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Med Sci (Paris). 38(12): 979–989.
doi: 10.1051/medsci/2022162.

Une histoire de la virologie

Henri Agut1*

1Professeur honoraire, Sorbonne université (ex-université Pierre-et-Marie Curie) , Paris
Corresponding author.
 

Vignette (© Philippe Roingeard).

À la mémoire de Claude Chastel (1928-2018), Jean-Marie Huraux (1938-2015) et Jean-Jacques Lefrère (1954-2015), trois virologues passionnés d’histoire

La virologie est la discipline scientifique dont l’objectif est l’étude des virus et des phénomènes biologiques associés à leur multiplication dans la biosphère. Elle s’inscrit ainsi dans la biologie, la science du vivant, et plus précisément dans la microbiologie, la science des micro-organismes. Elle s’est individualisée à la fin du xix e siècle et, au cours d’une autonomisation progressive et relativement difficile, a affiché des caractéristiques originales liées à la structure et au fonctionnement particuliers des virus. Sa naissance et son évolution sont aussi intimement liées aux développements scientifiques observés dans les autres disciplines biologiques, à un dialogue fécond avec ces dernières, et à l’importance des enjeux sanitaires dans les sociétés du xx e siècle [ 1 , 2 ]. Résumer cette histoire n’est pas simple tant elle autorise de voies d’abord différentes ( Tableaux I à IV ). Se fonder sur cette histoire pour anticiper le futur de la discipline n’est pas plus aisé.

La naissance de la virologie

La description de maladies, que l’on sait maintenant causées par des virus, remonte à l’Antiquité : séquelles d’une poliomyélite illustrées sur une stèle égyptienne, rage décrite dans les textes grecs et latins, variole évoquée dans les textes indiens et chinois. Le nom latin virus avait initialement le sens général de sécrétion, de poison, de venin, d’infection. Au cours du xix e siècle, ce terme a progressivement désigné toute source d’infection ou de contagion à un moment où, suite à l’hypothèse émise en 1840 par l’anatomiste et physiologiste allemand Jacob Henle (1809-1885), certaines maladies transmissibles étaient suspectées d’être causées par des micro-organismes. Les travaux conjugués de Louis Pasteur, Robert Koch et leurs élèves ont ensuite récusé la théorie de la génération spontanée des micro-organismes, promu l’observation, la culture et la caractérisation des bactéries, et reconnu la responsabilité de ces agents dans des maladies, telles que le charbon et la tuberculose, en définissant au passage des critères formels de causalité, les célèbres postulats de Koch.

Une maladie des plantes, la mosaïque du tabac, a donné alors une nouvelle orientation à l’étude des maladies infectieuses [ 1 ]. Adolf Mayer (1843-1942), chimiste allemand, montra en 1886 que la maladie pouvait être transmise à des plantes saines par la sève extraite de plantes malades ; mais il échoua à en observer et caractériser le micro-organisme transmis et responsable de la maladie. Dimitri Ivanovski (1864-1920), botaniste russe, démontra ensuite en 1892 que l’agent infectieux putatif pouvait être transmis après filtration de l’extrait de plante malade à travers une bougie de Chamberland. La bougie de Chamberland était un filtre en porcelaine poreuse utilisé pour sa capacité à retenir les bactéries et ainsi purifier l’eau destinée à un usage domestique ou scientifique ( Figure 1 ). Ce résultat pionnier pointant l’existence d’agents infectieux alors qualifiés de filtrables, ou ultrafiltrables, fut complété par le microbiologiste Martinus Beijerinck (1851-1931), à partir de 1898. Ce dernier confirma en effet que le pouvoir infectieux des extraits de plante malade était conservé après leur filtration. Il montra de plus que ce pouvoir infectieux se conservait après dilution et pouvait être réamplifié par passage dans un tissu vivant sain et jeune de la plante. Beijerink qualifia l’agent infectieux putatif de contagium vivum fluidum , un liquide vivant contagieux. En écho avec ces découvertes, en 1897, l’agent de la fièvre aphteuse, une maladie des bovidés, se révéla filtrable et capable de se multiplier chez les animaux malades, excluant de ce fait l’hypothèse d’une toxine responsable de la maladie. Le concept d’un micro-organisme plus petit que les bactéries et se multipliant seulement à l’intérieur d’un organisme vivant, était établi et, au début du xx e siècle, le terme de virus vit sa définition se restreindre à ce seul type de micro-organisme : la virologie était née.

Les avancées techniques et conceptuelles

Le caractère filtrable des virus permit rapidement d’élargir leur nombre, notamment par l’étude de plusieurs maladies animales : myxomatose des lapins en 1898, peste équine africaine en 1900, peste aviaire en 1901, peste bovine en 1902 ( Tableau III ). La découverte la plus spectaculaire concerna une maladie humaine, la fièvre jaune, pour laquelle, en 1901, furent établies plusieurs caractéristiques fondamentales de l’agent responsable, grâce, notamment, à des expériences sur des volontaires : filtrabilité, présence dans le sang des malades, et transmission par les moustiques. Dans les années qui suivirent, le caractère filtrable fut démontré aussi pour les agents de la rage, de la vaccine, de la poliomyélite.

Cependant, la notion de filtrabilité, c’est-à-dire de taille réduite des virus, expliquait l’impossibilité de les observer directement en microscopie optique, mais elle ne réglait pas la question de leur structure particulaire ni celle de leur multiplication nécessitant des cellules vivantes. Des progrès techniques, développés sur plusieurs décennies, ont permis de reconnaître et définir la nature profondément originale des virus ( Tableau II ). En 1935, le virus de la mosaïque du tabac (TMV) apparut ainsi, en microscopie électronique, comme un ensemble de bâtonnets de diamètre constant et de longueurs variables. L’examen d’autres virus révéla progressivement un ensemble de formes complexes, souvent géométriques, de taille très petite mais variable, complètement différentes morphologiquement des bactéries et des parasites unicellulaires. La biochimie, la science des processus chimiques biologiques alors en plein essor, s’est évidemment penchée sur la question. Les techniques de purification et de cristallisation des protéines permirent, en 1935, de cristalliser sous une forme infectieuse le TMV, et son étude par diffraction des rayons X indiqua qu’il était constitué de sous-unités répétées. Les études physicochimiques montrèrent rapidement que les virus contenaient des acides nucléiques. Alors que l’ADN était caractérisé comme le support de l’information génétique par les expériences du médecin Oswald Avery (1877-1955) sur le pneumocoque en 1944, et celles d’Alfred Hershey (1908-1997), microbiologiste, et de Martha Chase (1927-2003), biochimiste, sur les bactériophages, en 1952, ce fut un ARN, doué de pouvoir infectieux à l’état de molécule isolée, qui s’avéra, en 1956, être le support du génome du TMV. On a appris depuis cette date que le génome des virus, à la différence de toutes les autres entités biologiques, peut adopter une grande variété de configurations : ADN ou ARN, mono- ou bicaténaire, d’un seul tenant ou segmenté, linéaire ou circulaire fermé.

En 1915 et 1916, furent découverts les bactériophages, ou phages, les virus infectant les bactéries, caractérisés initialement comme des agents lysant les cultures bactériennes et conservant ce pouvoir après dilution et filtration. Ce vaste ensemble de virus ouvrit alors de nouvelles perspectives pour les recherches sur la structure et le fonctionnement viraux. Dès 1940, l’observation des phages en microscopie électronique confirma leur nature particulaire et leurs petites dimensions, ainsi que leur morphologie particulière qui a durablement marqué les esprits. D’un maniement relativement facile et peu coûteux, les phages ont permis précocement le développement de techniques virologiques essentielles : détermination du titre infectieux d’un stock viral par dilution limite ou par dénombrement des plages de lyse qu’ils induisent, analyse du cycle de réplication virale, notamment des étapes de fixation, d’éclipse et de libération. La caractérisation d’une lyse bactérienne occasionnelle et ménagée par certains phages, contrastant avec la lyse massive observée dans les infections phagiques expérimentales, a mis en évidence la lysogénie, l’intégration du génome viral dans l’ADN bactérien sous la forme d’un prophage, et les mécanismes d’induction lytique. Au cours des années 1940-1950, se mirent en place, en particulier aux États-Unis et en France, des groupes de recherche spécifiquement consacrés aux phages [ 1 , 2 ]. Leurs résultats ont engendré à la fois une nouvelle conception de l’infection virale et un développement majeur de la biologie moléculaire et de la génétique dans les décennies suivantes, à l’image des études emblématiques menées sur le phage lambda qui infecte la bactérie Escherichia coli .

Les virus animaux ont logiquement bénéficié de ces nouvelles approches ( Tableau II ). Ces virus étaient caractérisés, jusque-là, par les maladies qu’ils provoquaient, leur mode de transmission, leur présence dans certains tissus ou cellules, en particulier grâce à la détection de lésions histologiques ou d’inclusions spécifiques observables en microscopie optique. L’infection expérimentale d’animaux de laboratoire et l’inoculation à l’œuf de poule embryonné, accessible et peu coûteuse, ont permis la purification et la multiplication en série des virus, par exemple, les virus grippaux animaux et humains au début des années 1930. À partir de 1948, la culture cellulaire in vitro se développa et aboutit à l’éclatante réussite de la multiplication du poliovirus sur des cellules en culture. Cela permit, à terme, de promouvoir ces cultures pour la production de virus vaccinaux jusqu’alors produits sur l’animal ou l’œuf de poule embryonné (vaccine, rage, fièvre jaune, grippe), et d’ouvrir l’étude des virus animaux aux méthodes appliquées un peu plus tôt au TMV et aux phages. Au-delà, les virus animaux apparurent aussi comme un outil idéal pour sonder le fonctionnement intime des cellules eucaryotes. La liste des résultats obtenus dans ce domaine en quelques années fut impressionnante, que cela concernât l’organisation de l’ADN et la régulation de la transcription, l’épissage et la maturation des ARN messagers, ou la régulation de la traduction, renforçant au passage la célébrité de virus, tels que le SV40 ( simian virus 40 ), les adénovirus, les réovirus, les picornavirus.

La relation entre cancer et infection virale a aussi beaucoup contribué au développement conjoint de la virologie et de la biologie cellulaire ( Tableau I ). En 1911 déjà, l’étude d’un cancer (en l’occurrence une tumeur du tissu conjonctif ou sarcome) du poulet transférable avait montré qu’un élément filtrable extrait de la tumeur était capable d’induire l’apparition de la même tumeur chez un animal sain. Par la suite, de nombreux autres virus oncogènes furent décrits chez les rongeurs et les oiseaux. En 1970, fut identifiée une enzyme présente chez certains virus oncogènes, la transcriptase inverse ( reverse transcriptase ), capable de transcrire l’ARN en ADN. Cette découverte fondamentale bousculait le dogme faisant circuler l’information génétique dans un seul sens, de l’ADN vers l’ARN puis les protéines. Elle définissait une nouvelle famille de virus, les rétrovirus. Leur cycle de réplication incluait la transcription inverse de l’ARN génomique en ADN puis l’intégration covalente de cet ADN qualifié de provirus dans le génome cellulaire, un statut analogue à celui du prophage dans les bactéries lysogènes. L’intégration était bien à l’origine du processus de cancérisation pour les rétrovirus doués de pouvoir oncogène, mais tous les rétrovirus n’en étaient pas pourvus, à l’exemple du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) découvert ultérieurement en 1983 [ 3 ]. La description d’oncogènes viraux dans le génome des rétrovirus et d’oncogènes analogues dans le génome cellulaire, en 1976, apporta l’explication : la cancérisation de la cellule après infection par un rétrovirus résultait de l’expression d’un oncogène apporté par le génome viral ou de celle d’un oncogène cellulaire dont la régulation était altérée par l’intégration du provirus [ 4 ]. Cependant, ne s’inscrivait pas dans ce schéma la relation entre le cancer et certains virus à ADN, par exemple celle observée entre le virus d’Epstein-Barr (EBV) et le lymphome de Burkitt, à partir de 1964 [ 5 ]. Ces nouvelles questions trouvèrent une réponse avec la découverte des gènes cellulaires suppresseurs de tumeurs, en particulier la mise en évidence du gène P53 codant la protéine TP53 ( tumor protein 53 ) en 1979. Cette protéine peut être inactivée après interaction avec des protéines virales codées par des virus à ADN, telles que l’antigène T du SV40 ou la protéine E6 des papillomavirus, avec, pour résultat, la promotion du processus de cancérisation. Cette promotion intervient aussi suite à des mutations du gène P53 survenues après une agression chimique ou physique de l’ADN cellulaire. Les virus ont ainsi puissamment contribué à une vision unifiée de l’oncogenèse.

L’identification de la transcriptase inverse eut une autre conséquence majeure. Il devenait alors possible de transcrire in vitro facilement l’ARN en ADN et d’appliquer ainsi à l’ensemble des acides nucléiques la technique d’ingénierie de l’ADN et du clonage moléculaire qui s’était considérablement développée en parallèle depuis le milieu des années 1970 ( Tableau II ). Cet ensemble de techniques fut complété précocement par la détermination de la séquence nucléotidique des acides nucléiques (ou séquençage). En 1983, la technique révolutionnaire de l’amplification génique par amplification en chaîne par polymérase ou polymerase chain reaction (PCR), vint coiffer l’édifice technologique de la biologie moléculaire dont les virus ont été, sans conteste, parmi les premiers bénéficiaires et les premiers acteurs. Les virus ont été utilisés ensuite comme vecteurs de transfert de gènes, que ce soit à des fins académiques, de thérapie génique ou de vaccination, à l’image des rétrovirus, adénovirus, virus adéno-associés (AAV), herpèsvirus, virus de la rougeole, entre autres, avec un impact majeur dans le domaine de la recherche fondamentale et médicale.

La quête d’une identité

La filtrabilité a été, jusqu’au début des années 1950, la définition opérationnelle des virus. Mais cette définition était insuffisante, en particulier parce que certaines bactéries, telles que les mycoplasmes, étaient capables de franchir les filtres utilisés. Les données issues des recherches sur le TMV et les phages ont conduit André Lwoff (1902-1994) à proposer au début des années 1960, une définition claire et discriminante des virus. Acte fondateur de la virologie s’il en est – « les virus sont les virus », selon son auteur –, cette définition, à la fois structurale et fonctionnelle, n’a quasiment pas changé depuis. La particule virale, dénommée virion, est constituée d’un seul type d’acide nucléique, porteur de l’information génétique, et de protéines organisées en sous-unités structurales formant une capside autour de lui. Pour certains virus, la capside est recouverte d’une enveloppe lipidique, appelée aussi peplos. Les virus se répliquent à partir de leur seul matériel génétique, ils sont incapables de croître et de se diviser, ils sont dépourvus de tout système de production d’énergie, ils ont besoin d’un hôte cellulaire, eucaryote ou procaryote selon le cas, pour se répliquer. La cellule infectée par un virus devient de fait une deuxième forme de circulation et d’expression du virus dans la biosphère, parallèlement au virion, et interconnectée avec lui .

La définition d’André Lwoff s’est révélée particulièrement robuste, excluant du monde viral les cellules eucaryotes et procaryotes, mais aussi d’autres entités biologiques présentant des analogies fonctionnelles avec les virus (volontairement omises du présent exposé) : les éléments génétiques mobiles, tels que les plasmides, les épisomes, les transposons et les rétrotransposons ; les viroïdes, qui sont des ARN monocaténaires circulaires dépourvus de capside et infectant les plantes ; les agents transmissibles non conventionnels, ou prions, responsables d’encéphalopathies spongiformes, qui sont des structures protéiques dépourvues d’acide nucléique.

Cette frontière ne fut pas davantage remise en question quand fut rapportée en 2003 la découverte remarquable du mimivirus, un virus géant à ADN infectant les amibes [ 6 ]. Restent les sempiternelles questions de savoir si les virions sont des êtres vivants (cela dépend de la définition que l’on se donne du vivant) et si on peut les qualifier de micro-organismes 1 .

À partir de 1962, fut proposée une classification des virus fondée sur les propriétés moléculaires et physico-chimiques des génomes et des capsides, plus rigoureuse et plus universelle que celles fondées antérieurement sur le pouvoir pathogène, le tropisme pour certains organes, ou les propriétés épidémiologiques [ 7 ]. Il s’y est ajouté, en 1971, une classification s’appuyant sur la nature du génome viral et le mode de synthèse des ARN messagers [ 8 ]. Comme il fallait un gardien du temple pour protéger, diffuser et mettre à jour cette classification, fut créé, en 1971, le Comité international de taxonomie virale (ICTV). L’ICTV a élaboré une classification d’inspiration linnéenne 2 appliquée à l’ensemble des virus (phages, phytovirus, virus animaux) et associée à une nomenclature spécifique. Cette dernière a été relativement consensuelle en ce qui concerne les ordres, familles, sous-familles, et les genres, dont les noms officiels bénéficient respectivement des suffixes - virales , - viridae , - virinae et - virus . La définition et la dénomination des espèces virales ont été l’objet de discussions plus longues et plus âpres. Finalement, l’ICTV a imposé récemment des noms officiels d’espèces binomiaux d’inspiration latine comportant le nom du genre viral suivi d’un épithète ( Alphainfluenzavirus influenzae pour le virus de la grippe A par exemple) à l’instar de ce qui est pratiqué dans les autres domaines du vivant ( Homo sapiens , Escherichia coli, etc.), une solution qui avait été proposée il y a vingt ans mais sans grand succès [ 9 , 10 ]. En mars 2022, l’ICTV reconnaissait dans le monde des virus, 65 ordres, 233 familles, 2 606 genres et 10 434 espèces.

La réticence à adopter une nomenclature universellement utilisée par les autres disciplines biologiques est révélatrice d’une difficulté de positionnement de la virologie vis-à-vis de ces disciplines. La reconnaissance du statut original de la virologie, à travers les publications scientifiques, les sociétés savantes, les déclarations publiques, tend à gommer les divergences tout comme le caractère fédérateur des analyses moléculaires génétiques, devenues références universelles dans toutes les disciplines. La classification actuelle des virus s’inscrit ainsi dans la classification phylogénétique du vivant et vise donc à établir entre virus, des liens de parenté fondés, à chaque niveau hiérarchique, sur l’hypothèse d’un ancêtre commun. Cette hypothèse devient difficile à tenir quand la divergence de la nature des acides nucléiques et des séquences nucléotidiques est trop importante, aux niveaux les plus élevés de la classification virale. La virologie structurale, qui étudie l’organisation spatiale et fonctionnelle des virions, a apporté une autre vision en montrant des liens de parenté inattendus entre des virus génétiquement très différents mais présentant de grandes similitudes de leurs capsides [ 11 , 12 ]. Cette vision pourrait modifier notre perception de l’évolution virale et des mécanismes qui la sous-tendent, renforçant encore davantage le caractère original et unique des virus.

De la connaissance à l’action

La compréhension de la transmission interindividuelle des virus et des mécanismes par lesquels la multiplication virale dans les organismes pluricellulaires induit une maladie aussi bien qu’une réponse de l’hôte, est apparue comme une nécessité dès l’origine de la virologie. De ces connaissances dépendaient en effet la mise en place de mesures de prévention efficaces et le développement de traitements curatifs. La physiopathologie des infections virales, bien qu’étayée par de nombreuses publications scientifiques, a cependant moins attiré la lumière que les avancées prodigieuses de la biologie moléculaire [ 13 , 14 ]. Les notions de réservoir viral, de porte d’entrée, d’organe cible, de période d’incubation, d’infection localisée ou généralisée, de chronicité de certaines infections, ou de facteurs de virulence, se sont construites sur une somme d’observations cliniques et de recherches initiées avant même la reconnaissance des virus comme agents infectieux spécifiques. Ces recherches ont ensuite largement bénéficié des outils spécifiques que la virologie naissante mettait progressivement à leur disposition, en particulier les cultures cellulaires, les analyses génétiques, les modèles expérimentaux utilisant des organismes animaux ou végétaux conventionnels puis, plus récemment, transgéniques. On ne peut que saluer, par exemple, la pertinence des modèles physiopathologiques d’infection par les poliovirus, les poxvirus, les réovirus élaborés dans la deuxième moitié du xx e siècle. De façon plus spectaculaire, l’étude ciblée de prélèvements de tissus sains ou malades a permis l’identification de nouveaux virus, dont certains avaient un impact sanitaire majeur ( Tableau III ). Cela a été possible, en particulier, grâce aux cultures cellulaires comme la découverte du cytomégalovirus en 1956, du virus humain T-lymphotrope de type 1 (HTLV-1) en 1980, du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) en 1983, de l’herpèsvirus humain 6 en 1986 [ 15 , 16 ]. Les techniques moléculaires seules, renforcées ces dernières années par le séquençage à très haut débit, ont permis ensuite des réussites emblématiques, telles que la découverte du virus de l’hépatite C en 1989, de l’herpèsvirus humain 8 en 1994, et du polyomavirus associé au carcinome à cellules de Merkel en 2008 [ 17 - 19 ].

L’étude de la réponse de l’hôte à l’infection a, quant à elle, donné lieu à des avancées remarquables ( Tableaux I et II ). La synthèse d’anticorps en réponse à l’infection virale fut démontrée précocement et ces anticorps furent utilisés d’emblée pour la caractérisation des virus. En 1957, la découverte du phénomène d’interférence 3 déboucha sur la notion d’interféron, prototype des effecteurs de l’immunité innée [ 20 ]. En 1974, l’activité des lymphocytes T cytotoxiques contre les cellules infectées fut mise en évidence dans le modèle de l’infection de la souris par le virus de la chorioméningite lymphocytaire, ce qui établit les fondements de l’immunité cellulaire spécifique dirigée contre les virus [ 21 , 22 ]. Plus tard, l’apoptose et sa régulation furent également mises au premier plan des mécanismes d’interaction entre le virus et son hôte. En 1998, il fut montré chez les plantes que l’interférence par ARN ( RNA silencing ) jouait un rôle fondamental dans l’immunité antivirale [ 23 , 24 ].

Le diagnostic virologique, en tant que tel, fut développé à partir de 1941, en particulier par l’inhibition de l’hémagglutination du virus de la grippe, utilisée à la fois pour le typage de l’hémagglutinine du virus, un diagnostic direct, et pour la mesure de la réponse immunitaire humorale dirigée contre le virus, dénommée alors diagnostic indirect ou sérodiagnostic [ 25 ]. Les cultures cellulaires ont permis de développer le diagnostic direct fondé sur l’isolement des virus, puis la technique immunoenzymatique ELISA ( enzyme-linked immunosorbent assay ), utilisée pour le diagnostic direct par détection des antigènes viraux, est devenue la référence pour le sérodiagnostic ( Tableau II ). La PCR, douée d’une grande sensibilité et d’une grande spécificité, puis la PCR en temps réel, permettant en plus la quantification de la charge virale, ont été un incroyable progrès pour le diagnostic direct [ 26 ]. Cette approche a été complétée par des méthodes de PCR sélective et de séquençage pour mener des études épidémiologiques, telles que le traçage de la propagation d’une épidémie ou l’analyse de l’émergence de variants, des études déjà initiées dans les années 1970, grâce à la cartographie de restriction et la méthode de Southern blot 4 .

Concomitamment avec le diagnostic virologique, a émergé la chimiothérapie antivirale fondée sur un principe original : l’inhibition sélective de composants spécifiquement viraux, le plus souvent des enzymes, par des molécules épargnant par ailleurs le fonctionnement de la cellule [ 27 , 28 ]. Cette avancée tirait parti des connaissances sur la réplication des virus et de la capacité à multiplier les virus d’intérêt au laboratoire. Elle s’appuyait aussi sur la biochimie pour obtenir et purifier des inhibiteurs spécifiques identifiés par criblage de banques de molécules, aussi bien que les protéines virales cibles, des processus optimisés récemment grâce à la modélisation chimique. La description des effets inhibiteurs de l’acyclovir sur la multiplication du virus de l’herpès simplex, en 1977, en a été l’évènement fondateur [ 29 ]. Il a été suivi en quelques décennies par l’apparition d’un arsenal thérapeutique étendu couvrant plusieurs classes de médicaments : inhibiteurs d’ADN polymérases, dont les inhibiteurs de transcriptase inverse, inhibiteurs d’ARN polymérases, de protéases, d’intégrase, de neuraminidase, de fusion cellulaire à l’origine des syncytiums. L’association de plusieurs molécules différentes s’est révélée particulièrement efficace dans le traitement des infections chroniques par le VIH et par le virus de l’hépatite C. Cette efficacité s’est cependant trouvée limitée par la spécificité étroite de l’effet thérapeutique, restreint en général à un virus donné, et par la toxicité cellulaire de certains composés, directement liée à leur mode d’action. Une autre limite a été l’émergence inéluctable, mais détectable et gérable, de la résistance des virus aux antiviraux, conséquence de la sélection de mutations spécifiques des génomes viraux. L’apparition de ces mutations est favorisée par la faible fidélité de certaines polymérases virales lors de la réplication des génomes, les populations virales cibles formant alors au sein de l’organisme infecté un ensemble génétiquement hétérogène et évolutif défini sous le terme de quasi-espèce. L’utilisation thérapeutique d’anticorps monoclonaux dirigés contre les protéines de surface des virions a tiré parti de leur capacité de neutralisation de l’infectiosité virale. Cette approche en lien direct avec la connaissance de la réponse immunitaire naturelle, tout comme l’est l’utilisation des interférons à visée antivirale, a été jusqu’à présent peu exploitée, mais son efficacité a été démontrée.

Avant même que les virus ne fussent reconnus en tant que tels et que la réponse immunitaire qu’ils suscitent ne fût disséquée au niveau moléculaire, Edward Jenner (1749-1823) conçut, en 1798, et mit en application, le vaccin contre la variole en utilisant la vaccine, un poxvirus d’origine animale proche de celui responsable de la maladie observée chez l’homme. Le résultat de cette vaccination devenue universelle fut, en 1980, l’éradication de la variole, une des maladies virales les plus sévères et les plus anciennement connues, de la surface de la Terre. Les progrès des connaissances et des pratiques en virologie ont conduit à la mise au point de nombreuses autres vaccinations antivirales efficaces, humaines et animales, dont la plus emblématique est peut-être la vaccination antipoliomyélitique, en 1953-1955, et la plus récente, la vaccination en 2020, contre le SARS-CoV-2 ( severe acute respiratory syndrome coronavirus 2 ), responsable de la Covid-19 ( coronavirus disease 2019 ) ( Tableau IV ).

Ainsi, née du besoin de mieux comprendre le fonctionnement viral, la virologie est devenue une discipline interventionnelle apte à gérer les grands défis sanitaires de notre époque : épidémies communautaires, émergences virales, pandémies, bioterrorisme, risque viral associé aux pratiques thérapeutiques telles que transfusions sanguines, greffes, et traitements immunosuppresseurs [ 30 ].

L’avenir de la virologie

Au terme d’un peu plus d’un siècle d’évolution, la virologie occupe une place de premier plan en biologie. Si les virus ont certainement un futur, certains s’inquiètent néanmoins de l’avenir de la virologie et des virologues [ 31 ]. Les intrications avec d’autres disciplines telles que la biologie moléculaire et la biologie cellulaire, ainsi que l’immunologie et la bactériologie, sont si fortes qu’on pourrait se demander si la spécificité de la virologie se maintiendra dans des programmes de recherche ou des activités de diagnostic qu’on souhaite maintenant de plus en plus transversaux, intégrés et massifs en termes de moyens. Les raisons de croire en la pérennité de la virologie sont cependant nombreuses : les défis sanitaires qui ont été des moteurs constants de son développement sont appelés à se renouveler et à s’amplifier de façon inéluctable du fait de nouveaux besoins sociétaux, de l’augmentation et du vieillissement des populations humaines, des rapports de plus en plus conflictuels de l’homme avec son environnement, engendrant ainsi de nouvelles émergences virales, de nouvelles zoonoses, de nouvelles maladies ; la physiopathologie des infections virales est encore loin d’être entièrement comprise, en particulier en ce qui concerne les infections chroniques, certaines susceptibles de provoquer des maladies graves et complexes à long terme ; enfin, d’une façon plus générale et positive, les virus apparaissent comme un réservoir de gènes d’une richesse inouïe pour l’ensemble de la biosphère. Beaucoup de ces virus sont encore inconnus, en particulier un certain nombre de virus présents dans l’environnement, mais la mobilité génétique qu’ils engendrent est déjà perçue comme un moteur essentiel de l’évolution [ 12 , 32 ]. Leur inventaire et leur utilité pour comprendre, voire résoudre, les problèmes du vivant ne peuvent être le domaine réservé des virologues, mais le savoir et le savoir-faire de ces derniers resteront déterminants dans les progrès à venir.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 La réponse est « oui » pour l’auteur de ces lignes, qui est médecin microbiologiste de formation.
2 Le système de classification linnéenne (inspirée du naturaliste Carl von Linné) consiste en une hiérarchie de groupements, appelés taxons.
3 L’infection par un virus entraîne une résistance des cellules à une infection par un second virus non apparenté.
4 Méthode inventée en 1975 par Edwin Southern, permettant d’identifier des séquences d’ADN par des sondes d’ADN après transfert électrophorétique.
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