Seize ans après la création d’un virus de la poliomyélite à partir de fragments d’ADN [
1
] (
→
), la publication par Evans
et al
, en 2018, de la synthèse artificielle du virus disparu de la variole équine [
2
] a entraîné une controverse majeure dans la communauté scientifique [
3
]. Si la néosynthèse d’un orthopoxvirus semblait possible, elle paraissait compliquée par la longueur du génome viral, et par les structures en tiges-boucles de ses extrémités. Evans et ses collaborateurs ont apporté la démonstration formelle de sa faisabilité et la méthode décrite pourrait être appliquée pour synthétiser n’importe quel virus de la famille des orthopoxvirus. Ces travaux ont suscité la polémique, car le plus illustre membre de cette famille est le virus de la variole, fléau historique éradiqué en 1980 grâce à une campagne de vaccination mondiale coordonnée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) [
1
]. Aujourd’hui, la population mondiale n’est en grande partie plus immunisée contre ce virus très contagieux, hautement pathogène, et, dans le cas de la forme majeure, fatal dans environ un tiers des cas [
4
]. Ces trois propriétés, contagiosité, pathogénicité et absence d’immunité, définissent ce qui est désigné sous l’acronyme PPP, pour pathogène à potentiel pandémique [
5
]. La publication de cette étude dans la revue
PloS Pathogens
a soulevé de vives inquiétudes, car elle permettrait à tout individu ou organisation de s’en servir à des fins malveillantes [
2
]. La synthèse du virus de la variole pourrait en effet entraîner une catastrophe à l’échelle mondiale et l’accès à une telle technologie brise les barrières de sécurité renforcées mises en place pour limiter l’accès aux souches naturelles qui sont conservées jusqu’à aujourd’hui dans différents pays [
1
,
6
]. La publication des détails méthodologiques, au cœur de la polémique, semble, selon certains auteurs, d’utilité limitée pour démontrer la qualité du vaccin, objectif initial de l’étude [
2
,
6
]. De ce fait, fournir les instructions complètes d’un protocole pouvant être détourné à des fins malveillantes apparaît pour beaucoup déraisonnable [
1
,
6
-
9
], et d’autant plus effrayant que la synthèse du virus variolique n’a nécessité qu’un financement assez dérisoire [
7
,
8
,
10
].
(→) Voir le Forum de J.N. Tournier,
m/s
n° 2, février 2019, page 181
La teneur de ces débats n’est pas sans rappeler une controverse d’ampleur similaire qui a agité, en 2012, la communauté scientifique et la presse généraliste, après la publication de deux études distinctes qui visaient à augmenter la contagiosité du virus de grippe A de type H5N1 [
11
-
13
]. D’abord identifié en Asie, ce virus de la grippe aviaire s’est propagé en Europe et en Afrique et a provoqué des épizooties dévastatrices dans les élevages de volaille [
14
,
15
] (
→
).
(→) Voir les Repères de P. Loulergue,
m/s
n° 11, novembre 2006, page 990, et de F. Lanternier et al.,
m/s
n° 3, mars 2008, page 314
Depuis 2003, des cas occasionnels de transmission de l’oiseau à l’homme ont causé dans le monde plus de 800 cas d’infection, dont 455 décès, soit un taux de létalité supérieur à 50 % [
16
]. Seule la très faible capacité de transmission interhumaine limite, aujourd’hui, le potentiel pandémique de ce pathogène hautement contagieux, et contre lequel la population mondiale n’est pas immunisée.
Les deux équipes de recherche à la source de ces travaux avançaient qu’identifier les mutations nécessaires et suffisantes pour rendre le virus H5N1 contagieux permettrait de développer un vaccin, en amont de l’émergence naturelle de la souche. Consulté au cours du processus de révision des deux articles soumis fin 2011, le NSABB (
National Science Advisory Board for Biosecurity
), aux États-Unis, a recommandé d’exclure de la publication les détails techniques et l’indication des mutations spécifiques portant sur la modification de virus [
17
]. L’intensité des débats et des inquiétudes soulevées ont conduit les experts à décider d’une interruption de 60 jours de toutes les recherches visant à augmenter la transmissibilité du virus H5N1 chez les mammifères, afin de favoriser le dialogue entre chercheurs [
13
,
18
].
Au-delà des questions posées par la publication des détails méthodologiques, le danger que représente une éventuelle fuite de laboratoire pourrait constituer une menace qui serait la plus préoccupante
(
Figure 1
)
[
5
,
19
]. Des travaux d’évaluation de risque estiment à 0,2 % par laboratoire et par an, le risque de contamination accidentelle non immédiatement détectée d’un expérimentateur en laboratoire L3
1,
. Selon les calculs du modélisateur américain Lynn Klotz, en supposant que 10 laboratoires travaillent sur des PPP dans le monde, on atteint un risque de 18 % en l’espace de 10 ans de recherche [
5
,
20
]. En considérant des contaminations secondaires dans les transports en commun, qui limitent largement l’efficacité des actions d’identification des contacts avec la personne contaminée (
contact tracing
) et de leur isolement, le risque est qu’une fuite accidentelle de laboratoire entraînerait une pandémie qui toucherait 1,1 % de la population, pour un virus ayant un taux de reproduction (R
0
) fixé fictivement à 2 [
5
,
20
]. Le risque pandémique n’est donc pas négligeable et doit être mis en regard de la mortalité en cas de pandémie au niveau mondial, avec, pour exemples, des taux de létalité de plus de 30 % pour les grippes H5N1 et H7N9 [
20
].
 | Figure 1.
Évaluation du risque de pandémie et de la mortalité associée, à partir d’une contamination accidentelle en laboratoire d’un pathogène à potentiel pandémique
(d’après [
5
]).
|
Malgré les diverses recommandations émises après la polémique autour des deux études sur la grippe, la parution, six ans plus tard, de l’étude permettant de synthétiser le virus de la variole équine a soulevé des questions similaires. Rien n’est encore tranché et la situation illustre le besoin criant d’un consensus international. Le nombre de nouvelles menaces étant potentiellement infini, l’asymétrie qui existe entre la facilité évidente de la création de pathogènes et la complexité grandissante de la maîtrise des conséquences en cas d’accident ou de détournement malveillant semble particulièrement préoccupante [
13
]. Il paraît alors nécessaire et urgent d’établir, en amont, une discussion sur l’utilité et la nécessité de chaque projet de recherche comportant des risques évidents pour l’humanité.
Les débats que soulèvent aujourd’hui la création ou la modification hypothétique du SARS-Cov-2 en laboratoire le montrent encore. En effet, si l’hypothèse dominante dans la communauté scientifique est une origine zoonotique du virus, la piste d’une transmission
via
le pangolin a toutefois été plus ou moins exclue, et la recherche d’un hôte intermédiaire entre le réservoir viral et l’homme est d’autant plus ardue que le patient zéro n’a jamais été identifié. L’omerta opposée par les autorités chinoises a rendu difficiles les investigations des organisations autour de l’origine de la pandémie de Covid-19 [
21
,
22
]. Ce manque d’information a ainsi conduit certains spécialistes à s’interroger quant à l’hypothèse d’une fuite accidentelle de laboratoire, d’autant que les travaux du laboratoire P4 de virologie de Wuhan, proche du site d’où est partie l’épidémie, soulèvent des questions. Entre 2012 et 2013, l’équipe de chercheurs de ce laboratoire avait prélevé de nombreux échantillons de coronavirus, à partir d’excréments de chauve-souris ayant colonisé une grotte minière dans laquelle des ouvriers avaient contracté une maladie pulmonaire inconnue, près de la ville de Tongguan du Xian autonome Hani de Mojiang, dans le Yunnan. Parmi les échantillons recueillis, se trouvait le RaTG13, une souche nouvelle de coronavirus, la plus proche cousine connue du SARS-CoV-2. Ce laboratoire mène, depuis plusieurs années, en collaboration avec des laboratoires américains, des expériences de gain de fonction sur les virus visant à sélectionner et étudier des mutants rendus contagieux pour l’homme [
21
,
22
]. Bien que le rapport des experts-enquêteurs envoyés en Chine par l’OMS estime comme improbable l’hypothèse que le SARS-Cov-2 provienne d’une fuite de laboratoire, le directeur général de l’Organisation a souligné les difficultés rencontrées pour l’accès aux données chinoises et a réclamé des missions d’enquête supplémentaires, en particulier sur l’hypothèse d’un accident de laboratoire à l’origine de la pandémie [
23
]. Une tribune publiée dans
Science
par plusieurs scientifiques a soutenu cette demande et a appelé à un examen de cette hypothèse [
24
].