Nous définirons l’anomalie en reprenant les termes du philosophe Georges Canguilhem (1904-1995). Il s’agit d’un fait biologique insolite sans rapport avec une anormalité ; c’est une variation individuelle, une irrégularité constitutionnelle. C’est un terme descriptif [
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] et non appréciatif ou normatif. Si cette anomalie a des incidences sur l’activité de l’individu, et si elle le conduit à se considérer dévalorisé à cause d’elle, alors l’anomalie devient une infirmité au sens littéral c’est-à-dire une imperfection ou une faiblesse.
La norme, quant à elle, est un état habituel conforme à la majorité des cas. Les normes sont définies socialement et évoluent au cours des époques. Précisons que ce qui est normal n’a rien à voir avec ce qui est naturel.
La prise en charge médico-chirurgicale des personnes transidentitaires consiste - ou pourrait, à première vue, simplement consister - à fournir une réponse médicale à une souffrance personnelle, liée à l’image sociale/genrée qu’elles ressentent. Elle entre ainsi dans la conception de la santé telle que la définit l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : « […] la santé ne consiste pas seulement en une absence de maladie […] »
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. Toutefois, la demande de modifier un corps qui ne présente, aux yeux de l’autre, aucune maladie ni pathologie peut, pour certains, sembler monstrueux au sens où l’entend le philosophe Michel Foucault (1926-1984) : le monstre étant celui qui combine l’impossible et l’interdit [
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].
Cette demande de la personne trans qui exprime sa transidentité, c’est-à-dire la possibilité de ne pas être ce que biologiquement et génétiquement la nature a déterminé pour elle en apparence, et réclame des soins médico-chirurgicaux, pourrait effectivement combiner les deux vocables :
Impossible : impossible de modifier ce que la nature a déterminé pour nous, cela au nom du principe de respect de la dignité humaine.
Interdit : interdit de mutiler ce corps qui ne présente aucune trace d’anomalie ou de maladie, en référence à l’article 16-3 du Code civil stipulant qu’« il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui »
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.
Pourtant, la personne trans qui demande une modification hormono-chirurgicale de son corps, souffre d’une anomalie, celle de ne pas être conforme physiquement à ce qu’elle ressent et à ce que la société lui renvoie. Cette sensation de dichotomie entre le regard de la société et son ressenti propre peut trouver une explication en se fondant sur la complexité de la notion d’identité, telle que la développe Paul Ricœur avec les notions d’ipésité et de mêmeté ; l’ipséité étant notre identité propre, « être soi-même », celle que nous ressentons et qui évolue au cours de la vie ; et la mêmeté, « identique à », étant immuable, comme les empreintes digitales, le sexe anatomique, le sexe génétique. Cette mêmeté permet aussi à la société de nous définir par rapport à des groupes précis (sexe : homme, femme ; date de naissance). C’est à cette mêmeté que s’apparente notre carte d’identité ; elle ne dit pas qui nous sommes mais ce que la société voit de nous et qui lui permet, à tort ou à raison, d’en organiser son fonctionnement. La personne trans qui demande une modification de sa mêmeté, c’est-à-dire de ce qui, en principe, est immuable, est ainsi un perturbateur social.
Cette demande de la part de la personne trans vis-à-vis du corps médical est donc anormale en deux points. Premièrement, comme nous l’avons vu précédemment, il ne s’agit pas de soigner un corps malade mais d’intervenir sur un corps sain pour le modifier, au risque de créer des perturbations nocives à la bonne santé de la personne. Il est question de modifier sa mêmeté avec pour objectif son mieux être et donc sa satisfaction à être identique à un autre groupe, avec le risque de ne pas y parvenir totalement. Deuxièmement, s’y ajoute une posture particulière de la relation soignant/soigné, notamment dans le partage du consentement.
Classiquement, la relation patient/médecin se définit comme la présentation faite par le patient de ses symptômes et de sa souffrance. En retour, le médecin établit un diagnostic de maladie (ou non) et propose des soins auxquels le patient consent (ou pas). La loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, dite loi Kouchner
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, a bien prévu le consentement aux soins de la part du patient mais n’a pas précisé ce qu’il en était du consentement du médecin. Or, dans le cas présent, le consentement du médecin est le point principal de cette prise en charge. Le diagnostic est en effet posé non par le médecin mais par le patient lui-même, qui va demander un certain nombre d’actes médico-chirurgicaux auxquels l’équipe médicale devra consentir. Cela place donc le clinicien dans une posture complexe et une double responsabilité : celle d’accepter d’entreprendre le traitement en s’assurant que celui-ci a pour but le bien de la personne, et, ensuite, la responsabilité de la réussite de ce traitement, c’est-à-dire de répondre aux attentes du patient et de le satisfaire.
L’actualité nous montre combien cette inversion/modification du consentement est complexe et mériterait, au-delà des débats d’opinion, d’être réfléchie et mieux accompagnée, tant au niveau des patients que des cliniciens, comme, par exemple, pour l’IVG (interruption volontaire de grossesse) ou pour l’aide médicale à mourir, deux exemples nécessitant le consentement du praticien aux demandes de son patient [
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].
Mais dans quelles mesures est-il nécessaire, pour le soignant, de répondre à cette demande du patient ? Accepter de fournir une réponse médicale à cette demande de modifications se pose, en fait, sur la base du respect des principes de bienfaisance et d’autonomie.
Le principe de bienfaisance se définit non par faire « le bien », mais par « fais aux autres leur bien », puisque dans une société pluraliste et laïque, aucun ordre des biens et des maux ne peut être établi uniquement pour tous. Ne faites pas le bien mais ce que la personne estime « son bien à elle », précise le philosophe américain Hugo Tristam Engelhardt (1941-2018) [
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]. Ce que l’on retrouve dans le principe d’autonomie développé par Tom Beauchamps (université Georgetown, Washington) et James Childress (Département de Sciences religieuses de l’université de Virginie, Charlottesville) [
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] : « Ne faites pas à autrui ce qu’il ne se serait pas fait lui-même et faites-lui ce que vous vous êtes engagé en accord avec lui-même à lui faire ». Le principe d’autonomie fonde ce que l’on peut appeler l’éthique de l’autonomie comme respect mutuel. Il convient donc au professionnel de santé de déterminer avec la personne, au-delà des apparences, ce qui lui convient et qui lui assurera le meilleur bien être possible, et de « ne pas faire de mal », principe de non-malveillance qui fait partie des quatre piliers de l’éthique principielle de Beauchamp et Childress.
Ceci nous amène au deuxième point.