L’enquête qualitative par questionnaires et entretiens montrait, dans un premier temps, un certain décalage entre les catégories médicales et/ou institutionnelles, autour desquelles s’organise le suivi, et celles qui structurent l’expérience des personnes guéries d’un cancer pédiatrique. La volonté de mettre en place, au niveau institutionnel, un suivi relativement standardisé, pensé pour des « anciens patients » ou des « anciens malades du cancer » plus ou moins « à risques de séquelles », s’adresse à des personnes qui ne se conçoivent pas toujours comme tels, et ne se reconnaissent pas nécessairement dans ces catégories [
3
], alimentant l’hypothèse d’un désajustement intrinsèque entre les perspectives médicales et/ou institutionnelles et leurs propres perspectives.
Les réunions du groupe de réflexion éthique ont néanmoins permis de nuancer ce constat, en montrant comment les catégories institutionnelles sont repensées, réajustées, retravaillées au quotidien dans les pratiques des professionnels impliqués dans le suivi et dans l’interaction avec les anciens patients, en particulier lorsque le suivi est maintenu dans le temps.
En mettant les participants dans une position réflexive, en les conduisant à mettre en mot et à soumettre à la discussion certaines pratiques, certaines façons de faire, certaines représentations qui sont au cœur de leur activité quotidienne, les réunions du groupe de réflexion éthique ont en effet permis de révéler la façon dont le développement des consultations de suivi et d’accompagnement de l’après-cancer pédiatrique – par leurs spécificités, les obstacles qu’ils rencontrent, et les questions organisationnelles et éthiques qu’ils soulèvent – transforment certaines pratiques professionnelles et soignantes dans le champ de l’oncologie pédiatrique.
Les questions liées à la transition entre la médecine pédiatrique et la médecine d’adulte, par exemple, ou encore au nécessaire travail de coordination et d’articulation, dans le suivi, entre différentes spécialités médicales dont toutes n’appartiennent pas au champ de l’oncologie et dont certaines relèvent des soins de support ou d’approches dites « complémentaires » (hypnose, acupuncture, etc.), viennent questionner et faire évoluer les identités, les pratiques et les positionnements professionnels des acteurs impliqués dans le suivi. Les réunions du groupe montrent à ce sujet un certain
décalage
entre des positionnements professionnels relativement souples à même de s’ajuster aux besoins singuliers des anciens patients et à l’évolution des pratiques de suivi, et des catégories institutionnelles plus rigides, qui font parfois obstacle à la fluidité des transitions [
4
,
5
] (
→
).
(→) Voir la Synthèse de A. Dumas,
m/s
n° 1, janvier 2022, page 70
Cette tension se cristallise, par exemple, autour de la question, déjà mentionnée, de la transition entre la pédiatrie et la médecine d’adulte, puisque, dans certains cas, les personnes prises en charge en pédiatrie pendant les traitements et le suivi post-traitement sont adressées, pour le suivi à long terme, à des médecins d’adultes (qu’il s’agisse d’oncologues, d’internistes, de radiothérapeutes ou encore de médecins généralistes) plutôt qu’aux oncopédiatres ou hématopédiatres qui les ont suivis pendant et après les traitements. Or, cette transition ne se fait pas toujours facilement pour les anciens patients devenus de jeunes adultes, qui mettent en avant l’importance du lien et de la relation de confiance qui a parfois pu se construire avec le médecin référent, et ne fait pas toujours sens pour les oncopédiatres, qui insistent sur l’importance de connaître non seulement la maladie, mais aussi l’histoire médicale et l’histoire de vie du patient, pour ajuster au mieux les propositions de soin et de suivi. Dans le même temps, cependant, certains oncopédiatres disent ne pas être à même de prendre en charge des séquelles organiques d’adultes (un adulte n’étant pas plus un enfant en plus grand qu’un enfant n’est un adulte en miniature), d’autant qu’ils sont médecins de maladie (le cancer) et non d’organe, et ne sont donc pas spécialisés dans la prise en charge des séquelles touchant un organe. Ce qui, une fois encore, met en exergue le besoin de constituer des réseaux, qui s’accommodent mal des catégories habituelles : pédiatrie/médecine d’adulte, médecine d’organes/médecine de maladie, ou encore prise en charge somatique/prise en charge psychologique ou sociale.
Le déplacement de l’objet de l’attention médicale de la maladie et de son traitement vers la vie
après
la maladie, vient également transformer les contours et la portée du soin médical, en direction d’un accompagnement de l’après-cancer qui articule différentes dimensions du soin.
Les consultations de suivi mises en place s’adressent en effet à des personnes dont l’histoire médicale, l’histoire de vie et l’état de santé actuel sont très variables, mais qui, à proprement parler, ne sont plus « malades du cancer ». Elles n’ont pas pour objet une maladie donnée, ni la vie avec une maladie, comme c’est le cas pendant le « temps des traitements », mais la vie
après
la maladie, avec ses conséquences éventuelles, ce qui se révèle être un objet relativement nouveau pour la cancérologie pédiatrique. Ce qui est désigné comme « la vie normale » des anciens patients désormais « guéris », avec toutes les ambivalences et les tensions que suscite la référence à la norme et à la normalité pour des personnes au vécu « hors norme », devient, en quelque sorte, un objet d’interlocution central pour les professionnels de santé. Cela suscite un certain nombre d’interrogations que les réunions du groupe de réflexion éthique ont parfois permis de formaliser : est-il possible que ce qui fait la « vie normale » pour tel ou tel individu, tout en lui appartenant pleinement, puisse être quelque chose avec quoi le médecin (ou tout autre professionnel de santé) vienne composer ? Comment prendre en compte les temporalités complexes et singulières qui font et défont cette « vie normale » ?
jusqu’où
« la vie normale » du « patient » peut-elle être un objet d’attention, voire de négociation, pour la médecine ?
Si la prise en compte d’un tel critère permet d’ajuster les propositions de suivi et la temporalité de l’information qui est donnée, sans faire violence au vécu singulier de chaque patient, il y a néanmoins, pour les professionnels de santé, un équilibre à trouver entre la nécessité de prendre en compte l’impact du cancer et de ses traitements sur la vie quotidienne, sans pour autant considérer que le tout de la vie du patient entre dans le périmètre du regard et de la prise en charge médicale. Ce que certains professionnels désignent alors comme « le reste de la vie » du patient, qui a parfois été mis entre parenthèses pendant les traitements curatifs, (re)devient central dans l’après-cancer. Il semble alors devoir être pris en compte dans le suivi - sans pour autant être lu
systématiquement
au prisme du cancer. C’est ce qui fait, selon les professionnels de l’oncologie pédiatrique participant au groupe de réflexion éthique, « toute la complexité et la difficulté de la clinique » dans ce moment spécifique qu’est l’après-cancer pédiatrique.
Concrètement, la prise en compte de ces éléments, ainsi que des dynamiques de vie toujours singulières des anciens patients, conduit certains professionnels de santé à faire évoluer leurs pratiques. Ainsi, l’une des oncopédiatres participant aux réunions explique avoir modifié, avec le temps, la façon dont elle introduit la consultation de suivi à long terme : «
Maintenant, je leur demande : ‘où vous en êtes aujourd’hui avec la maladie que vous avez eue
?’ ». Cela permet, explique-t-elle, «
de prendre les individus ‘là où ils en sont’ »
, et à partir de là, de les accompagner
vers
ou
dans
un suivi en laissant de la place aux ajustements individuels. En fonction de la manière dont la personne se situe vis-à-vis du cancer, et le situe dans sa vie actuelle, le médecin va éventuellement moduler, ajuster l’information qui lui est donnée, les préconisations qui sont faites, et accompagner la personne en suivant au maximum les contours de ce qui s’apparente, pour elle, à « la vie normale ». Ce qui se dessine alors, c’est la perspective d’un accompagnement personnalisé et évolutif, qui permet, notamment, d’ajuster et de distribuer l’information et les propositions de soins dans le temps, en fonction des besoins spécifiques de chaque patient, mais aussi de son vécu, et de la manière dont il intègre - ou non - la maladie dans sa vie.
Les transformations induites dans le champ de l’oncopédiatrie et de l’oncologie par l’amélioration des traitements des cancers pédiatriques et la mise en évidence des risques d’effets à long terme de ces traitements, conduisent un participant au groupe de réflexion éthique à évoquer un «
nouveau chapitre de l’oncologie qui s’ouvre
». Le suivi à long terme apparaît ainsi comme une spécialité qui s’invente et se redéfinit avec les nouvelles connaissances en matière de séquelles mais aussi avec l’expérience de terrain de professionnels de santé qui travaillent à son implémentation et à sa structuration.