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Med Sci (Paris). 36(4): 341–347.
doi: 10.1051/medsci/2020060.

Origine et nature de la réponse immunitaire neutralisante contre le facteur VIII thérapeutique

Mélissa Bou Jaoudeh,1 Sandrine Delignat,1 Aditi Varthaman,1 and Sébastien Lacroix-Desmazes1*

1Centre de recherche des Cordeliers, Inserm, Sorbonne Université, Université de Paris, F-75006, Paris, France
Corresponding author.
 

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L’avènement des protéines thérapeutiques a révolutionné le traitement d’un grand nombre de maladies humaines : des déficits congénitaux, tels que l’hémophilie et la maladie de Willebrand, aux maladies inflammatoires chroniques ou auto-immunes (polyarthrite rhumatoïde, sclérose en plaques, diabète de type 1), en passant par les infections virales et les cancers. Le problème majeur lié à leur utilisation réside dans leur immunogénicité, c’est-à-dire leur capacité à déclencher une réponse immunitaire génératrice d’anticorps anti-protéine thérapeutique, dits anti-drug antibodies (ADA), qui peuvent neutraliser le potentiel thérapeutique de la protéine administrée. Ainsi, de nombreuses protéines thérapeutiques utilisées actuellement, telles que l’érythropoïétine, l’insuline, l’interleukine 2 et plusieurs anticorps monoclonaux, présentent une immunogénicité qui se révèle potentiellement délétère. Cette revue, consacrée au facteur VIII thérapeutique utilisé chez les patients hémophiles A, a pour objectif de revisiter la notion selon laquelle une réponse ADA résulte d’une reconnaissance aberrante de la protéine thérapeutique par le système immunitaire.

L’hémophilie A

L’hémophilie A (HA) est une maladie hémorragique rare de transmission récessive, liée au chromosome X. Elle est caractérisée par un défaut qualitatif et/ou quantitatif en facteur VIII (FVIII) pro-coagulant1. Les patients atteints d’HA présentent un large spectre d’anomalies génétiques qui se manifestent de manières variées sur le plan phénotypique. Selon la mutation génétique dont ils sont atteints, trois degrés de sévérité, corrélés à l’activité pro-coagulante résiduelle de FVIII détectée dans le plasma, peuvent être distingués. Ainsi, l’hémophilie est dite sévère lorsque l’activité du FVIII plasmatique est indétectable (moins de 1 % de l’activité normale), modérée quand elle est comprise entre 1 et 5 %, et mineure lorsqu’elle est comprise entre 5 et 40 %. Les patients HA sévères peuvent en outre être discriminés selon qu’ils expriment une forme dysfonctionnelle du FVIII, ou qu’ils n’expriment aucune molécule FVIII circulante (appelée FVIII:Ag). Ces notions sont importantes du point de vue immunologique car, selon que le FVIII:Ag est présent ou non dans le sang, le risque de développer une réponse adaptative du système immunitaire contre le FVIII thérapeutique exogène est plus ou moins élevé.

Aujourd’hui, la prévention ou le traitement des épisodes hémorragiques repose sur l’administration, par voie intraveineuse, de concentrés de FVIII thérapeutiques exogènes. Ces molécules sont obtenues soit par extraction à partir de pools de plasma de donneurs sains (dérivés plasmatiques), soit par bio-ingénierie génétique (produits recombinants). Les concentrés de FVIII plasmatiques et recombinants présentent des différences qualitatives selon leur structure, leur profil de glycosylation, leur capacité de liaison au facteur de Willebrand (VWF), la protéine chaperonne du FVIII. Néanmoins, quelle que soit leur origine, ils partagent tous la capacité d’induire une réponse « anticorps » avec la production d’immunoglobulines G (IgG) neutralisantes, que l’on appelle « inhibiteurs du FVIII », chez 5 à 30 % des patients. La survenue de ces inhibiteurs du FVIII rend les patients réfractaires au traitement, ce qui entraîne une dégradation de leur qualité de vie ainsi qu’une complication de leur prise en charge clinique. Plusieurs facteurs de risque ont été proposés pour expliquer l’apparition des inhibiteurs du FVIII, en particulier des facteurs de risques génétiques, tels que des antécédents familiaux, le type d’anomalie génétique causant l’HA et la sévérité de la maladie qui en découle, les haplotypes HLA-DR (human leukocyte antigen-DR) et les polymorphismes de certains gènes liés à l’immunité et à l’inflammation qu’ils présentent. Il est à ce jour toutefois impossible de prédire avec certitude si un patient donné développera ou non des inhibiteurs du FVIII.

Réponse immunitaire contre le FVIII

La réponse immunitaire contre le FVIII thérapeutique est considérée comme une réponse immunitaire classique semblable à celle que l’on observe pour un antigène exogène [1]. Administré par voie intraveineuse, une partie du FVIII s’accumule dans les organes lymphoïdes secondaires, notamment la rate. Ceci a été mis en évidence dans un modèle d’HA sévère : les souris déficientes en FVIII (FVIII-KO) traitées avec du FVIII exogène. Le FVIII est ensuite internalisé par des cellules présentatrices d’antigènes (CPA) et est présenté aux lymphocytes T (LT) CD4+ naïfs mais spécifiques du FVIII. Après avoir reçu un signal d’activation adéquat, les CPA activent alors ces LT qui, à leur tour, stimulent des lymphocytes B (LB) spécifiques du FVIII qui se différencient en LB mémoires et en plasmocytes sécréteurs d’anticorps anti-FVIII.

Bien que les étapes effectrices de la réponse immunitaire dirigée contre le FVIII soient désormais connues, les causes de l’initiation de cette réponse restent encore à élucider. Ceci est important afin de comprendre pourquoi 5 à 30 % des patients développent une telle réponse anti-FVIII neutralisante à la suite d’une administration de FVIII thérapeutique, alors que 70 à 95 % des patients restants ne développeront pas de réponse.

Au cours des 20 dernières années, une grande partie de la recherche consacrée à comprendre les mécanismes associés à l’immunogénicité du FVIII s’est fondée sur la « théorie du danger » proposée par Polly Matzinger. Selon cette théorie, les CPA ne s’activent et ne deviennent matures que si elles reçoivent des « signaux de danger ». Examinons donc les données cliniques et expérimentales disponibles concernant les potentielles sources de signaux de danger adjuvants de la réponse immunitaire anti-FVIII chez ces patients : saignements aigus/chroniques, traumatismes, chirurgie, infections ou vaccinations.

Facteurs de risques potentiellement impliqués dans l’initiation de la réponse immunitaire contre le FVIII thérapeutique
La dose administrée
La dose de FVIII administrée est l’un des rares paramètres qui a été associé de façon consistante au développement d’une réponse immunitaire anti-FVIII. Des travaux réalisés sur des souris FVIII-KO ont clairement démontré que l’intensité de la réponse immunitaire était directement corrélée à la dose de facteur injecté par voie intraveineuse. Ces données expérimentales ont été confirmées par l’étude RODIN qui montre que l’intensité du traitement FVIII et la dose moyenne de FVIII administrée sont corrélées à l’incidence du développement d’inhibiteurs chez les patients atteints d’HA sévère (activité du FVIII < 0,01 UI/mL ou < 1 % de l’activité dans le plasma normal). L’administration quotidienne de fortes doses de FVIII aux patients ayant développé des inhibiteurs (un protocole appelé « induction de tolérance immunitaire » ou ITI) permet néanmoins l’éradication des inhibiteurs du FVIII chez deux tiers des patients, ce qui suggère que la relation entre la dose de FVIII administrée et son immunogénicité n’est pas linéaire et que ce seul paramètre de dose n’est pas suffisant pour expliquer l’immunogénicité du FVIII.
Immunogénicité intrinsèque du FVIII
Comme proposé dans la « théorie du danger », une réponse immunitaire ne survient que si les CPA sont activées par des signaux de danger via des récepteurs qui appartiennent à la famille des PRR (pattern recognition receptors), dont les Toll-like receptors (TLR), des récepteurs de l’immunité innée spécifiques d’antigènes microbiens (ou PAMP, pour pathogen-associated molecular pattern) ou de molécules produites à la suite de stress cellulaires (ou DAMP, pour damage associated molecular pattern). Il a été proposé que la molécule FVIII pouvait être elle-même à l’origine de ces signaux de danger. L’immunogénicité intrinsèque du FVIII a ainsi été suggérée par sa capacité à conférer à d’autres molécules, immunologiquement inertes, une immunogénicité. Par exemple, l’injection à des souris FVIII-KO du premier domaine de l’hémagglutinine (HA1) fusionné à la chaîne légère du FVIII2 augmente considérablement la réponse immunitaire anti-hémagglutinine [2]. Toutefois, le FVIII ne peut être considéré lui-même comme un signal de danger puisqu’il est incapable d’activer l’un des TLR, le TLR-2 [3], et n’induit pas la maturation de cellules dendritiques humaines immatures in vitro [4].

Des travaux ont, par ailleurs, suggéré que le FVIII, dont le rôle dans la cascade de la coagulation est d’induire une explosion de génération de thrombine, permettrait l’activation indirecte des récepteurs activés par les protéases (proteinase-activated receptors, PAR), via la thrombine alors produite en excès, récepteurs qui, à leur tour, induiraient la libération de cytokines et de chimiokines pro-inflammatoires [5]. Ces données ont cependant été contredites par des études plus récentes utilisant un mutant de FVIII, portant la mutation V634M qui génère une protéine inactive. Le mutant V634M, non-actif, présente une activité immunogène similaire à celle du FVIII sauvage chez les souris FVIII-KO : la génération de thrombine induite par le FVIII comme signal de danger, n’apparaît donc pas suffisante pour justifier de l’immunogénicité du FVIII [6]. Des résultats similaires ont également été obtenus dans des expériences où l’activation de la voie extrinsèque de la coagulation avait été altérée [7].

L’incapacité du FVIII à activer directement ou indirectement le système immunitaire suggère donc qu’il n’est pas impliqué dans la génération des signaux de danger à l’origine de la réponse immunitaire primaire nécessaire à la formation des anticorps.

Statut inflammatoire des patients
Les infections, les actes chirurgicaux ou les vaccinations qui peuvent être concomitants à l’injection du FVIII thérapeutique chez les patients ont souvent été évoqués comme des évènements susceptibles de générer des signaux de danger capables d’activer la réponse immunitaire contre le FVIII. Cependant, des expériences récentes démontrent que l’exposition de souris FVIII-KO au vaccin vivant atténué contre la rougeole, les oreillons et la rubéole, au moment de l’administration du FVIII, n’a aucune influence sur l’incidence ou l’intensité de la réponse immunitaire anti-FVIII [8]. Ces données expérimentales ont été confirmées par des observations cliniques rétrospectives (registre PEDNET) montrant que la vaccination pédiatrique réalisée de façon concomitante à l’injection du FVIII thérapeutique n’est pas associée à une incidence accrue d’allo-immunisation contre le FVIII [9].

L’influence de l’inflammation sur la réponse immunitaire anti-FVIII a également été examinée. Chez la souris FVIII-KO, une inflammation chronique, provoquée par une hémorragie récurrente [10] ou par une hémarthrose aiguë induite par une blessure [11], n’augmente pas la réponse immunitaire contre du FVIII exogène administré. Ces observations obtenues dans un modèle pré-clinique trouvent, encore une fois, un écho chez les patients atteints d’HA, mais de manière indirecte. En effet, l’administration de FVIII thérapeutique à distance d’évènements à l’origine d’une réponse inflammatoire (vaccinations, infections virales ou bactériennes, chirurgie) à des patients HA n’ayant jamais été exposés auparavant au FVIII (previously untreated patients, ou PUPs) est associée à une incidence d’inhibiteurs du FVIII de l’ordre de 40 %3 [12, 13].

Ainsi, la grande majorité des études effectuées au cours des dix dernières années n’a pas permis d’identifier d’évènements particuliers, source de l’induction de signaux de danger, dont le contrôle préviendrait ou réduirait l’intensité de la réponse immunitaire contre le FVIII thérapeutique. Il est donc possible que ces signaux de danger ne soient pas si importants pour le déclenchement de la réponse anti-FVIII, et que le niveau d’activation basal du système immunitaire soit, lui, suffisant pour permettre la stimulation de LT naïfs spécifiques du FVIII, à condition toutefois qu’une quantité suffisante de FVIII soit prise en charge par les CPA, internalisée et présentée aux LT.

La reconnaissance du soi : le péché originel du système immunitaire

Les lymphocytes B et T subissent, respectivement dans la moelle osseuse et le thymus, des processus de sélection positive et négative. Cette sélection garantit la fonctionnalité des lymphocytes émergents et de leurs récepteurs de l’antigène respectifs, BCR (B cell receptor) et TCR (T cell receptor). Lors de cette sélection, les lymphocytes présentant une auto-réactivité importante sont éliminés et les lymphocytes peu auto-réactifs sont retenus. Dans le cas des LT, les cellules ayant une affinité intermédiaire pour des antigènes du soi (auto-antigènes) peuvent se différencier en LT régulateurs (Treg) dits naturels. Ces cellules inhiberont les LT auto-réactifs ayant échappé à la sélection négative [14]. La reconnaissance du soi est donc le fondement même de la sélection des lymphocytes qui peuplent l’organisme. Elle fait partie de l’homéostasie du système immunitaire et peut être considérée comme le péché originel du système immunitaire. Ceci est notamment vrai pour la reconnaissance du FVIII par les cellules de l’immunité adaptative.

Reconnaissance du FVIII endogène par les lymphocytes T en conditions physiologiques

La présence de LT CD4+ anti-FVIII dans le sang d’individus sains a été suggérée par la capacité de ces cellules à proliférer in vitro en présence de FVIII ou de peptides couvrant les différents domaines de la molécule [15,16]. Les LT CD4+ spécifiques du FVIII ont été récemment quantifiés avec précision chez des individus sains par le groupe de Bernard Maillère (CEA, Saclay) : la fréquence de cellules spécifiques du FVIII chez un individu sain est de 2 cellules par million de LT CD4+ [17] ; cette proportion est proche de celle des cellules spécifiques de protéines exogènes, telles que l’ovalbumine ou l’hémocyanine (respectivement 1,3 et 20 cellules/million de cellules T CD4+) [18]. Elle est en revanche 10 fois plus élevée que celle des LT spécifiques de protéines thérapeutiques immunogènes comme l’adalimumab, le rituximab, l’infliximab ou l’érythropoïétine (0,1 à 1 cellule/million de cellules T CD4+) [18,19]. Ces données suggèrent l’existence d’une sélection négative inefficace des LT qui reconnaissent le FVIII endogène, et cela malgré l’expression d’ARN messagers codant le FVIII par les cellules épithéliales thymiques médullaires qui expriment cet autoantigène [20].

La moitié des LT CD4+ anti-FVIII détectés dans le sang des individus sains ont un phénotype de cellules mémoires [17]. Ceci suggère l’existence d’une réponse immunitaire contre le FVIII endogène chez les individus en conditions physiologiques, mais aussi une régulation concomitante destinée à éviter une auto-réactivité qui pourrait être délétère. La présence simultanée de lymphocytes Treg et de LT réactifs au FVIII avait été suggérée dans deux études indépendantes, même si la spécificité des Treg pour le FVIII n’avait pas été démontrée [21,22].

Reconnaissance du FVIII endogène par les immunoglobulines en conditions physiologiques

La présence d’IgG naturelles (ne provenant pas d’une immunisation délibérée) anti-FVIII dans le sang de donneurs sains a été décrite pour la première fois par le groupe de Michel Kazatchkine [23]. Le groupe de Birgit Reipert a récemment confirmé la présence de ces anticorps chez environ 19 % des donneurs sains, des anticorps majoritairement d’isotypes IgG1, IgG3 et IgA, et présentant de faibles affinités de liaison au FVIII, avec des constantes d’affinité à l’équilibre de l’ordre du nanomolaire [24,25]. La reconnaissance physiologique du FVIII endogène par les immunoglobulines est associée à une régulation qui implique des anticorps anti-idiotypiques [26,27], rappelant ainsi la situation des lymphocytes T anti-FVIII : les anticorps anti-idiotypiques protecteurs « naturels » sont produits spontanément chez les individus sains et contrôlent les IgG « naturelles » anti-FVIII potentiellement neutralisantes.

Le FVIII endogène n’est donc pas ignoré par le système immunitaire en conditions physiologiques. Au contraire, l’homéostasie de la reconnaissance du FVIII par un système immunitaire sain repose sur un équilibre entre une réaction immunitaire contre le FVIII impliquant les lymphocytes T et B spécifiques du FVIII, ainsi que les anticorps anti-FVIII, et une réponse tolérogène qui s’y oppose, qui repose sur les lymphocytes Treg et les anticorps anti-idiotypiques.

Reconnaissance du FVIII exogène thérapeutique chez les patients HA

Chez 5 à 30 % des patients atteints d’HA, l’administration intraveineuse de FVIII exogène entraîne une réponse immunitaire dirigée contre le FVIII thérapeutique qui se traduit par la production d’IgG anti-FVIII neutralisantes. Plusieurs facteurs de risque permettent d’expliquer le développement des inhibiteurs du FVIII. Le type d’anomalie génétique responsable de l’HA, et plus précisément la présence ou non de la protéine endogène FVIII:Ag dans la circulation, est le facteur de risque le mieux démontré. Les patients HA sévères, et particulièrement ceux n’exprimant aucun FVIII:Ag circulant, présentent la plus forte incidence de développement d’inhibiteurs [28]. À l’inverse, les patients ayant des mutations faux-sens et produisant un FVIII anormal, présentent un plus faible risque de développer des inhibiteurs du FVIII. Cette corrélation illustre l’importance du degré d’éducation, soit centrale, dans le thymus, soit en périphérie, du système immunitaire des patients envers le FVIII endogène : plus le FVIII endogène ressemble au FVIII exogène administré, plus le risque de développer une réponse immunitaire neutralisante est faible.

Existe-t-il une tolérance immunitaire contre le FVIII exogène chez les patients HA ?

Environ la moitié des anticorps inhibiteurs du FVIII qui sont produits chez les patients atteints d’HA sont de faible titre (≤ 5 unités Bethesda4 par ml). Ils n’ont pas d’incidence clinique et disparaissent généralement spontanément. Selon l’étude SIPPET, 27 % des patients développent des inhibiteurs transitoires dans les premiers mois suivant la première exposition au FVIII thérapeutique [29]. Ce phénomène traduit la mise en œuvre d’une réponse immunitaire anti-FVIII neutralisante qui ne devient pas pathogène et est rapidement contrôlée. Des IgG anti-FVIII, non-neutralisantes, sont présentes chez les patients ne présentant pas d’inhibiteurs et chez les patients ayant été traités par ITI après la survenue d’inhibiteurs [24].

Bien que le risque de développement d’inhibiteurs chez les patients atteints d’HA sévère soit plus élevé au cours des 20 premiers jours cumulés d’exposition (2-3 premières années de vie) [30], l’incidence des inhibiteurs du FVIII présente un pic à un âge avancé [31]. Incidemment, le grand âge est caractérisé par un affaiblissement des mécanismes de tolérance immunitaire et le risque de développer des manifestations auto-immunes s’accroît [32]. La survenue de ce pic d’apparition des inhibiteurs à un moment où la tolérance immunitaire décline suggère indirectement l’existence d’une tolérance immunitaire active chez les patients multi-transfusés avec du FVIII thérapeutique n’ayant jamais développé d’inhibiteurs.

L’ITI permet d’éradiquer la production d’inhibiteurs du FVIII chez 60 à 70 % des patients qui en produisent. Bien que l’induction d’une tolérance immunitaire active au FVIII pendant l’ITI n’ait jamais été formellement démontrée, la disparition des inhibiteurs et le rétablissement d’une pharmacocinétique normale du FVIII sont associés chez certains patients à la persistance des LT spécifiques du FVIII [33], d’IgG anti-FVIII et à l’induction concomitante d’anticorps anti-idiotypiques bloquants [34]. La disparition d’inhibiteurs détectables dans le plasma lors de l’ITI ne repose donc pas simplement sur l’élimination des cellules et des anticorps spécifiques du FVIII.

Collectivement, ces observations suggèrent l’existence d’un équilibre entre les cellules ou les molécules spécifiques du FVIII exogène et les éléments régulateurs de la réponse immunitaire ; cela rappelle les mécanismes de maintien de l’homéostasie immunitaire vis-à-vis du FVIII endogène qui sont mis en œuvre dans des conditions physiologiques.

Importance de la réponse anti-inflammatoire

La comparaison de polymorphismes génétiques portés par des patients ayant ou n’ayant pas développé d’inhibiteurs du FVIII suite à son administration a révélé l’existence d’associations entre la survenue d’inhibiteurs et certains polymorphismes de promoteurs de gènes codant des cytokines, le TNF-a (tumor necrosis factor alpha), l’IL(interleukine)-10, et un point de contrôle immunitaire, CTLA-4 (cytotoxic T-lymphocyte-associated protein 4). Nous avons également décrit une corrélation entre un polymorphisme (répétitions GT) du promoteur du gène hmox1, codant l’enzyme anti-inflammatoire heme-oxygenase 1 (HO-1), et le développement d’inhibiteurs chez les patients HA sévères [35]. Plus récemment, Matino et al. ont démontré que, après stimulation in vitro par du CpG, les cellules dendritiques de patients ayant développé des inhibiteurs du FVIII sont moins susceptibles d’exprimer l’indoléamine 2,3 dioxygénase 1 (IDO1), une enzyme impliquée dans le renforcement des fonctions régulatrices des LT [36]. Ces résultats suggèrent que la capacité de l’organisme des patients à activer une machinerie anti-inflammatoire et/ou des voies régulatrices joue un rôle clef dans leur capacité à contrôler la réponse immunitaire dirigée contre le FVIII thérapeutique.

Survenue d’inhibiteurs anti-FVIII : réponse immunitaire exacerbée ou tolérance immunitaire avortée

Les travaux réalisés ces 15 dernières années ont cherché à expliquer les raisons pour lesquelles 5 à 30 % des patients atteints d’HA développent une réponse immunitaire neutralisant le FVIII thérapeutique, alors que 70 à 95 % de ces patients ne répondent pas au FVIII. La nature des signaux de danger, qui jouent le rôle d’adjuvant de la réponse naïve anti-FVIII, a également été examinée. Chez l’individu sain, le FVIII endogène n’est pas « ignoré » par le système immunitaire en conditions physiologiques, mais il est bel et bien reconnu. Le maintien de l’homéostasie de la réponse anti-FVIII repose sur un équilibre entre une reconnaissance potentiellement pathogène (inhibitrice) et un contrôle actif de cette reconnaissance (Figure 1A). Les IgG anti-FVIII sont détectables chez un bon nombre de patients atteints d’HA. Des anticorps inhibiteurs sont détectés de manière transitoire chez un grand nombre de patients après leur première exposition au FVIII thérapeutique. Ces inhibiteurs du FVIII peuvent apparaître à un âge où les mécanismes de régulation immunitaire sont compromis. L’apparition d’inhibiteurs du FVIII est, de plus, associée à une capacité réduite de l’organisme à activer les mécanismes anti-inflammatoires/tolérogènes qui reposent sur HO-1 ou IDO1.

Sur la base de ces observations, nous proposons l’hypothèse selon laquelle tous les patients hémophiles A traités avec du FVIII thérapeutique développent une réponse immunitaire anti-FVIII. Dans le cas des patients qui ne développent pas de réponse neutralisante, le FVIII thérapeutique n’est pas « ignoré » par le système immunitaire ; il est reconnu et évalué « immunologiquement » comme tout antigène exogène (Figure 1B). Un corollaire de cette hypothèse est qu’il n’existe pas de signaux de dangers spécifiques de la réponse anti-FVIII neutralisante : la maturation des CPA conduisant à l’activation de LT naïfs spécifiques du FVIII thérapeutique est permise par un système immunitaire dynamique confronté à un environnement en constante évolution. Dans ce contexte, nous ne pensons pas que l’apparition d’anticorps neutralisant le FVIII résulte de l’activation exacerbée du système immunitaire au moment de l’administration du FVIII. Au contraire, nous proposons que l’apparition d’anticorps neutralisant le FVIII résulte de l’incapacité de l’organisme des patients à développer une réponse anti-inflammatoire et/ou immunitaire tolérogène spécifique du FVIII qui contrebalancerait la réponse neutralisante déclenchée (Figure 1C).

Un tel changement de perspective devrait avoir des répercussions sur la prise en charge clinique des patients. Par exemple, chez les patients développant une réponse avec inhibiteurs, l’utilisation d’immunosuppresseurs [37,38] favorisant la mise en place de réponses tolérogènes devrait être privilégiée à celle de médicaments qui suppriment simplement la réponse adaptative. Il devrait également encourager à élaborer des stratégies d’immuno-interventions destinées à établir une tolérance immunitaire spécifique du FVIII. Reste à déterminer si un tel changement de paradigme est aussi valable pour les réponses immunitaires neutralisantes qui se développent contre d’autres protéines thérapeutiques, telles que les anticorps monoclonaux ou les protéines thérapeutiques n’ayant pas d’équivalent endogène.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Remerciements

Ce travail a bénéficié du soutien de l’Inserm et du CNRS, de financements ANR-18-CE17-0010-02 et H2020-MSCA-ITN-2019 (number 859974). MBJ bénéficie d’une allocation de recherche de Sorbonne Université (École doctorale ED394).

 
Footnotes
1 Le facteur VIII est synthétisé sous forme d’une préprotéine de 330 kDa. Dans le plasma, il circule sous forme d’un dimère stabilisé par le facteur de Willebrand. Activé par la thrombine, le facteur VIII catalyse la réaction d’activation du facteur X par le facteur IX activé, en présence d’ions calcium et de phospholipides.
2 Le facteur VIII, de masse moléculaire 330 kDa, est composé de 2 332 acides aminés. Principalement synthétisé par le foie mais également par le système réticulo-endothélial, il est ensuite clivé en hétérodimère où la chaîne lourde (210 kDa) et la chaîne légère (80 kDa) sont reliées par un ion calcium.
3 Étude EPIC, ClinicalTrials.gov Identifier: NCT01376700.
4 Unité de mesure de l’activité inhibitrice du FVIII dans le plasma.
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