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| Med Sci (Paris). 36(3): 264–270. doi: 10.1051/medsci/2020021.George Lucas : Prophète du transhumanisme
? Bettina Couderc1,2* 1Institut Claudius Regaud - Institut universitaire du cancer
de Toulouse (IUCT), Oncopole, Université de Toulouse,
31000Toulouse,
France 2Inserm UMR1027, Département d’épidémiologie et de santé
publique, Faculté de médecine, 37 allées Jules Guesde, 31000Toulouse Cedex 9,
France |
Il y a 42 ans, en 1977, j’assistais au premier épisode d’un film qui allait devenir culte
: la Guerre des étoiles de George Lucas. Aujourd’hui, en 2019, nous en
sommes au 9e épisode, réalisé par Jeffrey J. Abrams. Il n’a pas pris une
ride. Ce film de science-fiction montre le combat entre le bien et le mal, avec
certaines notes religieuses ou philosophiques, et la recherche d’une unité dans le bien
pour le bonheur de tous. On y retrouve donc des valeurs éthiques (la recherche du bien
pour le plus grand nombre). Il permet également de s’interroger sur ce qu’est l’homme à
l’aube de sa transformation (transhumanisme) et quelle sera sa nature dans les prochains
siècles. En utilisant les réseaux sociaux, j’ai demandé à « mes amis » s’ils pensaient que Dark
Vador, personnage central de l’épopée (un cyborg, ou cybernetic
organism) était « une personne humaine ». Il n’était pas question de faire
un discours philosophique sur « qu’est-ce que l’homme ? » mais d’aborder la notion de «
personne humaine » de façon simple. Une discussion s’est engagée. Dark Vador est à
l’origine un humain qui a été détruit physiquement (son corps) et psychiquement (sa
conscience) avant d’être reconstruit et augmenté. Il a donc un esprit
(une conscience du bien et du mal), il est libre (volonté de choisir telle ou telle
action), il pense et communique (langage, abstraction), il a des relations
interpersonnelles et possède un corps. Quatre-vingt-quinze pour cent des sondés
pensaient donc que c’est bien une personne humaine. J’ai alors demandé si D2-R2 et
Z-6PO, les gentils robots de la série, étaient des personnes humaines : 100 % de
réponses négatives m’ont été retournées. J’ai enfin demandé si maître Yoda et Chewbacca
étaient également des personnes humaines et, là aussi, 100 % de réponses négatives. Et
pourtant… Maître Yoda, comme Chewbacca, ont un esprit (une conscience du bien et du
mal), ils pensent et ils communiquent (langage), ils sont capables d’abstraction et ont
une conscience de la vie après la mort. Dans la saga, George Lucas se permet même de les
faire interagir avec les humains après leur mort, suggérant qu’ils aient une « âme »
immortelle (Maître Yoda). Ce qui gênerait pour les qualifier de personnes humaines
serait l’aspect particulier (différent) de leurs corps (et bien sûr, l’impossibilité
probable d’avoir une descendance avec des humains plus « standards »). George Lucas
n’aurait-il pas eu la préscience d’humains issus du transhumanisme ? Dark Vador est issu
d’une fécondation sans père et est largement reconstruit et augmenté, Chewbacca pourrait
très bien provenir d’une expérience de chimèrisme, et Maître Yoda et tous ses camarades,
d’édition du génome utilisant le « gene drive » mal maîtrisé. Ce sont
ces possibilités que nous allons explorer dans ce forum. |
Notre premier exemple de transhumanisme est le personnage central de « la guerre des
étoiles » : Anakim Skywalker qui deviendra par la suite Dark Vador. Dans l’épisode I, il est dit qu’il est né d’une mère mais qu’il n’a pas de père. Il
aurait été conçu par « la Force ». Certains y verront une analogie
avec le Christ, mais je ne m’aventurerai pas dans cette voie. Donc, Anakim n’a pas
de père. Comment a-t-il été conçu ? Est-ce qu’une telle genèse de personne humaine
est possible à plus ou moins court terme ? Il semblerait que oui. En 2012, Shinya Yamanaka recevait le prix Nobel de physiologie ou médecine, avec John
B. Gurdon1, pour ses travaux sur la
reprogrammation de cellules adultes. Il avait montré qu’en modifiant génétiquement
des cellules de peau de souris adultes (des fibroblastes) [1, 2], puis de cellules humaines [3], avec un vecteur viral codant 4 facteurs
(Oct3/4, Sox2, Klf4, c-Myc), il était possible de les rendre pluripotentes. Pour
rappel, une cellule pluripotente est une cellule capable de se différencier en
n’importe quelle cellule du corps humain ; la cellule pluripotente la plus connue
est la cellule souche embryonnaire (ou cellule ES) [4]. Depuis les travaux de Yamanaka, l’ensemble
de la communauté scientifique s’est attaché à perfectionner la méthode de
déprogrammation des cellules adultes et leur re-différenciation en cellules de
différents organes [5]. Les
applications princeps de ses recherches sont la création de modèles d’étude du
développement embryonnaire ou des différents organes humains [6], la genèse de modèles des principales
pathologies humaines, et la thérapie cellulaire. Un autre axe de recherche concerne la genèse, à partir de cellules pluripotentes
reprogrammées, de gamètes afin de proposer des fécondations in
vitro à des couples souffrant d’infertilité (cette dernière ayant pu
pour un membre du couple être due à une chimiothérapie). Il a en effet été montré
qu’il est possible de générer des ovocytes ou des spermatozoïdes à partir de
fibroblastes murins [7]. Le
groupe de Ryuhei Hayashi, Department of Anatomy and Cell Biology,
Kyoto University, au Japon, a fait la démonstration de la
faisabilité de la conversion de fibroblastes murins en cellules souches
pluripotentes induites (ou iPS) puis de la conversion de ces iPS en cellules
progénitrices germinales, puis en gamètes [8]. À partir d’une souris de genre masculin, il est même
possible de générer à la fois des ovocytes (porteur du chromosome X) et des
spermatozoïdes (porteur du chromosome X ou Y) [9]. Une fécondation entre des gamètes (ovocyte
et spermatozoïde) tous deux issus d’un individu mâle est donc possible. Cela a été
montré chez la souris [10]…
On peut donc imaginer que ce qui a été décrit, il y a 42 ans, par George Lucas, soit
la génération d’une personne à partir d’un individu unique, est effectivement
envisageable. Nous parlons ici d’une génération d’un individu par fécondation avec
des gamètes. Bien entendu, le clonage (génération d’un individu à partir d’un noyau
prélevé sur une cellule adulte et inséré dans un ovocyte énucléé) ou la
complémentation tétraploïde sont également envisageables [11]. L’individu obtenu par fécondation à partir
de gamètes d’un individu unique, ou de deux hommes distincts, ou par clonage, serait
bien sûr une personne humaine. Le fait d’appartenir à l’espèce humaine ne dépend pas
de la façon dont la conception a été réalisée (clonage ou auto-fécondation). En
2020, il n’a pas encore été possible, à ma connaissance, de générer des gamètes
humains pouvant donner une fécondation à partir d’un individu unique. Ceci est dû,
entre autres, qu’à la différence des gamètes murins, les gamètes humains obtenus à
partir d’iPS gardent une empreinte épigénétique identique à celle de la cellule
adulte ayant permis l’obtention de l’iPS. Toutefois de très nombreuses équipes de
recherche travaillent sur ce sujet [12]. |
Homme augmenté dans son corps Anakim subira une première blessure dans l’épisode numéro II de la saga et on lui
greffera un nouvel avant-bras. On parle donc ici d’un homme soigné. Il livrera
ensuite une bataille impressionnante à la fin de l’épisode III où il tombera dans un
volcan en irruption et sera sauvé de la mort in extremis. Il sera
reconstruit à plus de 80 % (tout le bas du corps à partir de la taille, un bras et
la moitié de la tête). Il ne respirera que grâce à son casque et deviendra alors le
célèbre Dark vador (Figure 1).
Peut-on ici parler d’homme augmenté ? de transhumanisme ? oui et non. La
reconstruction n’est pas une augmentation. Elle s’apparente à un soin. Le fait
d’utiliser une canne pour se déplacer, des lentilles de contact pour voir, des
prothèses auditives ou un cœur artificiel n’est pas une augmentation de l’homme. Ce
sont des soins. De très nombreuses personnes portent des prothèses plus ou moins
élaborées pour pallier un déficit moteur2,. On
parle de personnes cyborg lorsque la prothèse est reliée non
seulement aux nerfs et aux muscles du patient, mais qu’elle peut également être
commandées par sa pensée3 [13]. Les patients greffés parlent de
leurs prothèses comme d’un élément de leur corps, et elles sont vraiment, pour eux,
partie intégrante de leur corps.
 | Figure 1. Dark Vador. Homme augmenté (© Render by Jonathan Rey). |
On parle d’augmentation lorsque les prothèses donnent un avantage par rapport aux
autres êtres humains. Dans un avenir proche, nous pourrons disposer de lentilles de
contact permettant de voir plus loin que la vision classique humaine, de voir la
nuit, de zoomer sur un objet, de lire ses mails sans ordinateur, etc. Des prothèses
auditives permettront également d’avoir une ouïe plus fine que nos congénères. Il
s’agira alors d’une augmentation. Les plus anciens lisant cet article se
rappelleront sûrement de « Super Jaimie » et de « L’homme
qui valait 3 milliards »4,. Les
personnages de ces séries, comme dans la Guerre des étoiles, sont
reconstruits, suite à un accident, et augmentés. Ils disposent également de membres
artificiels greffés qui possèdent plus de force que des membres classiques (on court
plus vite et on soulève des poids plus importants). De telles augmentations sont
possibles de nos jours. L’industrie de l’armement promeut des exosquelettes capables
d’augmenter la force de ses soldats, de les protéger tout en analysant en temps réel
leur condition physique5. Et, curieusement,
lorsqu’on examine les photos mises à disposition par les fabricants, nous retrouvons
les soldats de l’empire de la Guerre des étoiles (Figure 2 A, B).
 | Figure 2. Personnages de la « Guerre des étoiles » (A) ou soldats de l’armée
(B). |
Toutes ces augmentations physiques ne modifient pas la condition des personnes. Les
prothèses font partie de leur corps, elles sont leurs corps. L’être humain est
certes augmenté mais il n’est pas transformé. Il est difficile d’utiliser le terme
de transhumanisme ici et la nature de l’homme n’est pas modifiée. |
Homme augmenté (modifié) dans sa conscience Dans l’épisode III, en parallèle de sa transformation physique, Anakim voit sa
conscience se modifier sous l’influence d’une personne extérieure, l’Empereur. On
dit, tout au long de la série, qu’il choisit « le côté obscur de la
force ». George Lucas a repris ici le mythe de Faust où un homme «
vend son âme au diable » afin d’obtenir quelque chose. On
assiste à une modification de la personnalité d’Anakim. Il n’arrive progressivement
plus à discerner le bien du mal et sera asservi à une force extérieure. Est-ce
toujours une personne humaine puisqu’il n’a plus de conscience, que sa volonté est
altérée, et qu’il est donc privé de liberté de choix. Assurément oui, car de
naissance (et de fondement), il en a la capacité. Mais est-il possible, de nos jours, de prendre le contrôle de la conscience d’un
tiers ? de modifier son comportement ? de le rendre incapable de discerner le bien
du mal, et de le priver de sa capacité à choisir librement entre deux actions (ce
qui est le propre de l’homme [14]) ? Oui. De tous temps, des substances chimiques ont été capables de
modifier le comportement humain (alcool à petite échelle, puis drogues plus ou moins
naturelles)[15]. De nos
jours, le développement rapide des neurosciences a non seulement permis une
cartographie précise du cerveau et une identification des zones impliquées dans la
mémorisation, la prise de décision, le sens moral
[16] mais également le moyen de modifier le
comportement d’un individu [17]. Le balbutiement de ces travaux est expliqué dans l’excellent livre
de Antonio R. Damasio [18].
Il raconte le cas de cet ouvrier anglais qui, suite à un accident de mine, a subi
une lésion importante de son cerveau. Il s’en suivit qu’il avait perdu tout sens
moral. A.R. Damasio poursuit par des études d’imagerie du cerveau où les chercheurs
ont cartographié les zones du cerveau activées lorsque nous prenons des décisions
d’ordre moral. Elizabeth A. Phelps et son groupe ont travaillé sur les modifications
du cerveau. Ils ont généré des impulsions électriques, soit grâce à des dispositifs
externes, soit via des puces implantées sur des volontaires. Ils
ont rapporté être capables de modifier le comportement et surtout le jugement des
volontaires. Ils sont capables de rendre quelqu’un de phobique, normal, quelqu’un de
timoré, sûr de lui ; et surtout ils sont capables de changer la perception d’un
évènement par un individu. Ce dernier peut devenir exempt de tout sens moral, sans
aucune empathie et incapable d’analyser un évènement du point de vue moral [17]. Est-ce qu’une personne privée de sens moral par un tiers et incapable de discerner le
bien du mal est toujours une personne humaine ? Vaste débat qui est pris
actuellement à bras le corps par les juristes nord-américains qui proclament que
quelqu’un dénué de sens moral est irresponsable de ses actes. Ces juristes
voudraient dépénaliser les crimes de personnes souffrant d’altération du
cerveau. Peut-on parler de transhumanisme si on génère des personnes sous influence par des
manipulations cérébrales plus ou moins consenties ? Difficile à dire. Comme les
augmentations dans le corps, les modifications cérébrales peuvent être transitoires.
L’essence même de l’homme n’est alors pas modifiée. |
Quittons Anakim/Dark Vador pour nous intéresser désormais à Chewbacca6,. Est-ce une personne ? Est-il humain ? Si on
s’arrête à son aspect physique et à sa manière de communiquer, que seul Hans
Solo7 est capable de décrypter, la question
est légitime (Figure 3).
Pourtant il a une conscience, il communique, etc. Peut-on dire que George Lucas a
pensé à un descendant des chimères, actuellement à l’étude de nos jours ?
 | Figure 3. Chewbacca. Homme chimère. |
La pénurie d’organes qu’il est possible de greffer de nos jours fait que les
recherches se développent non seulement sur la génération d’organes à partir de
cellules pluripotentes différenciées greffées sur des échafaudages (ou
scaffolds) biocompatibles et biodégradables [19, 20], mais également sur des organes humanisés
obtenus à partir d’animaux chimères [5,21,22]. Les animaux chimères sont obtenus par la fécondation in vitro d’un
animal (une souris, un cochon, etc.). L’œuf fécondé, puis le zygote, se développe
jusqu’au stade blastocyste. Ce dernier est composé d’un corps embryonnaire constitué
de cellules souches embryonnaires pluripotentes et d’une enveloppe, formées des
cellules précurseurs des annexes. Il est possible d’implanter dans ce blastocyste,
des cellules ES d’une autre espèce (humaines par exemple). Ainsi l’embryon, puis le
fœtus, obtenu sera composé des cellules de l’animal et des cellules humaines. Zhong
et al. ont publié des fœtus chimères obtenus à partir de
cellules de porc et de cellules humaines composés de 2 % de cellules humaines dans
le cœur, 10 % dans les reins, etc. [23]. Wu et al. ont voulu ensuite accroître la
proportion de cellules humaines dans certains organes (le cœur par exemple) afin
d’obtenir des organes humanisés qui puissent être greffés à des hommes. Pour cela,
ils ont réalisé une édition du génome d’un œuf fécondé d’un porc afin d’inactiver le
gène NKX2-5 (NK2 homeobox 5) responsable de la
différenciation des cellules pluripotentes en cardiomyocytes. Ils ont obtenu ensuite
le blastocyste et ont incorporé des cellules iPS humaines pouvant, elles, se
différencier en cardiomyocytes. L’embryon, puis le fœtus, s’est développé. Ces
auteurs ont alors montré que le cœur du fœtus était composé de 10 % de cellules
humaines, montrant la faisabilité de la technique [21, 24]. Ces
recherches se développent de façon considérable. Mais au vu des craintes légitimes
de l’opinion publique de voir des animaux naître avec des neurones ou des gamètes
humains, un groupe japonais a récemment rapporté être capable de générer, grâce à
l’édition du génome, des animaux chimères dépourvus de cellules humaines dans le
cerveau et les organes sexuels [25]. À l’heure actuelle, il est interdit de laisser se développer le
fœtus au-delà du tiers de la gestation, ceci afin d’éviter la naissance d’animaux
chimères homme/porc. Mais s’il est possible de générer des cœurs humanisés qu’il est
possible de greffer, on peut penser que cette interdiction pourrait être remise en
question, et Chewbacca ne serait plus alors de la science-fiction [26]. Mais est-ce qu’une chimère
homme/animal serait une personne humaine ? À partir de quel pourcentage de cellules
humaines doit-on parler de personne humaine ? Ou d’animal ? |
Homme transgénique (édition du génome et gene drive) Le transhumanisme ne peut pas être évoqué sans parler de l’édition du génome et du
forçage génétique (gene drive). Ce thème a largement été développé
en novembre 2018 avec la naissance de Lulu et Nana, premiers bébés génétiquement
modifiés par Jiankui He en République populaire de Chine [27] (→).
(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 3, mars
2019, page 266
L’édition du génome consiste à inactiver ou à modifier la séquence d’un gène précis
au sein d’un génome. Elle peut affecter un seul des deux allèles d’un gène (on
obtient alors un individu hétérozygote pour la mutation) ou les deux (on obtient un
individu homozygote). Dans le cas des bébés Lulu et Nana, He dit avoir obtenu un
bébé hétérozygote (Nana) pour l’inactivation du gène CCR5
(C-C chemokine receptor type 5) et un bébé homozygote (Lulu).
Peut-on parler d’augmentation de l’homme ? Comme précédemment : oui et non. Oui car
1) CCR5 est impliqué dans la sensibilité des cellules à une infection par le VIH-1
(virus de l’immunodéficience humaine de type 1) [28] donc Lulu serait insensible à une infection
par le virus, et 2) CCR5 serait impliqué dans le développement cérébral et les
individus dont le gène CCR5 est muté (2 % de la population [29]) récupèreraient plus vite
leurs fonctions cérébrales que les individus hétérozygotes ou homozygotes porteurs
du gène en cas d’accident vasculaire cérébral ou de traumatisme crânien [30]. Et non car la protéine
CCR5 aurait d’autres fonctions et serait impliquée notamment dans le développement
osseux [31], l’incidence
d’une rétinopathie en cas de diabète de type 1, le développement d’une encéphalite
après infection par le virus TEBV (virus de l’encéphalite à tiques ou
tick-borne encephalitis virus) véhiculé par les tiques [32], la susceptibilité à la
néphrite lupique et même dans la pathogenèse du carcinome épidermoïde des voies
aérodigestives supérieures [33]. On ne connaît donc pas toutes les conséquences de l’inactivation du
gène CCR5, même si 2 % de la population sont homozygotes mutés et
semblent se porter très bien. Cette édition du génome réalisée sur des humains a
suscité une vive réaction de la communauté internationale [34] (→).
(→) Voir la Chronique bioéthique de H. Chneiweiss, m/s n° 3,
mars 2019, page 263
Le génome humain a été modifié ici pour la première fois par l’homme d’une façon à ce
que la modification soit transmissible à la descendance. Un moratoire international
a même été publié [35]. Entre Lulu et maître Yoda (Figure
4), il y a bien entendu un gouffre que je ne saurai évoquer.
Mais est-ce que la communauté scientifique, sous la demande sociétale, va s’arrêter
là ? Revenons à l’exemple de ce qui a été réalisé en termes de manipulation
génétique germinale sur Lulu et Nana. L’édition du génome a ici un intérêt (si
intérêt il y a) uniquement sur Lulu qui est homozygote mutée. On va dire ici que le
fait d’être homozygote mutée lui donne, selon He, un avantage (une augmentation).
Lulu peut avoir des enfants. En ayant une descendance avec quelqu’un qui est
homozygote sauvage, ses enfants perdront l’inactivation du gène
CCR5 et n’hériteront pas de l’avantage supposé, avancé par
Jiankui He, Lulu n’est donc qu’un individu de plus sur la terre avec un gène
CCR5 inactivé. Certes cela a été obtenu par action humaine sur
le génome d’un individu mais les conséquences sur les générations futures restent
a priori limitées. C’est pourquoi le moratoire international
condamnant l’édition du génome reste modéré, le rendant acceptable en cas d’intérêt
thérapeutique.
 | Figure 4. Homme transgénique. |
Mais est-ce que le moratoire aurait la même essence si la modification génique
amenait un réel avantage au bébé obtenu ? Est-ce qu’on se limiterait à soigner le
bébé à naître sans s’intéresser aux générations suivantes ? On ne voudrait pas que
les générations suivantes redeviennent désavantagées. On voudrait que la
modification se transmette à la descendance et que le gain obtenu par la
manipulation génétique se perpétue dans des générations suivantes. Ceci est possible grâce au forçage génétique déjà testé sur différentes espèces dont
les moustiques [31–33]. Dans le forçage génétique, les médecins généticiens insèrent dans le génome de l’œuf
fécondé non seulement le(s) gène(s) codant les guides d’ARN ciblant le gène visé,
mais également le gène codant Cas9 (recombinase). La cellule génétiquement modifiée
contiendra dans son génome tous les éléments nécessaires à la modification du gène
ciblé. Le gène sera ainsi modifié sur les deux allèles dans l’ADN de toutes les
cellules de l’organisme dont les gamètes (génome haploïde). En cas de descendance,
l’hémigénome de la personne transgénique amènera tous les éléments nécessaires à la
modification génique (guides, Cas9) de l’allèle non muté. L’hémigénome de la
personne partenaire subira donc la même modification génique que l’hémigénome de son
partenaire. Il y aura donc une édition du génome « naturelle » sur l’allèle venant
du partenaire. Leur descendance sera donc automatiquement également homozygote
mutée. Imaginons que la modification visée concerne un gène codant un facteur de
transcription ciblant un gène dont l’expression est impliquée dans la croissance (le
but serait d’induire un individu transgénique de grande taille). Dans ce cas, on
modifierait l’espèce humaine puisque la modification apportée par l’homme se
transmettrait à la descendance dont les individus seraient tous homozygotes
modifiés, donc tous grands. Ici, on ne parle pas de réparation mais bien
d’augmentation de l’espèce humaine, car on peut imaginer que les modifications qui
seraient apportées viseraient à améliorer le destin de l’humanité,
quoique. On
pourrait même aller beaucoup plus vite en réalisant des modifications sur des gènes
codant des ARN régulateurs de l’expression génique (microARN [miRNA] ou long ARN non
codant). Sachant qu’un miARN ou un long ARN non codant [39] peut moduler l’expression de plusieurs
centaines de gènes, les conséquences sur l’individu modifié devraient être bien plus
importantes. Bien entendu de telles expériences ne sont pas autorisées à ce jour dans l’espèce
humaine. En revanche, elles sont conçues et effectuées pour éliminer des espèces
nuisibles pour l’homme (les moustiques, par exemple) et pour améliorer des végétaux
[37]. La technique est
maîtrisée. He (actuellement en prison avec deux de ses collègues) a été en
pourparlers avec des structures privées américaines afin de monter une
start-up qui proposerait aux futurs parents une édition du
génome de leurs embryons afin de leur donner des caractéristiques particulières8. Est-ce que George Lucas a pressenti les effets
du forçage génétique à très long terme sur les humains en imaginant les personnages
de Maître Yoda, Jabba the hunt, Bib fortuna, Jan Jan Binx, Darkmaul, etc. Bien sûr,
il y aura des décennies entre un Jean Martin né en 2025 et Maître
Yoda, mais cela reste envisageable. Si cela était possible seraient-ce des créatures
assimilables à des personnes humaines ? Il semblerait que oui, mais l’essence même
de la personne serait modifiée. |
Créatures crées ex nihilo Enfin, dans cette magnifique saga de la Guerre des étoiles, des
créatures résolument non humaines sont décrites. Elles sont issues de l’imagination
féconde des concepteurs. On peut citer le petit compagnon de Jabba the Hunt. Bien sûr, de telles créatures pourraient être issues de l’évolution naturelle. Elles
pourraient aussi être créées ex nihilo par biologie synthétique.
Cette dernière consiste à créer des organismes vivants à partir de « briques d’ADN »
synthétiques. Le pionnier dans ce domaine est Graig Venter [40] (→).
(→) Voir la Synthèse de V. Baby et al., m/s
n° 10, octobre 2019 ; page 753
Il existe trois techniques : une dite de bottom up, une autre de
top down et enfin l’expansion de l’alphabet numérique. La
première repose sur l’assemblage de fragments d’ADN synthétiques (des gènes minimum)
afin de tenter de créer un génome. La deuxième consiste, à partir d’un génome déjà
constitué (bactérie ou même levure), à éliminer tous les gènes qui ne sont pas
indispensables à la croissance et à la survie de l’organisme monocellulaire. À
partir de ce « squelette » d’ADN on ajoute des gènes d’intérêt afin de créer un
organisme monocellulaire capable d’avoir une fonction (synthèse de cacao, de
caoutchouc, de vanille, etc.). Dans la troisième, un ADN semi-synthétique, composé
non pas de quatre lettres comme d’ordinaire, mais de six [45] (→), est ajouté au génome
d’une bactérie, telle que Escherichia coli. On enrichit donc le
patrimoine génétique de la bactérie de deux nouvelles bases azotées totalement
artificielles [41–43].
(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 6-7,
juin-juillet 2016, page 651
En 2019, l’homme est donc capable de créer des organismes synthétiques, certes
monocellulaires, mais aptes à se multiplier et à exercer une fonction. On est, bien
sûr, loin de la créature de George Lucas et loin de synthétiser une personne humaine
ex nihilo. |
Depuis 42 ans, nous nous sommes appropriés les personnages de la Guerre des
étoiles. Ces personnages sortis de l’imagination de leurs concepteurs
peuvent être assimilés à des individus issus de l’évolution accélérée de l’espèce
humaine par transhumanisme. Il est impressionnant de se rendre compte que des
cinéastes et scénaristes aient pu prédire, des décennies en avance, ce que la
science permettra un jour de réaliser. Dans Bienvenue à Gattaca, le
film culte réalisé en 1997, Andrew Niccol avait imaginé la banalisation des tests
génétiques bien avant que la société 23andMe les rende célèbres
[44]
(→).
(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 1, janvier 2011, page
103
Voilà qui pourrait faire réfléchir la communauté scientifique sur le monde que nous
souhaitons pour demain. Dans aucune constitution, il n’y a de définition de l’homme
ou de la personne humaine. On peut définir notre substance et elle est identique aux
milliards d’homme. Mais si on réfléchit l’homme en tant que personne, chacun de nous
est individuel, singulier. Il n’y a pas de constat universel. Il existe la
déclaration des droits de l’homme. Nous reconnaissons (du moins dans nos sociétés
européennes) la dignité humaine (égale pour chacun) mais il n’existe aucune
définition de ce qu'est l’homme. Si l’homme est augmenté par des prothèses, modifié
dans sa conscience ou comporte des cellules animales, on parlera de post-humain ; il
ne sera pas modifié dans son essence. En revanche, si certains hommes étaient
modifiés profondément par édition du génome (transhumains), pourra-t-on parler
encore d’un statut de « personne humaine » universel ? |
L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données
publiées dans cet article.
|
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