Vignette (Ill. Niklas Elmehed © Nobel Prize Outreach).
Fabriquer des molécules et des matériaux nouveaux est un processus complexe, qui nécessite d’assembler des « briques Lego ® » nanométriques en les liant précisément dans l’espace. La nature possède une capacité fascinante à fabriquer de la complexité chimique. Les chimistes, quant à eux, ont élaboré une multitude de réactions pour construire efficacement des molécules et les purifier. Mais ces réactions sont souvent difficiles à mettre en œuvre, avec de nombreuses étapes, et elles forment des produits secondaires non désirés. Une des grandes révolutions est venue de la chimie click , qui a été développée de manière concomitante dans les laboratoires de Morten Meldal [ 1 ] et de Barry Sharpless [ 2 ]. L’idée était de développer des méthodes génériques afin de construire rapidement et efficacement de grandes bibliothèques combinatoires de composés chimiques complexes, à partir d’une collection de « briques » moléculaires sélectives et modulaires. Le concept de la chimie click est que les briques moléculaires puissent s’assembler rapidement, en un clic (d’où le nom), un peu à la manière d’une boucle de ceinture de sécurité ( Figure 1 ) . L’analogie s’arrête là. Car contrairement à la ceinture de sécurité, cette liaison doit être complètement irréversible, et la molécule finale stable. Meldal et Sharpless ont découvert, de manière simultanée mais indépendante, que le cuivre pouvait catalyser des réactions - dites de cycloaddition - entre un azide et un alcyne 1, ( Figure 1 ) [ 1 – 3 ]. Cette chimie de cycloaddition a de nombreux atouts : elle est facile à mettre en œuvre, rapide, robuste (elle fonctionne même en présence d’air ou d’eau), et si sélective qu’elle ne forme quasiment aucun produit secondaire. Elle est donc devenue immensément populaire, que ce soit dans les laboratoires de chimie et pharmaceutiques, ou dans le développement industriel, pour produire des médicaments ou des matériaux aux propriétés nouvelles.
![]() | Figure 1.
Principe de la chimie
click
. Les azides et les alcynes réagissent de manière très rapide et efficace, en présence d’ions cuivre comme catalyseur, pour former un groupement cyclique triazole. Cette réaction chimique, appelée cycloaddition, permet d’assembler deux molécules, par exemple une molécule 1 (en gris) et un fluorophore (en rouge), irréversiblement. Les triazoles formés sont en effet très stables : ils sont résistants à l’oxydation, à la réduction et à l’hydrolyse.
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Cette réaction de cycloaddition fonctionne dans l’eau, ce qui ouvre la voie à de nombreuses applications en biologie. Seul problème, et non des moindres : le cuivre est toxique pour les cellules et les organismes vivants. Aussi fallait-il trouver des conditions pour s’affranchir de ce catalyseur. C’est là que Carolyn Bertozzi intervient. Elle travaillait depuis plusieurs années sur le concept de chimie bio-orthogonale : pouvoir faire des réactions chimiques de ligation (assemblage de deux molécules) en conditions physiologiques sans interférer avec (ou être affecté par) les processus biologiques environnants [ 4 – 6 ]. Un véritable défi étant donné la richesse et la complexité des systèmes biologiques. Son équipe a découvert que la chimie click pouvait s’effectuer sur des cellules vivantes, en absence de cuivre, en remplaçant les alcynes linéaires classiques par des alcynes cycliques, qui ont une géométrie très tendue ( Figure 2 ) [ 7 ]. Elle a ainsi ouvert la voie à la biochimie click , qu’elle a ensuite affinée pour améliorer la rapidité et les rendements de réaction dans l’environnement cellulaire [ 8 – 10 ].
![]() | Figure 2.
Chimie bio-orthogonale.
Des sucres modifiés (en orange) portant un groupement azide sont apportés aux cellules, puis incorporés par la machinerie cellulaire dans des glycanes à la surface des cellules. Les alcynes cycliques (ou cycloalcynes) peuvent réagir avec les azides (chimie
click
) sans ajout de cuivre, donc sans toxicité pour les cellules. Cette méthode permet de marquer très spécifiquement, avec un fluorophore (en rouge), les glycanes présents à la surface des cellules et ayant intégré le sucre modifié. Cette chimie est dite « bio-orthogonale » : les groupements azides et alcynes n’existent pas dans la nature et ne réagissent pas avec les molécules naturellement présentes dans les tissus biologiques.
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Depuis les années 1990, Bertozzi s’intéressait aux glycanes, ces polymères de monosaccharides (ou sucres) attachés à certains lipides (glycolipides) ou à certaines protéines (glycoprotéines), qui jouent un rôle fondamental dans la communication cellulaire. Cependant, les outils permettant de visualiser et manipuler ces macromolécules biologiques ont longtemps manqué. Bertozzi a développé dans un premier temps des méthodes pour que les cellules incorporent des sucres fonctionnalisés portant des « ancres chimiques », notamment de type azide ( Figure 2 ) [ 4 , 6 ]. Puis, grâce à la chimie bio-orthogonale, il est devenu possible d’attacher une molécule fluorescente spécifiquement à l’ancre présente sur les glycanes, et ainsi de marquer certains sucres spécifiques (par exemple l’acide sialique) et d’analyser leur distribution à la surface des cellules ( Figure 2 ) [ 11 ]. Cette chimie est tellement spécifique (les azides et les alcynes ne réagissent pas avec les molécules des tissus biologiques) qu’elle est même réalisable chez l’animal vivant, sans toxicité apparente, comme cela a été montré chez le poisson zèbre [ 10 , 12 ] ou chez la souris [ 13 ]. Bertozzi s’est principalement intéressée aux glycanes présents à la surface des cellules cancéreuses. En effet, on savait depuis des décennies que la structure de ces glycanes est modifiée par rapport à ceux des cellules normales [ 14 ]. Mais les détails moléculaires qui sous-tendent ces transformations n’étaient pas connus. Grâce à la chimie bio-orthogonale, Bertozzi a, par exemple, montré que certains glycanes semblent protéger les tumeurs du système immunitaire, car ils provoquent la suppression des cellules immunocompétentes [ 15 ]. Détruire spécifiquement ces glycanes à la surface des cellules tumorales en utilisant un anticorps couplé à une enzyme est d’ailleurs une piste thérapeutique actuellement à l’étude (essai clinique en cours) [ 16 ].
La possibilité de réaliser des réactions chimiques sélectives dans des environnements moléculaires complexes, tels que ceux des organismes vivants, offre de nombreuses opportunités en recherche biologique et médicale. En raison de leur inertie biologique, les molécules utilisées dans la chimie bio-orthogonale peuvent servir à la détection et au traçage de biomolécules, ce qui est particulièrement utile pour étudier des tissus difficiles à observer ou à manipuler, comme les tissus profonds dans le corps ou les tissus en cours de développement. Cette chimie peut également être utilisée pour développer de nouvelles méthodes de diagnostic ou encore des thérapies ciblées, en permettant aux molécules chimiques d’atteindre et d’interagir avec des cibles précises dans le corps sans perturber les tissus environnants. En effet, la chimie bio-orthogonale ne se limite pas aux sucres. Les groupements azides peuvent être incorporés dans tous types de biomolécules : protéines, nucléotides, lipides ou métabolites. De nombreux défis restent cependant à relever, notamment pour pouvoir utiliser ce type de chimie dans l’espèce humaine, mais le champ des applications devrait rapidement s’élargir.