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| Med Sci (Paris). 38(3): 296–302. doi: 10.1051/medsci/2022025.Épigénétique et cancérologie Deux visages de la personnalisation de la médecine Lola Auroy1 and Séverine Louvel1* 1Laboratoire PACTE de sciences sociales, UMR CNRS 5194, Université Grenoble Alpes, Sciences Po Grenoble
,
1030 avenue centrale, Domaine universitaire
,
38400Saint Martin d’Hères
,
France |
Vignette (© Michel Morange).
La recherche en épigénétique a ouvert en cancérologie deux fronts de recherche majeurs et partiellement distincts. Tout d’abord, comme d’autres maladies complexes, telles que les maladies métaboliques ou neurodégénératives, les cancers peuvent être en partie définis comme des maladies épigénétiques, dans la mesure où des altérations épigénétiques sont impliquées dans les transformations cellulaires qui accompagnent leur progression [
1
]. Ensuite, des expositions environnementales et, notamment, des contaminants chimiques, induisent des modifications épigénétiques susceptibles d’entraîner des effets délétères sur la santé [
2
]. L’épigénétique cristallise dès lors bon nombre d’attentes médicales, souvent formulées en termes de personnalisation : améliorer le diagnostic précoce ; établir des cibles biologiques pour des médicaments ; prodiguer des conseils de vie pour prévenir l’apparition d’une maladie ; ou identifier des expositions environnementales qu’il serait nécessaire de limiter.
Cette revue propose une lecture critique de ces attentes pour la cancérologie, un domaine pour lequel l’épigénétique est annoncée comme porteuse de profonds changements [
3
] (
→
).
(→) Voir la Synthèse de S. Laget et P.A. Defossez, m/s n° 8-9, août-septembre 2008, page 725
Il ne s’agit pas d’évaluer leur degré de réalisme, mais d’interroger les conceptions de la médecine dite personnalisée qui leur sont associées, un concept très flou et qui rassemble une pluralité de définitions pas toujours compatibles [
4
-
6
] (
→
).
(→) Voir la Synthèse de S. Bateman,
m/s
hors série n° 2, novembre 2014, page 8, et le Forum de M. Billaud et X. Guchet,
m/s
n° 8-9, août-septembre 2015, page 797
Il s’agit également de s’interroger sur les acteurs qui proposent ces conceptions et sur les espaces dans lesquels elles circulent. Après avoir rappelé les fronts de recherche de l’épigénétique pour la cancérologie, nous proposerons l’idée que chacun alimente une vision de la médecine personnalisée qui se déploie de manière privilégiée dans un espace social. D’un côté, la connaissance des processus épigénétiques qui interviennent dans la progression tumorale (qualifiés par la suite d’épigénétique clinique), et qui contribuent au programme de molécularisation de la médecine porté par la médecine génomique. Cette vision de la médecine personnalisée se développe surtout dans l’espace médical et elle concerne essentiellement l’individualisation du diagnostic et du soin. D’un autre côté, la mise en évidence de facteurs épigénétiques participant aux causes environnementales des cancers (qui participent de l’épigénétique dite environnementale) qui nourrit aussi, dans la sphère médicale, des attentes en termes d’individualisation de la prévention et du soin. Cette épigénétique environnementale rencontre également un écho important auprès d’entreprises qui affirment que l’épigénétique pourrait donner à chacun la capacité de se protéger du cancer en adaptant son style de vie. Dans l’espace marchand, la médecine personnalisée désigne surtout la responsabilité individuelle en matière de prévention. Nous nous interrogerons ensuite sur l’absence, à ce jour, de traduction concrète d’une troisième acception de la médecine personnalisée, dans laquelle l’épigénétique environnementale vient en renfort d’une approche individualisée des parcours de vie des patients. |
Épigénétique et cancer : des avancées scientifiques sur deux fronts Épigénétique clinique et rôle des processus épigénétiques dans la progression tumorale
Si l’étude des mécanismes épigénétiques en cancérologie n’est pas récente, elle fait l’objet d’un surcroît d’intérêt considérable depuis les années 2000, ainsi que l’illustre l’augmentation du nombre de publications consacré au domaine
(
Figure 1
)
. Le dogme des mutations génétiques comme seules suffisantes à induire une tumeur laisse ainsi progressivement la place à la mise en évidence d’altérations épigénétiques dans la transformation des cellules cancéreuses [
7
] (
→
).
(→) Voir la Synthèse de S. Deltour
et al., m/s
n° 44, avril 2005, page 405
 | Figure 1.
Nombre annuel d’articles qui traitent des liens entre mécanismes épigénétiques et cancer, répertoriés dans la base
Web of Science
au cours de la période 1995-2020.
Les articles ont été identifiés à partir d’une requête par mots-clés dans les titres, résumés et mots-clés des articles.
|
La dérégulation épigénétique que l’on observe dans les cancers repose sur plusieurs mécanismes biologiques : la méthylation de l’ADN, des modifications touchant les histones, avec le remodelage de la chromatine, ou encore l’implication de micro-ARN, régulateurs de la transcription de gènes [
8
]. En particulier, l’hyperméthylation de l’ADN au niveau des promoteurs de certains gènes, qui module leur expression, est aujourd’hui établie comme une caractéristique fondamentale d’une majorité de cancers humains [
9
]. Cela étant, loin d’un basculement du « tout génétique » au « tout épigénétique », le cancer apparaît plutôt, désormais, comme une maladie génétique et épigénétique, bien que les liens directs entre les deux restent à préciser [
10
].
Épigénétique environnementale et causes environnementales du cancer
Si, dans les recherches en cancérologie qui précèdent, la contribution de facteurs environnementaux aux transformations des cellules cancéreuses est considérée comme mineure, la question des mécanismes épigénétiques par lesquels les causes environnementales du cancer exercent leurs effets est en revanche importante en épigénétique environnementale. L’épigénétique environnementale désigne l’étude des modifications épigénétiques dues aux environnements, que ceux-ci soient matériels, physiques ou sociaux. Elle vient raviver les espoirs déçus de la génomique, à la suite du projet Génome humain (
Human Genome Project
), qui avait échoué à identifier en totalité, comme initialement pensé, l’étiologie des maladies [
11
]. Elle renforce aussi certains concepts d’explication des maladies, comme la DOHaD (origines développementales de la santé et des maladies) [
12
] (
→
).
(→) Voir la Synthèse de M.A. Charles
et al., m/s
janvier 2016, page 15
Cette approche environnementale met l’accent sur l’importance des expositions prénatales et périnatales à des facteurs environnementaux dans le développement de maladies chroniques à l’âge adulte. Les recherches en épigénétique environnementale, malgré l’ambition d’étudier les modifications épigénétiques liées à tous les environnements, opèrent une forme de « réductionnisme pragmatique », courant dans les sciences expérimentales : autrement dit, elles se concentrent sur des expositions qui peuvent être évaluées facilement et/ou dont la « signature épigénétique » est la plus forte (notamment, le style de vie, ramené au tabac et à la nutrition ; les traumatismes psychologiques ; certains polluants chimiques) [
13
]. Dans des cohortes épidémiologiques, des associations ont été établies entre des expositions environnementales, des changements épigénétiques globaux ou ciblés, et l’apparition de certaines maladies, dont des cancers. La fumée de cigarette est de loin l’exposition la plus étudiée : plusieurs marques épigénétiques ont en effet été associées à l’apparition de cancers du sein et du poumon, et aux pronostics de survie du cancer du poumon [
2
]. Des études toxicologiques conduites sur des modèles animaux, et des études
in vitro
sur des cellules visent à élucider les mécanismes d’action de la toxicité des produits environnementaux. Ces études peuvent notamment expliquer les raisons pour lesquelles certaines substances peuvent être cancérogènes. C’est le cas de l’arsenic, une substance qui n’est pas génotoxique mais pour laquelle il est établi aujourd’hui que le mode d’action est principalement épigénétique [
14
].
Des régimes de recherche dans le prolongement de la génomique
Qu’il s’agisse d’épigénétique clinique ou d’épigénétique environnementale, le régime de recherche, c’est-à-dire les manières de produire de la connaissance et de la valoriser, prolonge celui de la génomique [
15
]. Les recherches sur les liens entre épigénétique et cancer ont en effet directement bénéficié des avancées de la génomique obtenues dans le cadre des grands projets collaboratifs comme le
Human Genome Project
. Ceux-ci ont permis l’analyse à grande échelle du génome humain et le séquençage massif de génomes de cellules tumorales : ils ont révélé l’ampleur du rôle de la reprogrammation épigénétique au cœur des cellules cancéreuses. L’épigénomique, qui désigne l’étude de toutes les modifications épigénétiques d’une cellule, utilise également des techniques de séquençage appliquées à l’analyse du génome, qui s’est largement développée avec la génomique à haut débit. À la différence du génome, qui intéresse toutes les cellules, l’épigénome est spécifique du type de cellules et des tissus. Il peut aussi se modifier avec l’âge et sous la pression de l’exposition à un certain nombre de facteurs environnementaux [
16
]. Si l’interprétation des données épigénétiques pose des enjeux spécifiques, sa validité est donc renforcée par la prise en compte des données de génomique qui ont été obtenues. Par exemple, les études EWAS (
epigenetic association studies
) peuvent être analysées en relation avec les études GWAS (
genome wide association studies
) pour identifier des variants génétiques qui affectent, en fait, la méthylation de l’ADN, et donc l’épigénome [
17
].
Les avancées scientifiques majeures de la recherche en épigénétique, et leur intérêt pour la recherche en cancérologie, s’inscrivent donc dans une complémentarité très forte avec la génétique et la génomique. Mais qu’en est-il des attentes qui lui sont associées ? On observe ici une différence majeure entre la vision de la médecine personnalisée qui se développe dans l’espace médical (l’épigénétique clinique renforce les objectifs de « molécularisation » de la médecine génomique ; l’épigénétique environnementale suscite des attentes en termes d’individualisation de la prévention et des traitements) et la vision qui se développe au sein de l’espace marchand (où l’épigénétique environnementale alimente une rhétorique autour de la responsabilité individuelle sur la santé). |
Épigénétique clinique et promesses de « molécularisation » de la médecine Une molécularisation dans le sillage de la médecine génomique
L’épigénétique clinique renforce la « personnalisation » de la médecine dans sa version « molécularisation », à savoir «
proposer le traitement le plus adapté au malade en se fondant sur les caractéristiques moléculaires de sa pathologie
» [
6
], qui est au centre de la médecine génomique et plus largement, de la médecine de précision. Celle-ci repose sur la définition du profil moléculaire de la maladie concernée et sur le recours (
matching
) à des thérapies ciblées qui s’appuient sur une signature particulière de la maladie chez un patient. Dans le cas du cancer – qui draine la majorité des efforts de recherche et de financements dédiés à la médecine personnalisée – le diagnostic et les approches thérapeutiques ne se concentrent donc plus sur les localisations tumorales, telles que répertoriées dans les classifications cliniques traditionnelles (par tissu ou par organe), mais sur leur profil moléculaire, chez un patient [
18
]. La médecine personnalisée correspondrait ici à une médecine génomique, qui s’appuie sur les informations moléculaires du patient et de sa tumeur afin d’élaborer le diagnostic et prédire l’évolution de la maladie ou la réponse du patient au traitement. Cependant, la mise en œuvre clinique de cette médecine demeure relativement contrastée et, malgré quelques succès, comme le Glivec
®
1
, peu de médicaments sont actuellement commercialisés uniquement sur la base des caractéristiques génomiques de la tumeur [
19
]. L’épigénétique est ainsi parfois présentée comme la condition
sine qua non
pour tenir les promesses de cette médecine de précision [
20
].
Trois principales applications : tests diagnostiques, médecine stratifiée, ciblage des traitements
Pour le cancer, comme pour d’autres maladies, les attentes des usages cliniques de l’épigénétique s’expriment sur trois plans [
21
] : (1) la définition du profil épigénomique des tumeurs (par exemple, leur profil de méthylation), qui ouvre la voie au développement de tests diagnostiques, dits épigénétiques, comme celui proposé par l’entreprise américaine
MDxHealth
(en Californie). Présenté comme outil de la médecine de précision, ce test a été validé cliniquement pour la détection du cancer de la prostate dans les tissus provenant de biopsies négatives. Il s’appuie sur un test de type PCR (
polymerase chain reaction
) qui détecte spécifiquement le profil de méthylation de l’ADN dans les échantillons cellulaires étudiés [
22
] ; (2) l’épigénétique, qui pourrait renforcer les approches de médecine stratifiée, notamment grâce à la pharmaco-épigénomique, qui permet d’identifier des sous-populations de patients plus sensibles à certains traitements. En ce sens, l’épigénétique poursuit les objectifs de ciblage préalable des patients (ou criblage [
screening
] moléculaire) de la génomique ; (3) finalement, l’épigénétique devrait contribuer à l’individualisation et au ciblage des traitements des patients. Les épithérapies, approuvées depuis une quinzaine d’années, cherchent en effet à inhiber certains mécanismes épigénétiques – inhibiteurs de méthyltransférases et d’histones dé-acétylases (par exemple, l’azacitidine ou encore l’entinostat) – mais ces thérapies posent des problèmes de toxicité (effets sur l’épigénome des cellules cancéreuses, mais aussi sur celui des cellules saines, dans la mesure où elles ciblent plusieurs enzymes). Plus récemment, ont été développées des épithérapies dites « ciblées », de deuxième et troisième générations, qui se concentrent sur des enzymes particulières, comme par exemple l’histone méthyltransférase EZH2 (
enhancer of zeste homolog 2
), avec un médicament, le tazemetostat (Tazverik™), qui a reçu une autorisation de mise sur le marché délivrée par la
Food and Drug Administration
(FDA) américaine en 2020 pour le traitement de lymphomes folliculaires et de sarcomes épithéliaux métastatiques ou localement avancés non opérables. Ces épithérapies reposent sur le profil moléculaire des tumeurs cancéreuses ainsi que sur les caractéristiques individuelles de chaque patient (qui doit présenter la mutation incriminée). Certaines de ces épithérapies sont proposées en complément de traitements conventionnels, afin d’améliorer la réponse au traitement, de limiter sa toxicité et ses effets secondaires. C’est, par exemple, le cas d’un essai en cours à l’Institut Curie, qui associe une immunothérapie à un épimédicament, le vorinostat (Zolinza
®
), un inhibiteur d’histone dé-acétylases qui permet de relancer l’expression de gènes éteints par des modifications épigénétiques dans les cellules cancéreuses.
Le marché des épimédicaments anti-cancéreux est ainsi présenté comme très prometteur. Selon une étude prospective récente [
23
], le marché mondial de ce type de médicaments et celui du diagnostic devraient être multipliés par 4 d’ici 2027. L’épigénétique apparaît donc comme une opportunité sur laquelle se positionnent aussi bien des entreprises pharmaceutiques que des
start-up
de biotechnologies. Pourtant, c’est un marché émergent et seul un nombre restreint de molécules ont reçu jusqu’à présent une autorisation de mise sur le marché en France pour le cancer ; la recherche se situe principalement aux stades d’essais cliniques de phases I et II.
Les attentes, pour la cancérologie, à l’égard de l’épigénétique clinique s’inscrivent massivement dans la continuité de la médecine génomique. La mise en œuvre concrète d’une médecine personnalisée, entendue comme médecine moléculaire ou de précision, semble poser des enjeux comparables en épigénétique clinique et en médecine génomique : si un grand nombre de molécules sont testées, encore relativement peu d’autorisations de mise sur le marché sont délivrées.
Ces attentes concernent essentiellement l’espace médical et elles ont, à ce jour, un écho assez faible auprès du grand public. Notamment, la presse généraliste les relaie peu : une consultation de la base de données
Europresse
2
sur la période 2010-2020 indique que seuls une dizaine d’articles sont consacrés aux progrès à attendre en matière d’individualisation des traitements et de précision des tests diagnostiques [
24
-
27
].
Épigénétique clinique et épigénétique environnementale : des attentes complémentaires en matière d’individualisation de la prévention et des soins
L’épigénétique clinique est en première ligne des attentes médicales en matière d’individualisation. L’épigénétique environnementale participe également à l’essor considérable du domaine de la nutrition personnalisée appliquée aux cancers et à d’autres maladies chroniques [
28
]. Si des recherches mettent en évidence un lien entre nutrition en début de vie et risque de développer certains cancers à l’âge adulte (par exemple entre alimentation de la mère pendant la grossesse et risque, pour les filles à naître, de développer un cancer du sein [
29
]), d’autres s’intéressent aux effets de la nutrition à l’âge adulte. L’ambition première de cette approche est d’élargir la panoplie des outils de prévention et d’individualiser leur usage, mais les attentes concernent aussi la formulation des régimes alimentaires qui sont proposés aux individus : certains composés nutritionnels auraient une action thérapeutique modulatrice sur l’épigénétique [
30
]. Par exemple, les effets préventifs et thérapeutiques de plantes, contenant des polyphénols, s’expliqueraient notamment par des mécanismes épigénétiques [
31
]. L’efficacité de ces interventions nutritionnelles, très variable selon les individus, plaide ainsi pour le développement d’une médecine stratifiée, où les sous-populations seraient identifiées selon des facteurs génétiques et épigénétiques [
32
].
|
Épigénétique environnementale : des produits et des services commercialisés pour (re)prendre le contrôle sur sa santé
Des entreprises mobilisent la recherche en épigénétique environnementale pour louer les mérites de produits ou de services (tests, régimes, conseils, compléments alimentaires, etc.) à des consommateurs soucieux de leur santé, en quête, en particulier, d’un style de vie à même de prévenir l’apparition de cancers, voire de les soigner. La capacité individuelle, grâce à l’épigénétique environnementale, à reprendre le contrôle de sa santé, ainsi qu’à prévenir, voire guérir les cancers, est une idée très relayée par la presse
grand public
. Une recherche conduite sur les titres anglophones répertoriés dans la base
Europresse
(2013-2017) montre en effet que la thématique des liens entre environnements, épigénétique et cancer occupe une place très importante. Ces journaux
grand public
tendent à associer la capacité d’action individuelle à « l’actionnabilité » de l’épigénome et sa « réceptivité » aux signaux environnementaux, ce qui n’est pas possible pour le génome qui est présumé non modifiable par l’individu [
43
]. Dans ces discours médiatiques, comme dans les arguments publicitaires, la vision de la médecine personnalisée associée à l’épigénétique est cependant bien différente des approches moléculaires et de précision qui sont portées par la médecine génomique.
Tests de susceptibilité épigénétique
Plusieurs tests, dits de « susceptibilité épigénétique » [
21
], ont été développés. Ils sont fondés sur une mesure de la différence entre l’âge épigénétique de l’individu, qu’un algorithme calcule à partir de mesures de la méthylation de l’ADN sur des milliers de sites CpG, sites sensibles à la méthylation des résidus cytosine, et l’âge chronologique (l’âge réel de la personne) [
33
]. Les recherches conduites sur l’âge épigénétique visent à en faire un biomarqueur de vieillissement précoce, en lien notamment avec les expositions environnementales, la nutrition, le stress ou l’activité physique de l’individu [
34
]. Elles cherchent également à en faire un prédicteur de risque de l’apparition et de la gravité de certaines maladies, en particulier du cancer [
35
].
Certains tests utilisant l’âge épigénétique ont été développés pour un usage clinique, avec le même objectif : aboutir à un diagnostic de précision, comme le font les tests déjà validés cliniquement, tels que celui proposé par
MDxHealth
pour le cancer de la prostate. D’autres tests sont commercialisés directement auprès du grand public : ils sont avant tout destinés à un usage prédictif et servent à évaluer l’impact du style de vie de l’individu sur son âge épigénétique. Les entreprises recommandent de réaliser un test une à deux fois par an pour suivre l’évolution des résultats en fonction des modifications de comportement : «
Did you change your diet? Did you change your lifestyle? Or did you start a new age management routine? We recommend retesting every 6 to 12 months
»
3
[
36
]. L’une d’elles propose même une application mobile qui intègre les résultats des tests épigénétiques, des questionnaires sur le style de vie et des conseils personnalisés sur la santé [
37
]. Ces tests soulèvent cependant bon nombre d’interrogations : notamment, leur fiabilité et leur précision ne seraient pas suffisantes pour comparer des résultats à six mois d’intervalle, et encore moins pour évaluer l’effet d’un changement de style de vie sur le résultat obtenu. Pourtant, malgré les incertitudes scientifiques, des entreprises, notamment des compagnies d’assurance, commencent à utiliser ces tests pour classer leurs clients en groupes à risque [
38
-
40
].
En parallèle du marché, toujours en expansion, de tests génétiques proposés directement au consommateur [
40
], se développe un marché de tests épigénétiques, qui pose les mêmes questions [
41
]. Mais celui-ci s’inscrit en partie dans un autre régime d’attentes à l’égard de la médecine personnalisée. Si la mesure de l’âge épigénétique véhicule, comme le test de prédisposition génétique, la promesse d’une prédiction individuelle du risque de maladie, la possible réversibilité des marques épigénétiques
via
un changement d’hygiène de vie pourrait ouvrir la possibilité pour les individus, de reprendre le contrôle sur leur santé et de mesurer les progrès réalisés.
Des produits et des services pour agir sur son épigénome
Cette vision de la médecine personnalisée, centrée sur l’encapacitation individuelle (
empowerment
) [
5
], est centrale dans les arguments de vente de produits et services qui font appel à la recherche sur l’épigénétique : régimes, compléments alimentaires, programmes de méditation ou de gestion du stress. La réversibilité des mécanismes épigénétiques paraît soustraire le consommateur au déterminisme génétique et lui donner le contrôle sur son épigénome : «
votre mode de vie compte plus que votre hérédité »
, «
vous êtes plus que la somme de vos gènes
» [
42
]. La recherche en épigénétique est ainsi souvent sollicitée pour apporter des arguments scientifiques en matière de prévention de l’apparition de cancers, sans que des mécanismes épigénétiques n’aient été clairement établis. Un complément alimentaire, à base de lunasine, un peptide présent dans les graines de soja, est ainsi présenté comme la clé d’une «
healthy epigenetics
». Or, si des études scientifiques mettent bien en avant les propriétés anticancéreuses de la lunasine, plusieurs mécanismes interviennent très probablement, qui ne sont pas seulement d’ordre épigénétique [
45
].
Les conseils pour contrôler son alimentation, faire de l’exercice, ou encore gérer son stress, n’hésitent pas à interpréter, en termes de causalité, des études corrélatives dont la validité est parfois critiquée. Certaines ne démontrent pas en effet que des processus épigénétiques sont effectivement en jeu : «
Dans le groupe de gènes stimulés par les pensées positives, il y en a beaucoup qui augmentent nettement notre immunité et qui déterminent notre résistance au cancer
» [
44
].
|
La recherche en épigénétique renforce aujourd’hui des visions de la médecine personnalisée qui progressent en parallèle (l’une autour de l’épigénétique clinique et l’autre autour de l’épigénétique environnementale), et se développent dans des espaces sociaux privilégiés (espace médical
vs.
espace marchand). Ces acceptions de la personnalisation posent plusieurs enjeux. Les premiers ont trait à l’individualisation de la prévention et des traitements que pourront permettre tant l’épigénétique clinique que l’épigénétique environnementale. S’agissant de l’épigénétique clinique, ces enjeux sont en grande partie similaires à ceux qui jalonnent le déploiement de la médecine dite de précision, tant ce domaine de l’épigénétique renforce et prolonge celui de la médecine génomique. On retrouve en effet des problématiques similaires, telles que le faible nombre de molécules approuvées en clinique, les coûts élevés ou encore le type de patients qui vont pouvoir bénéficier de ces traitements. Par ailleurs, les formes d’individualisation de la prévention et du soin que pourraient autoriser l’épigénétique environnementale posent des difficultés, comme on peut le voir dans l’exemple de la nutrition personnalisée : la « nutri-épigénomique » suscite de fortes attentes mais peu d’applications concrètes en contexte clinique, du fait notamment de la difficulté à identifier les patients les plus réceptifs aux régimes enrichis en composés qui activent des processus épigénétiques. De plus, la visée préventive de la nutrition personnalisée peut encourager des discours sur le « manger sainement » (pour sa propre santé) et le « soin alimentaire » (pour la santé de ses enfants) qui produisent, de manière problématique, des injonctions à la responsabilité individuelle et induisent une culpabilité (qui s’exerce sur les parents et notamment sur les mères) [
28
].
Un second type d’enjeux est lié au « bruit » médiatique qui se développe autour des produits et services qui s’appuient sur l’épigénétique environnementale pour affirmer des visions de la médecine et de la santé fondées sur la responsabilité individuelle et sur l’auto-surveillance. Ici, l’épigénétique apporte de nouveaux arguments commerciaux pour faire de chaque individu un «
homo medicus
auxiliaire du corps médical qui conforme son mode de vie à des principes bio-hygiéniques et à des mesures prophylactiques pour préserver sa santé » [
6
].
Enfin, un troisième type d’enjeux se dégage « en creux » : il nous semble qu’une vision de la médecine personnalisée pourrait émerger de la recherche en épigénétique environnementale dans le domaine du cancer : il s’agit de la médecine parfois qualifiée de « holiste » [
5
], car elle prend en compte l’expérience de la maladie, les relations aux autres et le parcours de vie. Il ne s’agit plus seulement d’adapter les styles de vie (alimentation, activité physique ou gestion du stress) à des fins de prévention ou de soin. Dans cette acception de la médecine, le patient n’est plus seulement considéré comme un individu responsable de ses comportements, il est également appréhendé comme une personne qui vit dans des environnements qui orientent et contraignent ses choix de vie. La recherche en épigénétique suscite beaucoup d’attentes pour renforcer cette vision de la médecine, dans la mesure où elle permettrait d’expliquer comment des expériences biographiques « passent sous la peau » et avec quels effets sur la santé. L’approche est scientifiquement prometteuse en cancérologie, où des études montrent, par exemple, un lien entre les situations stressantes pendant la petite enfance et l’incidence du cancer avant l’âge de 50 ans [
45
], ou encore entre l’exposition
in utero
à des situations de stress ou à des polluants et le risque de développer un cancer du sein à l’âge adulte [
46
]. Les applications possibles en termes de prévention suscitent aussi des craintes, relatives en particulier aux possibilités d’usages prédictifs (individuels ou collectifs) ou au contrôle de populations identifiées comme étant à risque. Cela invite à observer attentivement comment cette troisième voie de la personnalisation de la médecine prendra forme en cancérologie : comment elle peut enrichir la perspective d’individualisation de la prévention et du soin, tout en proposant une alternative à une vision qui met l’accent sur la responsabilité individuelle [
47
].
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Les auteures déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
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