| |
| Med Sci (Paris). 36(4): 399–403. doi: 10.1051/medsci/2020057.Les vœux 2020 d’un Prix Nobel de la paix, « L’homme qui
répare les femmes » Prix Nobel de la paix 2018 : Denis Mukwege Anne-Marie Moulin1* 1CNRS UMR SPHERE 7219, Université Paris 7, bâtiment
Condorcet, 4, rue Elsa
Morante, 75013Paris,
France MeSH keywords: Conflits armés, Attitude du personnel soignant, République démocratique du Congo, Femelle, Procédures de chirurgie gynécologique, Histoire du 20ème siècle, Histoire du 21ème siècle, Humains, Mâle, Prix Nobel, Viol, Chirurgiens, Santé des femmes, Droits des femmes, histoire, législation et jurisprudence, psychologie, rééducation et réadaptation |
Vignette (Photo © Niklas Elmehed-Nobel Media). Cet homme, le Docteur Denis Mukengere Mukwege, a été reçu en grande pompe à la mairie de
Paris, le 29 novembre 2019. Le chirurgien congolais s’était vu décerner le Prix Nobel de
la paix au début de l’année, conjointement avec Nadia Mourad, jeune femme yézidie
rescapée des viols de Mossoul occupée par Daech. Ce n’est pas la première fois que le Prix Nobel de la paix va à des victimes qui ont pris
la tête d’une lutte contre leurs bourreaux. La guatémaltèque Rigoberta Menchù l’a reçu
en 1992. Son autobiographie, en 1983 [1], racontait l’histoire de sa mère, violée et torturée par les troupes
gouvernementales avant d’être assassinée, et le drame d’une génération de femmes, au
terme de trois décennies de guerre dans ce tout petit pays. Mais c’est la première fois
que le jury Nobel associe une représentante des femmes violées et un médecin qui les
répare. |
L’attribution du Nobel à Denis Mukwege est l’occasion de prendre la mesure globale
d’un phénomène qu’on croyait marginal. En 2019, un opéra du xix
e siècle, Les Troyens, d’Hector Berlioz, d’après l’Iliade d’Homère, qui
aurait pu s’appeler Les Troyennes, a mis en scène les femmes que l’oracle Cassandre
exhorte à se tuer à la fin du siège, pour éviter de tomber entre les mains des
vainqueurs grecs : la mort plutôt que le déshonneur. Au cours des conflits, les femmes sont régulièrement touchées par une violence dont
le viol est la figure dominante. Associé à des tortures, il peut même concerner de
jeunes enfants et des vieilles femmes. Les travaux des historiens au cours des
dernières années ont exhumé les viols qui ont jalonné l’histoire de tous les
conflits du siècle dernier, de la première guerre mondiale aux guerres coloniales
[2]. Mais la figure du Dr
Mukwege se détache de toute cette horreur, à la fois par l’ampleur des viols qui ont
eu lieu dans la région des Grands Lacs africains et par le projet qu’il incarne de
reconstruction de femmes dont la vie pouvait être considérée comme détruite. Si le viol fait partie de la légende terrifiante des guerres, symbole du mâle en rut
entrant en conquérant sur un territoire ou désespéré battant en retraite et exerçant
sa vengeance, il a pris un sens explicite d’arme de guerre depuis plus longtemps
qu’il n’est couramment admis. Par exemple, au moment de la guerre de sécession du
Bengale en 1971 [3], les
Pakistanais l’ont pratiquée pour décourager les sécessionnistes. Le futur président
du Bangladesh avait demandé à la population de considérer les femmes violées comme
des « shahidas », féminin de shahid, le martyr. En suite de quoi, elles ont été
réunies dans des camps, et une partie d’entre elles a été tuée par la famille pour
sauver l’honneur. Un phénomène analogue s’est déroulé en Europe au moment de la
guerre en Bosnie en 1991. En Tchétchénie, des familles font disparaître les preuves
de la honte et il n’y a alors qu’une façon de sauver les victimes, c’est de les
transférer loin des leurs [3]. Une première guerre s’est déroulée au Congo de 1996 à 1997 : Mobutu est alors chassé
par des rebelles conduits par Laurent-Désiré Kabila. La deuxième se déroule de 1998
à 2003. En fait, depuis vingt ans, des bandes de soldats ne cessent de déferler le
long des frontières entre Congo, Rwanda et Burundi. Au cœur du désastre, le repli
des Hutus auteurs du génocide au Rwanda sur le terrain congolais, leur collusion
avec les troupes luttant contre Mobutu, le retour des Tutsis pour exercer vengeance,
les incursions des Ougandais, les coups de main de seigneurs de la guerre se
combinent dans un pandémonium. Le viol serait une façon facile et peu onéreuse de
s’assurer la domination d’un territoire par la terreur. |
Un hôpital du viol (« Rape Hospitals ») [ 4] Mukwege a fondé en 1999 l’hôpital de Panzi à Bukavu [5], dans l’est du Kivu, une province de l’Est du
Congo, tout près de la frontière avec le Rwanda et le Burundi. Cet hôpital possède
aujourd’hui des installations hypermodernes. Dans le documentaire « L’homme qui
répare les femmes »1, on voit, dans une salle
d’opération futuriste, une dizaine de blouses vertes s’affairer ; un écran vers qui
les regards convergent montre les images obtenues sous cœlioscopie, guidant les deux
équipes intervenant par voie haute et par voie basse, au niveau de l’abdomen et du
périnée. Nous sommes bien à l’hôpital de Panzi. Il s’agit de reconstruire les
organes d’une femme violée et mutilée qui ne connaît plus qu’un énorme cloaque : un
effort gigantesque pour rendre à un être humain une vie physiologique quasi
normale. Dans cet hôpital, la réparation chirurgicale des femmes est associée à une prise en
charge globale et multidisciplinaire. Confronté au viol mutilant, Mukwege a reconnu
l’ampleur des séquelles des femmes blessées. Certes, il faut d’abord essayer de leur
reconstruire une anatomie acceptable, mais il faut aussi qu’elles retrouvent une
place dans une société qui les a exclues. Les hôpitaux comme Panzi sont centrés non
seulement sur les réparations complexes exigées par les blessures, mais aussi sur
les cures par la prise de parole et l’échange, qui s’opposent au silence dans lequel
s’est perpétué le traumatisme, sans oublier les aspects économiques : aide à la
reprise ou à l’apprentissage de la lecture, d’une profession, d’une activité sur le
marché etc. La « Cité de la joie » attenant à l’hôpital est devenue un symbole. Le
Prix Nobel de la paix a voulu célébrer la reconstruction métaphorique de la société
contemporaine à travers celle des femmes blessées. Pour les historiens, le viol des femmes congolaises rappelle la sauvagerie dépeinte
par Joseph Conrad dans sa célèbre nouvelle publiée en feuilleton en 1898, Au Cœur
des Ténèbres [6]. Les
violences remontant au Congo belge de Léopold et aux exactions coloniales ont été
relayées par les massacres lors des rébellions contre les nouveaux pouvoirs après
l’indépendance [7]. En 1998,
la guerre mondiale d’Afrique, comme on l’appelle, qui a fait intervenir plus de six
pays, a aggravé le chaos dans la région. La confusion règne entre civils et
militaires : pour les chômeurs, recruter une bande armée permet d’accéder à un grade
dans l’armée régulière. Il est difficile d’identifier les enfants soldats, une
priorité pourtant pour les ONG. Le viol sévit de façon épidémique : on voit des
femmes revenir à l’hôpital après une série de nouvelles agressions. Le viol comme
arme de guerre s’associe en République démocratique du Congo à des viols de
proximité commis par le voisin ou au sein de la famille, dans une société qui peine
à retrouver ses repères. À l’évidence, le viol collectif n’est pas une simple réponse à une frustration
sexuelle, moins encore une réponse primitive de populations livrées à elles-mêmes.
Il peut être compris comme l’effet d’un bouleversement durable de la personnalité,
suite à l’impunité récurrente des violences perpétrées en groupe. La violence
physique supplémentaire infligée (mutilations sexuelles), qui peut sembler
« gratuite », confirme qu’il ne s’agit pas de désir frustré, mais de supplicier
l’Autre et de conjurer sa mémoire, elle façonne pour longtemps la psychologie des
acteurs. Ceux qui auparavant vivaient une histoire commune sont obsédés tout d’un
coup par le désir d’exterminer un double qui leur ressemble (les témoins en justice
déclarent différencier des ethnies à des indices impalpables connus d’eux
seuls). |
La biographie d’un docteur Les ouvrages sur Mukwege [8-10]
instruisent les facettes multiples du géant débonnaire projeté sur les écrans : le
soignant, le chirurgien, le saint, la vedette, le diplomate… Né en 1955 à Bukavu, Denis Mukwege a grandi au Kivu ; il a fait ses études à l’ancien
Athénée royal, première école laïque du Congo belge ouverte aux « Évolués », puis à
l’institut Bwindi fondé par des missionnaires scandinaves, où il reçoit un diplôme
en biochimie. Après deux ans à la faculté polytechnique de Kinshasa, fondée en 1954,
il étudie la médecine à Bujumbura, capitale du Burundi, et rentre travailler en 1998
à l’hôpital de Lemera près de Bukavu, qui est détruit par la guerre. Avec l’aide
d’une bourse de la Swedish Pentecostal Mission, il part se spécialiser en
obstétrique à Angers où ses amis forment le premier noyau d’une association de
soutien, France-Kivu. Il s’initie là à la réparation des « fistules » périnéales, un
fléau longtemps méconnu, en raison du silence honteux des femmes qui le subissent :
ce sera le sujet de sa thèse soutenue en 2015 à l’université libre de Bruxelles. Les
fistules ou communications anormales entre la vessie et le vagin, ou entre le rectum
et le vagin, entrainant incontinence et infections, sont dues à un accouchement qui
s’est mal passé : femmes au bassin trop étroit dû au rachitisme de l’enfance,
travail inefficace prolongé au domicile, manœuvres obstétricales maladroites. Les
femmes ainsi mutilées sont stigmatisées et rejetées par la société et par les maris.
Depuis quelques années, plusieurs programmes s’attaquent en Afrique à une chirurgie
réparatrice délicate [11]. La vie de Mukwege, telle qu’il la raconte lui-même [12-14], a connu plusieurs tournants dramatiques : on peut parler
de conversions. Le premier est la prise de conscience, aux côtés de son père
pasteur, de l’impuissance de ce dernier, en dépit de sa piété, à guérir ses fidèles,
d’où nait sa vocation médicale, le deuxième est la confrontation avec la mort des
jeunes parturientes, le troisième est lié au choc du constat des mutilations
associées aux viols récurrents, à son retour dans la région. Un autre médecin avant lui voulut sauver l’Afrique, mais par la voie des armes. En
1965, Che Guevara a passé un an au Congo dans un village du Kivu, attendant de faire
sa jonction avec Kabila pour renverser Mobutu2.
Le Che raconte que les combattants s’enduisaient le corps d’herbes collectées par un
guérisseur appelé dectura (docteur), censées détourner les balles à une condition :
respecter l’interdit des relations sexuelles. Mukwege, lui est un homme pacifique, il n’a pas été saisi de l’hybris du médecin qui
voulut être roi [15]. Ses
amis angevins qui suivent ses faits et gestes ne tarissent pas sur sa modestie, et
l’équilibre gardé au milieu des honneurs et de ses rencontres avec tous les grands
de ce monde. Il pose avec simplicité auprès de sa mère, une simple paysanne, qu’il
tient au courant de son action. Sa modestie est celle d’un pieux fils de pasteur,
pasteur lui même d’une petite communauté pentecôtiste. Cette communauté, fondée aux
États-Unis vers 1900, met l’accent sur l’acquisition par le baptême dans l’Esprit
Saint du don des langues (glossolalie), permettant de s’adresser au monde entier
comme les disciples du Christ à la Pentecôte. Pour parler des guérisons qu’il opère,
Mukwege réinvente le mot d’Ambroise Paré, son confrère français à la Renaissance:
« Je le pansai, Dieu le guérit. » Mais ce médecin est devenu aussi un tribun international qui réclame haut et fort la
justice. |
Pour que justice soit faite À ses interventions chirurgicales, Mukwege associe une action en direction de la
justice locale et internationale. Pour lui, les patientes sont aussi des victimes,
et la réparation n’est pas complète sans une intervention visant à identifier les
agresseurs et obtenir une compensation. L’équipe de Panzi compte des avocats et des
juristes. À l’international, la justice a été saisie au travers de la Cour pénale
internationale de La Haye, fondée en 1998. Mais jusqu’à présent, ce qui transpire
des huis clos est plutôt décevant : les déclarations de petits chefs se perdent dans
le dédale de souvenirs de coups de main entre chien et loup, où les femmes sont des
ombres anonymes oubliées de leurs agresseurs. Les dépositions bredouillantes des
inculpés en réponse aux questions de la Cour apportent peu de lumière sur des
comportements collectifs à répétition dont on ne sait plus s’ils sont spontanés,
prémédités ou opérés sous l’influence de drogues distribuées aux bandes3. La justice dite transitionnelle, justice extraordinaire destinée à remédier à des
désastres hors du commun et à sortir de la violence, dont les principes ont été
conceptualisés en 1997 par le juriste français Louis Joinet, déçoit par sa lenteur
et la faible portée de ses jugements, en dépit des moyens (limités) déployés. Les
difficultés d’identification, loin du terrain, des auteurs des violences qu’ils ont
ordonnées ou laissé faire, aboutissent le plus souvent à un non lieu. Que servirait
d’ailleurs d’emprisonner les violeurs ? Ne faut-il pas trouver d’autres moyens de
les empêcher de nuire ? Et comment instruire la procédure ? Devant la fréquence des
viols sur leur sol, les États-Unis ont mis en place à l’hôpital des dispositifs de
prise en charge, avec tout un arsenal de recherche de preuves biologiques et de
confrontations des témoins [16]. Mais, même dans ce cas, le passage au tribunal débouche rarement
sur des mesures concrètes pour guérir un mal dont les racines échappent à l’action
légale. Et que dire de l’avenir des enfants nés de ces étreintes forcées ? Certaines mères se
rattachent à la vie à travers l’enfant du destin, d’autres refusent de le
reconnaître. En République démocratique du Congo, l’avortement est officiellement
interdit et la plupart des Églises le condamne. La Curie romaine n’entérine que la
pilule post viol, efficace si elle est administrée dans les jours suivant le
viol ! Pour activer la justice, Mukwege s’est mué en diplomate. |
La diplomatie par la médecine Le médecin diplomate n’est pas une invention contemporaine. Au cours de l’Histoire,
les médecins présents auprès des rois ont été souvent chargés de missions
diplomatiques auprès d’autres souverains qu’ils pouvaient éventuellement soigner,
tâches facilitées par leur maitrise des langues étrangères [16]. Les consuls, présents avant la création des ambassadeurs,
étaient souvent des médecins. Mais au xix
e siècle, un renversement s’est opéré. Le médecin n’est plus seulement un
intermédiaire, il apparait porteur d’une mission « humanitaire » [17], bref un homme public. Mukwege est devenu une vedette internationale, sa rencontre avec l’auteure américaine
du « Monologue du vagin », Eve Ensler, a encore accru sa notoriété. Il accumule
depuis des années de multiples prix et signes de reconnaissance : le prix des Droits
de l’homme de France en 2007 et des Nations Unies en 2008, de la fondation Clinton
en 2008, le prix Primo Levi et le prix Sakharov en 2014, la prix Héros pour
l’Afrique en 2016, etc. Sa consécration comme un héros des temps modernes est chose
faite depuis le prix Nobel. L’hôpital de Panzi, siège d’une fondation qui porte son
nom, est le passage obligé d’illustres visiteurs et le point de mire d’ONG
internationales, et les financements s’accroissent avec la popularité grandissante
du médecin congolais. À la conférence de Paris de 2019, invité par la Fédération protestante de France,
Mukwege a mis ses pas dans ceux du Docteur Schweitzer au Gabon : Panzi rappelle
Lambaréné. Précédent un peu surprenant à première vue. Après des années où il a été
porté aux nues, Albert Schweitzer a été très critiqué pour son autoritarisme et son
lien avec le paternalisme colonial des blancs. Mais selon l’historien Augustin
Emane, ce sont les Africains eux-mêmes qui ont consacré [18] une « icône africaine » aux initiatives
originales, avec son hôpital ouvert de plain-pied aux familles et un travail direct
avec les communautés, qui apparaît aujourd’hui pionnier. Pendant des années, le témoignage de Mukwege avait retenti dans des instances
internationales où il constatait avec amertume que les représentants de son pays
brillaient par leur absence. Il s’était même plusieurs fois vu interdire de
témoigner, ses déclarations ayant fortement déplu au gouvernent du président Joseph
Kabila. Une tentative d’assassinat dans sa maison en 2012 l’a amené à prendre un
temps le chemin de l’exil. En fait, le gouvernement ne redoutait pas tant le médecin
que le leader politique potentiel qui, par son prestige, pourrait être un jour
plébiscité par une foule sans nombre comme celle qui vint à sa rencontre en
débordant les barrages à sa descente d’avion, quand il décida de revenir au pays
quelques mois plus tard. Mukwege aurait refusé le poste de ministre de la santé,
mais beaucoup de membres de la diaspora le verraient bien comme président. |
Un an après la cérémonie, le Prix Nobel de la paix a présenté son bilan5. Cette fois ci, ce n’est plus un témoin qui
vient plaider une cause oubliée, c’est un homme des temps nouveaux qui est intervenu
en tant qu’invité au sommet du G7 à Biarritz en août 2019. Il y a martelé quatre
objectifs :
-
mettre fin à la « violence basée sur le genre » ;
-
assurer le droit à l’éducation et à la santé pour tous ;
-
promouvoir « l’autonomisation économique » ;
-
et assurer l’égalité complète entre les femmes et les hommes dans les
politiques publiques.
Depuis la déclaration de 1789, les Droits de l’Homme ont inclus des acceptions plus
concrètes. L’opposition entre droits-liberté et droits-créance est devenue un lieu
commun de la science politique et juridique. Les libertés abstraites ne peuvent être
exercées que si sont remplies des conditions fondamentales comme l’accès à un niveau
de vie décent : droit au travail, droit au logement, droit à l’instruction, droit
aux soins etc. C’est maintenant au tour de l’égalité dans le genre de s’énoncer
comme un droit. Nous ne sommes plus dans la salle d’opération de Panzi, où Mukwege aurait appris la
nouvelle de son Nobel. Nous sommes sur la scène globale, où la parole des femmes
blessées du Congo se mêle aux cris des femmes d’Afrique du Sud, d’Amérique latine,
de Chine et d’ailleurs. Le discours de Mukwege prend des accents prophétiques pour
évoquer un monde où règneraient la justice et l’équité, y compris entre les sexes.
Mukwege énonce les engagements des états membres du G7, relatifs aux droits des
femmes, assurant leur « pleine inclusion et leur plus-value ». Engagement également
d’une prise en charge des enfants nés du viol, et du soutien à un réseau de
« Survivantes ». Le « Fonds Mondial pour les Survivantes » a été lancé en 2019 à New
York. Il s’agit entre autres d’un fonds pour la compensation des victimes de
violences sexuelles. La question de l’indemnisation suite au dépôt de plaintes
rompant le silence vient au premier plan. Mais la création d’un tel fonds global,
venant après d’autres comme celui destiné à la lutte contre paludisme, tuberculose
et VIH, sur une scène de la générosité en perte de vitesse, peut-elle tenir lieu de
changement radical des politiques ? Revenant sur terre à la fin de son bilan, Mukwege a rappelé que la violence continue
à sévir dans son pays, en particulier dans les Kivus. Les responsables ne sont pas
seulement les gouvernements qui laissent faire ou sous-traitent avec une partie des
bandes, mais ceux qui tirent leur épingle du jeu à l’arrière-plan en monopolisant
les richesses de l’eldorado congolais : les minerais précieux, en particulier le
coltran indispensable à l’industrie de l’électronique, que Mukwege appelle des
« minerais de sang ». Les populations dominées servent dans les mines où elles
extraient des richesses qui s’évaporent dans l’économie mondiale sans rapporter
autre chose aux citoyens locaux qu’un surcroit d’esclavage. Denis Mukwege insiste
sur la spoliation opérée par les firmes internationales et la nécessité d’instaurer
une « traçabilité complète » des produits d’extraction des mines, qui se déversent
dans les magasins de la planète. Il voit ces mesures comme une condition
incontournable de la réalisation sur terre des Droits universels de l’homme. Il y a du prophète inspiré dans ce discours, avec cette différence que Mukwege ne
menace pas de châtiments infernaux ceux qui tarderont à mettre en œuvre la réfection
grandiose du monde d’ici-bas. Quels sont donc les moyens dont il dispose pour faire
basculer la routine du monde d’aujourd’hui ? Le Nobel qui lui a été décerné revenait
à proclamer que la pacification n’est pas possible sans la réparation des corps et a
encouragé le médecin à contribuer à la sortie de la violence. Son engagement premier
découlait de sa connaissance intime du désastre en s’articulant avec sa déontologie
médicale (d’ailleurs, il trouve encore du temps pour la salle d’opération et
participe activement aux formations de la jeune génération ; on l’attend en France
pour une école d’été). Son positionnement politique global actuel sur la scène
médiatique est éminemment respectable, mais peut-il renverser le cycle de la
corruption et de la violence au Congo et dans le monde ? S’agit-il d’un programme ou
d’une prédication? Mukwege lance un appel à une réforme générale, en s’élevant
contre ce qui peut apparaître comme la malédiction immémoriale, biblique ? de la
femme. L’entreprise force l’admiration, mais suscite aussi la perplexité : le
discours nous emmène loin des réalités locales d’une souffrance qui est aussi celle
des hommes [19]. Enfin,
quand Mukwege revendique à Stockholm « des élections libres, transparentes et
apaisées », il réveille les mânes du militant Patrice Lumumba, et on peut trembler
pour sa vie. |
L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données
publiées dans cet article.
|
Anne-Marie Moulin remercie les nombreux collègues du Docteur Mukwege pour leurs
témoignages.
|
Footnotes |
1.
Une vie et une voix . La Révolution au
Guatémala.
1983 ; Transcription d’Elisabeth Burgos.
Paris: : Gallimard;
2.
Rouzeau
S.
. L’enfant de l’ennemi (1914–1918).
1995 ; Paris: :
Aubier;
3.
Anam
T.
. A golden age.
2007 ; Londres: : John
Murray; 4.
Le
Politkovskaia A.
. déshonneur russe.
2003 ; Paris: :
Buchet-Chastel;
5.
Mukwege
D
,
Cadière
GB
. Panzi . Paris: :
Éditions du Moment; ,
2014. 6.
Conrad
J.
. In the heart of darkness, édition franco-anglaise,
1899. , Paris: :
Gallimard; , 2017.
7.
Verhaegen
B. Les rébellions du
Congo . Bruxelles: :
CRISP; , 1966 et
1969. 8.
Braeckman
C.
. L’homme qui répare les femmes, Violences sexuelles au
Congo. Le combat du Docteur Mukwege. , André
Versailles Éditeur; , 2012. 9.
Collectif . Le viol, une arme de terreur. Dans le
sillage du Dr Mukwege . Éditions
Mardaga; , 2015. 10.
Van Hamme
J,
Simon
C. Kivu .
Le Lombard; ,
2018. 11.
Falandry
L.
. Sawago, une vie volée. ,
Paris: :
L’Harmattan; ,
2007. 12.
Mukwege
D
,
Cadière
GB
. Panzi. , Paris: :
Éditeurs du Moment; ,
2014. 13.
Mukwege
D.
. Plaidoyer pour la vie. ,
Paris: : Éditions
L’Archipel; , 2016. 14.
Mukwege
D
,
Cadière
B
. Réparer les Femmes, un combat contre la
barbarie. , Paris: :
Aedis; , 2019. 15.
Le
Lachenal G.
, médecin qui voulut être roi. Sur les traces d’une utopie
coloniale. , Paris: :
Seuil; , 2017. 16.
Moulin
AM
. Le médecin du Prince. ,
Paris: : Odile
Jacob; , 2010. 17.
La
Brauman R.
. médecine humanitaire. ,
Paris: : PUF; ,
2008. 18.
Emane
A.
. Docteur Schweitzer, Une icône africaine .
Paris: :
Fayard; , 2013. 19.
Brankamp
H.
. Hegemonic masculinity, victimhood and male bodies
as a battlefield in Eastern DR Congo . Student J
International Relations.
2015; ; 2 :
:5.–28. |