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| Med Sci (Paris). 38(3): 317–319. doi: 10.1051/medsci/2022019.Réparation de l’ADN et longévité : les rongeurs et nous Chroniques génomiques Bertrand Jordan1* 1Biologiste, généticien et immunologiste, président d’Aprogène (Association pour la promotion de la Génomique)
,
13007Marseille
,
France MeSH keywords: Animaux, ADN, Réparation de l'ADN, Humains, Longévité, Souris, Rodentia, génétique |
La Chronique génomique publiée dans le numéro de février dernier [
1
] (
→
) présentait des études menées sur plusieurs espèces de poissons appartenant au genre des Sébastes, remarquables par leurs longévités très différentes (de dix à plus de deux cents années), malgré leur grande proximité génétique et phénotypique. L’analyse des séquences d’ADN obtenues pour près d’une centaine de ces espèces montrait une forte sélection portant sur des gènes impliqués dans le métabolisme et la réparation de l’ADN, indiquant donc – comme on pouvait s’y attendre – que la conservation de l’intégrité des séquences géniques est un facteur important de longévité. On aimerait évidemment savoir si cette corrélation est retrouvée chez d’autres espèces, notamment chez les mammifères. C’est ce qu’explore un article récemment paru [
2
] qui s’intéresse à quatre espèces de rongeurs
(
Figure 1
)
, de la souris (
Mus musculus
, longévité maximale 4 ans) au rat-taupe nu (
Heterocephalus glaber
, 37 ans), en passant par le cochon d’Inde (
Cavia porcellus
, 12 ans) et le rat-taupe aveugle (
Nannospalax galili
, 21 ans), et en y ajoutant notre espèce (
Homo sapiens
, 122 ans)
1
[
3
,
4
].
(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan,
m/s
n° 2, février 2022, page 218
 | Figure 1.
Les cinq espèces dont le taux de mutations somatiques a été déterminé.
Entre parenthèses est indiquée la longévité maximale observée (extrait partiel et modifié de la figure 1 de [
2
]).
|
|
Une mesure directe, au prix d’un lourd travail
On suppose depuis longtemps qu’il existe un rapport entre la longévité des espèces et l’efficacité des mécanismes de réparation de l’ADN, mais les approches mises en Ĺ“uvre jusqu’ici étaient indirectes en raison des difficultés techniques [
5
,
6
], même dans le travail sur les sébastes où l’on examinait les indices de sélection sur le génome [
1
]. Cette fois les auteurs ont cherché à appréhender directement l’efficacité des mécanismes de réparation de l’ADN chez ces différentes espèces en mesurant le taux de mutations somatiques, soit spontanées, soit consécutives à l’action d’un mutagène. Le problème expérimental est que ces mutations sont a priori différentes d’une cellule à l’autre, et ne sont donc pas détectables par le séquençage global de l’ADN d’un échantillon de tissu : il faut procéder à l’isolement de cellules individuelles et au séquençage de l’ADN de chacune d’elles, ce qui évidemment est beaucoup plus délicat du point de vue technique [
7
].
Le schéma adopté a été le suivant : après la mise en culture de fibroblastes pulmonaires isolés à partir d’un individu jeune, les cellules sont cultivées, traitées par différentes doses de mutagène puis cultivées encore le temps de deux doublements pour permettre la réparation ou la fixation des mutations induites. Suit alors l’isolement de cellules individuelles et le séquençage de leur ADN après amplification [
7
,
8
]. Le mutagène utilisé est la bléomycine, une molécule employée en chimiothérapie et qui provoque des cassures dans l’ADN, à des concentrations dans le milieu de culture des cellules comprises entre zéro (témoin) et 80 µM. Bien entendu, de multiples contrôles et vérifications sont effectués pour éviter des artéfacts d’amplification ou de séquençage, et un échantillon d’ADN total de la culture (avant mutagenèse) est également séquencé pour repérer les polymorphismes préexistants et éviter de les compter comme des mutations. Les auteurs ont ainsi séquencé l’ADN de trois cellules isolées pour chacune des concentrations de mutagène appliquées (0, 10, 40 et 80 µM), et cela pour quatre souris et deux individus des quatre autres espèces, soit près de 150 séquences complètes sur autant de cellules isolées – un total remarquable, compte tenu de la difficulté de ces manipulations.
Une certaine corrélation
La
Figure 2
présente une synthèse de ces résultats pour ce qui est des substitutions de bases observées, l’analyse des petites insertions/délétions (
intels
) montrant une image similaire. Elle donne la fréquence des mutations ponctuelles observées (fréquence par paire de bases, x 10
-7
) aux quatre concentrations de mutagène utilisées et pour chacune des cinq espèces étudiées. On voit que ces fréquences vont de 10
-7
à presque 10
-6
par base, ce qui est relativement élevé : une fréquence de 10
-7
par paire de bases correspond à environ 300 mutations pour un génome humain
2
. On s’attend à ce que la fréquence des mutations augmente avec la dose de mutagène, et à ce qu’elle soit plus élevée chez les espèces de faible longévité.
 | Figure 2.
Fréquence des mutations observées pour les différents organismes et pour différentes doses de bléomycine
(échelle verticale : nombre de substitutions par paire de bases [x 10
-7
] ; la coloration bleue est fonction de la dose de bléomycine, voir en haut de la figure). Les valeurs médianes sont indiquées par les barres horizontales, les limites de la boîte correspondant aux quartiles supérieur et inférieur. Les points colorés indiquent les résultats individuels de chaque séquence, et les couleurs repèrent un individu (quatre pour la souris, deux pour les autres). Les flèches signalent des points apparemment aberrants (extrait partiel et modifié de la figure 3 de [
2
]).
|
C’est bien le cas dans les grandes lignes, mais l’examen de la
Figure 2
révèle quelques difficultés. Tout d’abord, il manque deux points pour la souris : les cellules traitées à la bléomycine à 40 et 80 µM n’ont pas réussi à effectuer les deux doublements attendus après la mutagenèse et n’ont donc pu être analysées. On constate aussi que les points expérimentaux sont très dispersés, couvrant, par exemple pour les cellules de souris traitées avec 20 µM, un intervalle de un à dix en fréquence de substitutions. Du coup, les barres d’erreur sont très larges et les différences de fréquence, selon l’organisme ou la concentration de mutagène, souvent peu significatives. En fait, la souris se détache nettement des quatre autres organismes, mais les différences entre ces derniers ne sont pas très marquantes, bien qu’elles aillent plutôt dans le sens attendu.
Si l’on se concentre, pour commencer, sur les mutations spontanées (dose 0 de bléomycine, boîtes blanches sur la
Figure 2
), on voit nettement cette tendance : le taux est plus élevé chez la souris, mais les valeurs observées pour les quatre autre organismes sont comparables entre elles. On ne trouve pas, comme attendu, une relation nette entre longévité et taux de mutations spontanées, mais plutôt un comportement à part pour la souris, et on peut se demander s’il ne s’agit pas d’un caractère particulier des lignées de souris de laboratoire consanguines (
inbred
), qui sont éloignées de l’espèce sauvage d’origine. Les auteurs ont néanmoins examiné, selon le même schéma, le taux de mutations spontanées de souris hétérozygotes résultant d’un croisement entre deux lignées elles-mêmes hétérozygotes (souris UM-HET3) [
9
] et ils ont obtenu des résultats comparables. C’est cependant un peu court pour éliminer l’hypothèse d’un comportement particulier de la souris de laboratoire. Des arguments indirects issus de l’étude de cancers humains suggèrent d’ailleurs que cette espèce possède une ADN polymérase (ADN polymérase Eta,
POLH
) présentant une basse fidélité (
error-prone
), ce qui pourrait expliquer la différence observée. Une étude du type de substitution observé pour les mutations spontanées montre une plus forte proportion de substitutions C->T chez la souris, et des valeurs plus faibles chez les autres espèces, et une corrélation inverse peu significative avec la longévité pour ces dernières.
Si l’on considère maintenant l’effet de la bléomycine, on observe bien (en général) une tendance à l’augmentation du nombre de mutations en fonction de la concentration de bléomycine. Ces mutations se produisent lors de l’exposition au mutagène qui provoque des coupures double brin dans l’ADN des cellules. Au cours des deux doublements de population (quelques jours) qui suivent, avant l’isolement de cellules et le séquençage, ces cassures vont être réparées, soit parfaitement, soit imparfaitement avec introduction de substitutions et/ou d’insertions et de délétions. On observe bien
(
Figure 2
)
une augmentation de la fréquence de mutations selon la dose de bléomycine, des valeurs plus élevées pour la souris que pour les quatre autres espèces, et une certaine corrélation inverse entre ces fréquences et la longévité de l’organisme étudié. Reste que l’effet du mutagène est modeste (au mieux, un facteur deux à la concentration maximum), que les valeurs individuelles sont très dispersées, et que les différences d’une espèce à l’autre sont très limitées (sauf pour la souris).
|
L’apport méthodologique principal de ce travail est une mesure directe de la fréquence des mutations somatiques grâce à l’isolement de cellules individuelles et au séquençage de leur ADN. Il s’agit là d’une approche délicate et relativement dispendieuse (au moins 150 séquences complètes pour cet article [
2
]), mais indispensable, puisque les mutations apparaissent au hasard dans chaque cellule. La mutagenèse devrait accentuer les différences entre espèces de longévité distincte et permettre de mieux caractériser les différences d’efficacité de réparation. Cependant, au total, ces résultats semblent relativement décevants, surtout par rapport à l’étendue de l’étude et aux difficultés expérimentales qu’elle comporte. À l’exception de la souris, les différences observées entre des espèces, dont la longévité va de 12 (cochon d’Inde) à 122 années (homme), sont pas ou peu significatives, même après traitement par la bléomycine. Il est également assez étonnant de voir aussi peu d’effets de la mutagenèse sur la fréquence de mutations, alors même que les deux doses les plus élevées compromettent la viabilité des cellules de souris. Un autre mutagène (ou un temps de mutagenèse plus long) produirait peut-être un effet plus net ? Au total, les résultats suggèrent effectivement une meilleure efficacité de réparation de l’ADN chez les espèces à forte longévité, mais sans en constituer une preuve solide. La très forte dispersion des résultats individuels
(
Figure 2
)
pourrait expliquer le flou des conclusions, ce qui suggère une évolution du schéma expérimental, avec sans doute une augmentation considérable du nombre de cellules individuelles examinées, ce qui ne sera possible que lorsque les coûts du séquençage d’ADN auront encore fortement baissé, comme le suggèrent les auteurs [
2
]. Au total, cet article apporte nettement moins à la compréhension des mécanismes de la longévité que celui qui faisait l’objet de la précédente chronique [
1
] et, logiquement, paraît dans une revue de moindre audience (
Science Advances
au lieu de
Science
).
Notons pour terminer que la forte différence observée entre la souris et les autres mammifères implique que les mesures de radiosensibilité, qui ont été par ailleurs effectuées sur cet organisme ne sont pas directement transposables à l’espèce humaine, qui est nettement moins radiosensible grâce, notamment, à ses mécanismes de réparation d’ADN plus efficaces. Cela est à relier aux surprises qu’ont apporté les études sur les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki, et notamment l’impossibilité de démontrer des effets génétiques chez les descendants de personnes irradiées [
10
] (
→
).
(→) Voir le Repères de B. Jordan,
m/s
n° 2, février 2018, page 171
|
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
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