 44 : :1027.–1035.
14.
Ahmed SH, Koob GF. Transition from moderate to excessive drug intake: change in hedonic set point . Science. 1998; ; 282 : :298.–300.
15.
James MH, Stopper CM, Zimmer BA, et al. Increased number and activity of a lateral subpopulation of hypothalamic orexin/hypocretin neurons underlies the expression of an addicted state in rats . Biol Psychiatry. 2019; ; 85 : :925.–935.
16.
Kawa AB, Bentzley BS, Robinson TE. Less is more: prolonged intermittent access cocaine self-administration produces incentive-sensitization and addiction-like behavior . Psychopharmacology (Berl). 2016; ; 233 : :3587.–3602.
17.
Kawa AB, Valenta AC, Kennedy RT, Robinson TE. Incentive and dopamine sensitization produced by intermittent but not long access cocaine self-administration . Eur J Neurosci. 2019; ; 50 : :2663.–2682.
18.
Kawa AB, Robinson TE. Sex differences in incentive-sensitization produced by intermittent access cocaine self-administration . Psychopharmacology (Berl). 2019; ; 236 : :625.–639.
19.
Pan HT, Menacherry S, Justice JB, Jr.. Differences in the pharmacokinetics of cocaine in naive and cocaine-experienced rats . J Neurochem. 1991; ; 56 : :1299.–1306.
20.
Richardson NR, Roberts DC. Progressive ratio schedules in drug self-administration studies in rats: a method to evaluate reinforcing efficacy . J Neurosci Methods. 1996; ; 66 : :1.–11.
21.
Calipari ES, Siciliano CA, Zimmer BA, Jones SR. Brief intermittent cocaine self-administration and abstinence sensitizes cocaine effects on the dopamine transporter and increases drug seeking . Neuropsychopharmacology. 2015; ; 40 : :728.–735.
22.
Chiodo KA, Lack CM, Roberts DC. Cocaine self-administration reinforced on a progressive ratio schedule decreases with continuous D-amphetamine treatment in rats . Psychopharmacology (Berl). 2008; ; 200 : :465.–473.
23.
Chiodo KA, Roberts DC. Decreased reinforcing effects of cocaine following 2 weeks of continuous D-amphetamine treatment in rats . Psychopharmacology (Berl). 2009; ; 206 : :447.–456.