2011


ANALYSE

1-

Facteurs humains et causalité des accidents de la route

La question des facteurs humains dans la recherche de causalité des accidents est un sujet à la fois compliqué et récurrent dans le domaine de la sécurité routière. Une des difficultés tient au fait que, le plus souvent, les accidents résultent de phénomènes complexes et multifactoriels dont il est difficile de démêler l’écheveau. Une autre difficulté provient de ce que les études se fondent sur des concepts dont la définition n’est pas toujours homogène. Parmi les différents facteurs humains étudiés dans la littérature, ce chapitre vise à approfondir les notions de vigilance, d’attention, de distraction, en rendant compte des processus qu’elles recouvrent et en faisant état de leur rôle dans l’accidentalité. L’usage du téléphone au volant est ensuite discuté du point de vue de l’implication de ces processus et des dysfonctionnements dont ils peuvent être l’objet.

Facteurs humains et accidents

La notion de facteur humain renvoie à l’ensemble des variables liées à la personne et susceptibles d’avoir une incidence sur le comportement de conduite et sur l’occurrence d’accident (Elvik et Vaa, 2004renvoi vers). L’imprécision d’une telle notion va ainsi conduire à inclure au sein d’un même ensemble : des variables démographiques comme l’âge ou le sexe ; des variables physiologiques comme la fatigue, les problèmes de santé, l’intoxication par l’alcool ou autres drogues ; des variables psychologiques comme l’inattention ou la distraction ; des variables attitudinales comme la prise de risque ; des variables telles que l’expérience et la pratique ; pour aller jusqu’à englober la résultante de ces différentes variables que sont les comportements observables et notamment les erreurs humaines (de perception, d’anticipation, d’évaluation, d’action...) que l’on relève en bout de chaîne.
Les approches causales visant à montrer la part des facteurs humains dans l’occurrence d’un accident ont été surtout développées jusqu’à la fin des années 1990. Elles tendaient à démontrer le caractère surdéterminant de ces facteurs humains par rapport aux facteurs liés à l’infrastructure et au véhicule. La faiblesse de la plupart de ces travaux est qu’ils ne s’appuient pas sur des modèles d’analyse rigoureusement établis, qu’ils s’agissent des modèles de l’accident ou des modèles du fonctionnement humain. Cette absence de recours à des modèles se traduit par des énoncés de données mises à plat et sans grand rapport les unes avec les autres. Par exemple, Elgarov (1995renvoi vers) nous indique que les erreurs des conducteurs ont été à l’origine de 76 % des 879 accidents étudiés, ces erreurs faisant référence à des paramètres aussi différents les uns des autres que la vitesse (19,3 %), les dépassements dangereux (19,2 %) et la conduite sous l’influence de l’alcool (13,4 %).
C’est en ce sens que la notion de facteur humain est considérée comme élusive, voire fallacieuse, par certains auteurs spécialistes de ces questions (Hollnagell et Amalberti, 2001renvoi vers). De fait, la contribution de tels facteurs est loin d’être aussi évidente à isoler dans les mécanismes accidentels, en conduite automobile comme pour d’autres gammes d’activité. Ceci s’explique par le fait que dans tous les systèmes complexes, et notamment le système de circulation, l’origine des problèmes se situe beaucoup plus dans les interactions entre les éléments (figure 1.1Renvoi vers) qui composent ledit système que dans les caractéristiques exclusives de l’un ou l’autre de ces composants (Van Elslande, 2003renvoi vers). Il est utile de comprendre qu’un facteur seul ne suffit pas à causer un accident. C’est le plus souvent une combinaison de facteurs contributifs qui va constituer un faisceau de causes suffisant pour la survenue de cet accident. C’est ce dont attestent de nombreux travaux en psychologie ergonomique, ainsi qu’en accidentologie : dans la majorité des accidents, différents ordres de facteurs humains, techniques et contextuels, agissent en interaction les uns avec les autres pour provoquer un dysfonctionnement, là où pris isolément ils
Figure 1.1 Interactions entre les composants usager-véhicule-environnement du système de circulation (d’après Van Elslande, 2003renvoi vers)
n’auraient engendré aucune difficulté. Il s’agit donc de garder à l’esprit le caractère relatif de l’implication de tel ou tel facteur identifié, par rapport au contexte dans lequel ce facteur s’exerce. Il s’agit également de bien différencier l’erreur humaine des facteurs (humains et contextuels) qui l’ont produite, sous peine de mélanger les causes et leurs effets. Enfin, il ne faut pas oublier les éléments qui surdéterminent l’ensemble de nos comportements : les caractéristiques des routes, celles des véhicules, et, plus en amont encore, les valeurs présentes dans la société vis-à-vis par exemple de la rapidité, de la compétition, de la rentabilité...
La généralisation de cette approche « système » comme modèle d’analyse des accidents a amené un nouveau regard sur les phénomènes accidentels : en cherchant, non plus à déterminer qui est plus ou moins fautif, mais à identifier les dysfonctionnements les plus récurrents dans les interactions qui s’établissent entre les différents composants du système ; en gardant pour objectif de réduire ces problèmes d’interaction par une action sur l’ensemble de ces composants. Il peut être plus opérant, par exemple pour réduire la vitesse du trafic dans certaines situations, de modifier l’environnement plutôt que de sanctionner les usagers ; il est parfois contreproductif de donner trop d’informations au conducteur, sous peine de le surcharger...
Par ailleurs, il est important de considérer, en contrepartie, le caractère positif du « facteur humain » : il constitue en effet un élément fondamental, irremplaçable, sur lequel s’appuie fortement le système de circulation pour fonctionner malgré les difficultés qu’il comporte. Une caractéristique essentielle des opérateurs humains repose sur leur capacité d’adaptation à des environnements complexes, variables, évolutifs et incertains. Cette capacité d’adaptation repose notamment sur l’aptitude à recourir à des heuristiques cognitives lorsqu’un fonctionnement algorithmique1 n’est plus possible. Par définition, les heuristiques sont des procédures rapides, économiques et la plupart du temps efficaces, mais qui n’amènent pas au bon résultat à coup sûr. Elles comportent ainsi une marge d’erreur qui n’est pas toujours évidente à maîtriser. Ce sont les mêmes processus qui permettent à l’homme de s’adapter aux difficultés de l’environnement et qui le conduisent parfois à l’erreur. C’est cette conception que sous-tend la définition de l’homme en tant « qu’agent de fiabilité faillible »défendue par la psychologie ergonomique (Leplat, 1999renvoi vers). Par sa conception même, le système de circulation conduit l’homme à progresser dans un environnement complexe, variable, évolutif et incertain, pour lequel le risque d’erreur est une procédure obligée. Ce système exploite ainsi les capacités d’adaptation de l’être humain, et d’une certaine manière cette capacité à commettre des erreurs et d’en corriger le plus souvent les plus importantes. Ce sont ces capacités qui permettent à l’homme de conduire et, ainsi, au système de conduite de fonctionner.
En bref, à l’instar de la notion de « comportement », le « facteur humain » peut ainsi aisément devenir un concept fourre-tout dans lequel chacun a tendance à projeter ses préjugés idéologiques et moraux (Whittingham, 2004renvoi vers ; Gusfield, 2009renvoi vers), pour aboutir à ce leitmotiv journalistique selon lequel l’accident serait dû dans 95 % des cas au facteur humain. Ce flou conceptuel conduit ainsi à tomber dans le piège énoncé ci-dessus et aboutit à des résultats tautologiques qui montrent au final que c’est l’usager d’un système qui est la cause majeure des problèmes, sans se poser la question de l’adaptation nécessaire des systèmes socio-techniques aux usagers auxquels ils sont destinés. On peut effectivement affirmer que dans la quasi-totalité des accidents, la dégradation des situations de conduite va transiter par une incapacité humaine à contrôler la situation... comment pourrait-il en être autrement puisque c’est l’humain qui intervient en bout de chaîne. Mais on pourrait aussi rappeler que ce sont également des humains qui conçoivent les véhicules, qui dessinent les infrastructures, en assurent la maintenance, qui définissent les lois, qui construisent les valeurs sociales... Si bien qu’au-delà de rares phénomènes aléatoires, en matière de conduite, on peut aisément tout attribuer à l’humain ! C’est à cet égard qu’une approche scientifique devient nécessaire pour progresser dans la compréhension des phénomènes en jeu. Une telle approche sera sous-tendue par le principe selon lequel, si l’on veut faire progresser une situation, l’objectif ne doit pas être de faire porter la faute à tel ou tel élément d’un système, mais de viser une compréhension d’ensemble de la genèse des difficultés et la recherche des moyens d’y pallier.
Parmi les « facteurs humains » les plus souvent mis en avant, on retrouve classiquement : la vitesse, l’alcool et l’hypovigilance. Chacune de ces variables a fait l’objet d’une littérature abondante qui a largement prouvé leur effet néfaste sur l’activité de conduite. En lien avec la problématique du téléphone au volant, nous mettons ci-après l’accent sur les questions de vigilance et d’attention, en décrivant les processus que ces concepts recouvrent et les dysfonctionnements que ces processus peuvent induire chez des sujets en situation de conduite.

Vigilance et attention

Dans le langage courant, les notions de vigilance et d’attention sont souvent considérées comme équivalentes. Les dictionnaires usuels ne font pas toujours une distinction claire entre ces deux termes, renvoyant l’un à l’autre, les présentant parfois comme synonymes. C’est souvent le cas également dans les campagnes d’information qui sont réalisées dans le domaine de la sécurité routière, où l’on peut lire des slogans du type « être vigilant c’est être attentif pour ne pas être surpris »2 , et qui mettent, par exemple sur le même plan, la dette de sommeil et l’usage du téléphone au volant. Les problèmes vigilo-attentionnels sont aujourd’hui fréquemment identifiés dans les accidents de la route. Mais l’impact des différents processus dans la genèse de ces accidents reste souvent confondu et traité de manière globale, alors que ces processus vigiles et attentionnels correspondent à deux ensembles de phénomènes bien particuliers. Dans une perspective d’action opérationnelle pour l’amélioration de la sécurité routière, il sera donc nécessaire de mieux distinguer les questions de vigilance et d’attention puisque les mesures qui permettront de pallier leurs perturbations seront très différentes, parfois même opposées.
Dans le langage scientifique, notamment en psychologie cognitive, vigilance et attention sont considérés comme deux ensembles de processus connectés (l’un étant le support de l’autre) mais faisant référence chacun à des mécanismes spécifiques : la vigilance qualifie l’état psychophysiologique d’activation du système nerveux, l’attention représente l’état de concentration de l’activité mentale sur un objet déterminé. Cependant, les défauts de vigilance et plus encore d’attention ont longtemps été considérés comme des facteurs secondaires d’accident. Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que l’intérêt des chercheurs s’est porté sur ces questions. Ils ont d’abord mis l’accent sur l’impact des problèmes vigiles sur l’accidentalité, avec, en France notamment, plusieurs équipes médicales qui travaillent sur les effets de la fatigue et de la dette de sommeil. Ils se sont intéressés de façon un peu plus tardive à l’impact des problèmes attentionnels, en lien d’une part avec les atteintes neurologiques des conducteurs, en liaison d’autre part avec l’irruption de nouvelles technologies de l’information au sein de la tâche de conduite.
L’examen de la littérature scientifique montre pourtant qu’il reste, là aussi, de nombreuses clarifications à opérer. En effet, les concepts utilisés sont très variables selon les disciplines, d’un auteur à l’autre, avec des définitions parfois très différentes qui recouvrent des processus divers. Une telle hétérogénéité conceptuelle amène ainsi à une très grande variabilité dans les données qui sont supposées caractériser les causes d’accidents. Si l’on cherchait à résumer les résultats de la littérature (tableau 1.Irenvoi vers), on serait ainsi amené à dire que les problèmes de vigilance jouent dans 1,8 % à 54 % des accidents (c’est-à-dire : entre presque rien et la moitié des cas) et que les problèmes d’attention sont impliqués dans 25,6 % à 78 % c’est-à-dire : entre un quart et trois quarts des cas. Ce qui constitue un éventail de données bien trop dispersé pour apporter la moindre indication utile. Il y a donc nécessité de bien distinguer les processus que recouvrent les concepts utilisés.

Tableau 1.I Variations dans les estimations d’impact des problèmes de vigilance et d’attention dans les accidents

Facteur
Occurrence dans les accidents (%)
Références
Problème de vigilance
1,8
Stutts et coll., 2001renvoi vers
 
3
Pack, 1994renvoi vers ; Sagberg, 1999renvoi vers
 
54
Dingus et coll., 1987renvoi vers ; Horne et Meyner, 1995renvoi vers ; Léger, 1995renvoi vers
Problème d’attention
35 à 50
Sussman et coll., 1995renvoi vers
 
78
Neale et coll., renvoi vers
 
25,6
Wang et coll., 1996renvoi vers
Une distinction préalable est donc déjà à établir clairement entre ce qui relève d’un problème de vigilance, qualifiant les processus d’activation non spécifiques de l’organisme, et ce qui correspond à un problème d’attention, désignant les processus qui conditionnent l’orientation des ressources cognitives permettant le traitement spécifique de l’information (voir sur cet aspect le chapitre sur les processus psycho-cognitifs impliqués dans la conduite d’un véhicule routier). En effet, les perturbations de ces deux ensembles de processus montrent des différences très marquées dans la genèse accidentelle. Le téléphone constitue un bon indicateur de la nécessité de bien distinguer les problèmes de vigilance et d’attention, en ce que son usage peut dans certaines conditions favoriser une dégradation des processus attentionnels et dans d’autres conditions (plus rares, certes) favoriser l’éveil vigile. Des travaux ont ainsi montré qu’une tâche annexe comme la conversation téléphonique était susceptible de stimuler la vigilance durant des périodes de conduite longues et monotones, notamment chez les conducteurs professionnels sur autoroute de nuit (Olson et coll., 2009renvoi vers).

Vigilance en conduite

La notion de vigilance définit les variations psychophysiologiques de l’état d’éveil d’un individu. Elle se caractérise par un continuum qui va du sommeil le plus profond jusqu’à la veille la plus active (Moessinger et coll., 2006renvoi vers). On en décrit classiquement les états suivants qui correspondent à des rythmes électro-encéphalographiques différents : sommeil paradoxal, sommeil profond, sommeil léger, endormissement, veille diffuse, veille active, hyperexcitation. On qualifie de « non spécifiques » les processus de vigilance dans la mesure où ils ne sont pas dirigés vers tel ou tel aspect de l’environnement (contrairement aux processus attentionnels) mais qu’ils caractérisent un état de l’organisme qui sera plus ou moins apte à traiter l’ensemble des informations dans son environnement. C’est ce dont rend bien compte, dès 1950, la définition de Mackworthrenvoi vers : « La vigilance est un état de préparation nécessaire pour détecter et répondre au plus petit changement apparaissant dans l’environnement à des intervalles de temps aléatoire ».
Toutefois il faut savoir que, contrairement à l’idée reçue, le lien entre le niveau de vigilance et l’efficacité du sujet n’est pas strictement linéaire : si un niveau trop bas est toujours préjudiciable, un niveau trop élevé de vigilance pourra également être dommageable selon la tâche réalisée. Cet excès de vigilance que représentent le stress ou l’hyperexcitation, aura plus rapidement un pouvoir de dégradation sur les activités complexes que sur les activités les plus simples (figure 1.2Renvoi vers). Il y a donc un niveau de vigilance optimal pour chaque type de tâche qu’on réalise, et la dégradation de la vigilance ne représente pas uniquement l’hypovigilance, elle peut également concerner l’hypervigilance. Mais on atteindra un niveau optimal différent selon qu’on a affaire à une tâche simple ou a une tâche complexe.
Figure 1.2 Loi de Yerkes-Dodson concernant le lien entre niveaux de performance et niveaux de vigilance (d’après Wickens et Hollands, 2000renvoi vers)
Par ailleurs, la vigilance constitue un état psychophysiologique « résultant », au sens où il est sous la dépendance de tout un ensemble de facteurs divers, endogènes comme exogènes, qui vont le moduler.
Les facteurs de dégradation de la vigilance les plus souvent cités dans la littérature sont :
• les situations routières stressantes ou monotones (Liu et Wu, 2009renvoi vers) ;
• la fatigue (Lyznicki et coll., 1998renvoi vers) ;
• le rythme circadien de la vigilance (NHTSA, 2006renvoi vers) ;
• les troubles du sommeil et de l’éveil (Mc Cartt et coll., 1996renvoi vers) ;
• le temps de conduite (Maycock, 1996renvoi vers) ;
• les caractéristiques individuelles telles que l’âge ou la condition physique (Milosevic, 1997renvoi vers) ;
• les consommations de psychotropes (Orriols et coll., 2010renvoi vers).
Il faut insister sur le fait que chacun de ces différents facteurs peut avoir un impact sur la vigilance de façon isolée (par exemple une dose élevée d’alcool suffit à produire une forte dégradation) ; mais souvent ils interviennent de façon associée (même à faible dose l’alcool peut avoir des effets importants sur l’état de vigilance lorsqu’il est cumulé à la fatigue ou à un manque de sommeil) (Howard et coll., 2007renvoi vers ; Vakulin et coll., 2007renvoi vers).

Attention en conduite

Un certain niveau d’éveil vigile est donc indispensable pour effectuer n’importe quelle tâche courante. Mais pour être nécessaire, ce niveau de vigilance n’est, le plus souvent, pas suffisant pour la réalisation correcte d’une tâche. L’attention investie dans l’activité influence également fortement la performance. La notion d’attention désigne l’ensemble des processus qui conditionnent l’orientation des ressources cognitives de l’individu vers tel ou tel aspect de la situation, en vue de la réalisation d’un objectif (Richard, 1980renvoi vers). Mais l’étude de l’attention est rendue difficile par la multitude des processus que ce concept recouvre, qui vont de la sélection de l’information à la résolution de conflit, en passant par la mobilisation de ressources attentionnelles et la focalisation attentionnelle. On constate aujourd’hui dans le milieu de la sécurité routière une prise de conscience des problèmes d’attention au volant. Ces problèmes sont très répandus et touchent l’ensemble de la population circulante, aussi bien les hommes que les femmes, les jeunes que les personnes âgées. Comme indiqué plus haut, l’intérêt des chercheurs pour cette question a notamment été renforcé par l’irruption de plus en plus massive des technologies de l’information dans la tâche de conduite.
On relève deux caractéristiques essentielles du fonctionnement des processus attentionnels : la première concerne le caractère limité des ressources en attention d’un individu, la seconde réfère à notre capacité d’automatiser une partie de nos traitements.
Quels que soient les modèles considérés, l’ensemble de la littérature s’accorde sur le fait que les capacités attentionnelles sont limitées (Camus, 1996renvoi vers). Le système cognitif ne peut pas traiter un nombre infini d’informations. Lorsque la demande cognitive augmente au point d’atteindre la limite des capacités de traitement, on aboutit à une surcharge cognitive préjudiciable au traitement de l’information utile. Pour éviter cette surcharge, le système doit donc prendre des décisions concernant les informations à traiter et celles qu’il faut négliger : c’est le principe fondamental de la sélection attentionnelle. Confrontés à la complexité des informations émanant de notre environnement, nous allons sélectionner les informations supposées pertinentes pour nos objectifs et, en contrepartie, inhiber les informations non sélectionnées. À cet égard, toute la difficulté consistera à faire le bon choix entre les indices les plus utiles et les informations plus accessoires.
Par ailleurs, afin de libérer des ressources pour les tâches requérant une charge attentionnelle importante, le système cognitif possède également la capacité d’automatiser une partie des traitements. Les processus automatiques présentent des caractéristiques opposées à celles des processus contrôlés (Schneider et Shiffrin, 1977renvoi vers). Les processus contrôlés sont lents, sériels, nécessitent de la conscience et une grande charge attentionnelle. En revanche, les processus automatiques fonctionnent de manière non consciente et non délibérée. Et surtout, ils présentent l’avantage de consommer très peu d’attention (figure 1.3Renvoi vers).
Figure 1.3 Caractérisation des processus automatiques et des processus contrôlés
Ces automatismes se développent à la suite d’un apprentissage consistant de tâches, parfois complexes pour un débutant, qui comportent un certain degré de régularité. Par exemple, l’ensemble des opérations nécessaires au passage d’un rapport de boîte de vitesse illustre bien une tâche automatisée : complexe au point de mobiliser l’essentiel des ressources cognitive d’un élève à sa première leçon, cette opération se déroulera plus tard de façon quasi autonome sans nécessiter l’investissement de l’attention. Fondé sur une expérience répétée des situations, le développement des automatismes permet ainsi de s’affranchir des limites de la capacité du système grâce à la mise en Ĺ“uvre d’un traitement en parallèle qui consomme peu de ressources attentionnelles. Cependant, la notion d’absence de charge attentionnelle signifie également que certaines actions peuvent être déclenchées de manière non optionnelle et non contrôlée, autrement dit par automatisme. En règle générale, le libre cours de ces automatismes est bénéfique et efficace. Mais dans certains cas, leur déclenchement peut parasiter le traitement et provoquer des comportements inadaptés à une situation du fait de la rigidité des traitements automatisés (Van Elslande et Alberton, 1997renvoi vers).
De ces caractéristiques résultent plusieurs conséquences sur les performances cognitives, qui ont un impact important au cours de la tâche de conduite :
• la performance est fonction des ressources disponibles pour la tâche : plus il y a de ressources disponibles pour une tâche, meilleures pourront être les performances (sous réserve bien sûr que ces ressources soient bien investies dans la tâche en cours) ;
• la performance dans une tâche est fonction de la charge cognitive : plus le traitement d’une tâche nécessite de processus et sollicite de ressources, plus la performance décroît ;
• lorsque deux tâches sont effectuées simultanément, si les ressources sont transférées de la tâche 1 à la tâche 2, alors les performances dans la tâche 1 diminuent.
L’automatisation de certaines tâches, grâce à l’apprentissage, permet de libérer des ressources et de rendre le système disponible pour la réalisation de tâches nouvelles ou non automatisables.
Mais un revers de cette automatisation est qu’elle peut dans certains cas, occasionner des effets indésirables par un déclenchement inapproprié de comportements automatisés, ou simplement par manque d’adaptabilité des automatismes aux caractéristiques de la situation.
Regardons maintenant ce qu’il en est des différentes perturbations attentionnelles que l’on peut identifier dans les accidents de la circulation routière.

Perturbations attentionnelles et accidents

En lien étroit avec la très forte variabilité des situations routières, les perturbations attentionnelles constituent des problèmes complexes, parfois contradictoires, et leurs sources sont multiples. Ainsi, en situation réelle de conduite, le conducteur doit sans cesse répartir ses ressources entre toutes les sources potentielles de stimulation qui émanent de son environnement. Mais rappelons que les capacités attentionnelles sont, par définition, limitées, et que le conducteur ne peut pas rester centré à 100 % sur la tâche de conduite, sous peine de s’épuiser rapidement. Il existe un « compromis cognitif » tel que le décrit Amalberti (2001renvoi vers) entre les exigences de la tâche (adaptation aux règles, sécurité, performance) et les intérêts du système biologique (limiter le coût cognitif de façon à s’économiser). Le contrôle attentionnel permet donc de distribuer, de la manière la plus souvent adaptée, dans le temps et dans l’espace, les ressources nécessaires à chacune de ces composantes. Un problème attentionnel se pose lorsque les ressources attribuées à la tâche deviennent soit insuffisantes par rapport aux exigences de la tâche, soit lorsque le conducteur se focalise sur une partie de la situation trop restreinte pour la résolution du problème. Ainsi, ce déséquilibre dans la répartition des ressources entre les différentes sources d’information, relativement à leurs exigences et priorités, conduit aux différentes défaillances attentionnelles. La dispersion des ressources attentionnelles n’est, la plupart du temps, pas un problème en soi. Au contraire, elle peut être synonyme d’économie cognitive, et donc d’efficacité sur la durée. Elle devient potentiellement accidentogène seulement dans certaines situations qu’il est important de définir avec précision. L’amélioration des connaissances sur le fonctionnement cognitif de l’opérateur et les difficultés qu’il rencontre dans son activité de déplacement devrait ainsi permettre d’adapter l’environnement de déplacement (au sens large de l’ensemble des éléments qui vont mobiliser de l’attention) à ses capacités pour rendre l’ensemble du système plus sûr.

Différents défauts d’attention en conduite automobile

D’un point de vue conceptuel, il existe encore aujourd’hui dans la littérature un flou terminologique sur ce que l’on entend sous les termes d’attention, de distraction, d’inattention. Il est évident que ces notions ne font pas consensus. Par exemple, Regan et coll. (2008renvoi vers) recensent pas moins de 14 définitions de la notion de distraction.
Les défauts d’attention sont considérés de façon générale comme issus d’une interférence entre différentes tâches (Lemercier et Cellier, 2008renvoi vers). Cette notion d’interférence fait référence à la concurrence qui peut s’établir entre deux tâches, au point de risquer d’en perturber au moins l’une des deux. D’un point de vue accidentologique, l’interférence peut être le produit de la concurrence, soit :
• entre une tâche de conduite et les pensées ou préoccupations du conducteur, on parlera alors d’inattention ;
• entre une tâche de conduite (par exemple : interagir avec le trafic et l’environnement) et une tâche extérieure à la conduite (par exemple : converser avec un passager), on parlera alors de distraction ;
• entre deux tâches au sein de la conduite. Par exemple : tâche 1 (recherche directionnelle) et tâche 2 (interagir avec le trafic), ou encore : tâche 1 (surveiller la scène routière dans sa globalité) et tâche 2 (surveiller un risque potentiel identifié sur une certaine composante de la situation et se focaliser). Même si d’un point de vue cognitif, on est proche ici de la notion de distraction (d’une tâche par une autre), dans une perspective ergonomique d’adaptation des systèmes, on parlera alors de compétition d’attention.

Inattention

Certains auteurs (par exemple Regan et coll., 2008renvoi vers) regroupent derrière la notion d’inattention l’ensemble des perturbations attentionnelles qu’ils déclinent ensuite en types de problèmes plus spécifiques. D’autres auteurs (par exemple Van Elslande et coll., 2009renvoi vers) réservent ce terme pour rendre compte d’un déficit d’attention portée à la tâche en cours de réalisation. Il s’agit donc ici d’une inattention à la scène routière, qui met en jeu des paramètres spécifiques et qui aura également des conséquences accidentologiques spécifiques. La particularité de cette forme de perturbation est l’absence de déclencheur externe : il s’agit seulement d’une réorientation du contrôle attentionnel vers ses pensées (Lemercier et coll., 2006renvoi vers). Ce phénomène d’inattention envers la tâche de conduite peut avoir principalement deux origines. Soit l’inattention est liée à un manque de sollicitation de la tâche de conduite permettant au conducteur de se plonger dans ses pensées courantes et/ou ses préoccupations. C’est notamment le cas lorsque le conducteur est très expérimenté à un trajet, ou lorsque ce trajet est monotone avec peu d’interactions mobilisatrices, que ce soit avec la route ou avec le trafic. Dans ce cas, le contrôle attentionnel de l’environnement baisse et l’automatisme de la conduite est alors utilisé dans le sens d’un détournement des ressources attentionnelles vers ses propres pensées. Soit l’inattention est liée au fait que le conducteur est préoccupé par un problème personnel créant une forme de « distraction cognitive » pouvant accaparer une partie des ressources attentionnelles disponibles, limitant d’autant la réceptivité aux informations externes.

Distraction

La distraction correspond à la « capture » (volontaire ou non) de l’attention du conducteur par un élément ou évènement externe, et qui n’a aucun lien avec la tâche de conduite, au détriment de la surveillance de la scène routière. Stutts et coll. (2003renvoi vers) ont étudié la conduite en milieu réel de 70 sujets et ont pu observer que les conducteurs étaient engagés dans une ou plusieurs activités distractives durant 16 % du temps où le véhicule est en mouvement. Dans leur étude sur le rôle des distractions du conducteur dans les accidents routiers, Stutts et coll. (2001renvoi vers) en distinguent une dizaine de sources différentes (tableau 1.IIrenvoi vers). Comme l’illustre ce tableau, l’activité distractive peut être de nature très variée, allant de la conversation avec un passager à la manipulation d’un objet. Mais quelle que soit cette tâche annexe, elle entre directement en compétition avec la tâche de conduite au point de pouvoir placer le conducteur en situation de double tâche (Lemercier et coll., 2006renvoi vers) et donc de diminuer ses performances dans sa tâche principale.

Tableau 1.II Sources de distractions spécifiques chez les conducteurs (Stutts et coll., 2001renvoi vers)

Catégories de distraction
% de conducteurs
Personne, objet ou évènement extérieurs au véhicule (tout événement lié au trafic, à la rencontre de piétons, d’animaux...)
29,4
Ajustement de la radio, cassette, CD
11,4
Interaction avec les passagers du véhicule (discussion, se retourner vers un enfant à l’arrière...)
10,9
Déplacement d’un objet dans l’habitacle (qu’il s’agisse d’un chien qui s’agite, une guêpe, ou un objet qui tombe sous les pédales par exemple)
4,3
Utilisation d’un objet apporté dans le véhicule (un CD, un porte-monnaie, une bouteille d’eau)
2,9
Réglage de la climatisation
2,8
Manger ou boire
1,7
Téléphoner
1,5
Fumer
0,9
Autre distraction
25,6
Distraction indéfinie
8,6

Compétition d’attention

Les différentes tâches essentielles à la conduite peuvent entrer en compétition les unes avec les autres, ce qui peut ou non provoquer une interférence perturbant l’activité de conduite. Si l’on se réfère à la modélisation de Alexander et Lunenfeld (figure 1.4Renvoi vers), la compétition peut être : verticale entre les tâches de niveau hiérarchique différent (« contrôle du véhicule », « interaction avec le trafic » et « navigation ») ou horizontale entre deux tâches de même niveau. Les ressources attentionnelles doivent donc se distribuer entre ces différentes sous-tâches de la tâche de conduite au sens large. On trouve dans la littérature des travaux qui recourent à la notion de distraction pour rendre compte de ce type d’interférence (Smiley, 2005renvoi vers). Par exemple, un conducteur peut ne pas avoir vu un changement
Figure 1.4 Compétitions d’attention horizontales et verticales entre les tâches de conduite (d’après Alexander et Lunenfeld, 1986renvoi vers)
de voie d’un véhicule qui circulait devant lui parce qu’il a été « distrait » par sa prise d’information dans ses rétroviseurs. Ou, de manière encore plus paradoxale, il n’aurait pas vu un véhicule venir de sa gauche parce qu’il était « distrait » par les véhicules qui venaient de sa droite. Il s’agit pourtant clairement ici, non pas de tâche annexe à la conduite vers laquelle l’usager se laisse détourner, mais bien de plusieurs composantes de la tâche de conduite que le conducteur doit réaliser de façon coordonnée. D’un point de vue « purement cognitif », ces deux formes de perturbation procèdent de mécanismes similaires ; elles peuvent donc être étudiées de façon isomorphe au laboratoire. Mais dans une perspective opérationnelle, les problématiques sont différentes ; il y a nécessité de les distinguer pour définir des modalités d’actions adaptées.
De façon plus générale, on retiendra que par sa conception même, l’activité de conduite est composée d’un ensemble de tâches menées plus ou moins simultanément et qui sont parfois en concurrence. Les effets cognitifs de l’inattention, de la distraction et de la compétition d’attention peuvent dans certains cas être très proches, voire similaires. En effet, que l’interférence soit liée à des préoccupations, qu’elle soit extérieure à la tâche de conduite ou liée directement à la tâche de conduite, la résultante est la même d’un point de vue cognitif : le conducteur se retrouve en situation de double tâche. Dans ces trois cas de figure, l’attention est détournée de la tâche principale. Cependant, la distinction que nous opérons devient nécessaire d’un point de vue ergonomique. L’inattention, la distraction et la compétition d’attention n’ont pas la même origine et n’apparaissent pas dans les mêmes contextes de conduite. Et surtout, les solutions opérationnelles à apporter à ces différents problèmes d’attention au volant ne sont pas identiques, parfois même opposées (figure 1.5Renvoi vers).
Figure 1.5 Connexion entre les processus de vigilance et d’attention (d’après Van Elslande et coll., 2009renvoi vers)

Distraction téléphonique

L’intérêt pour la distraction au volant a connu un essor marqué avec l’arrivée du téléphone portable. Les recherches concernant l’impact des téléphones mobiles sur les performances des conducteurs n’ont cessé de croître depuis la fin des années 1990, et reposent sur des analyses de données expérimentales, accidentologiques et épidémiologiques. La tendance dominante qui émane de l’ensemble de ces travaux, va dans le sens d’une dégradation de la conduite et d’une augmentation du risque d’accident liées à l’usage du téléphone au volant. En analysant près de 700 accidents en lien avec l’usage d’un téléphone, Redelmeier et Tibshirani (1997renvoi vers) concluent que discuter au téléphone augmente la probabilité d’une collision entre 3 et 6,5 fois, ce qui confère à la distraction téléphonique un impact sur le risque accidentel proche de celui de l’alcool. Toutefois, selon Sagberg (2001renvoi vers), l’usage de la radio et d’un lecteur CD causerait encore plus d’accidents que le téléphone mobile.
De façon générale, il a été montré que la conversation au téléphone avait un impact négatif sur la conduite, même avec un dispositif dit « mains-libres ». Ceci s’explique par la mobilisation des ressources cognitives, qui est quasi identique dans les deux cas durant la période de conversation. Horrey et Wickens (2006renvoi vers) montrent que la conversation téléphonique a plus d’impact sur les temps de réponse aux événements routiers que sur le contrôle latéral du véhicule. Ces résultats s’expliqueraient par l’automatisation ou non des sous-tâches de conduite. Le contrôle de trajectoire du véhicule est une activité bien automatisée, en comparaison à l’identification d’un danger qui nécessite une mobilisation des ressources attentionnelles. Mais le téléphone n’est pas utilisé que pour la conversation. Toutes les opérations liées à l’usage du téléphone qui vont impliquer une mobilisation d’ensemble des ressources attentionnelles (cognitives, visuelles, motrices) auront un pouvoir de dégradation plus important, non seulement sur l’interaction avec le trafic mais aussi sur la régulation de trajectoire, aussi automatisée soit-elle (Horrey et Wickens, 2006renvoi vers).
L’utilisation d’un téléphone durant la conduite recouvre ainsi un ensemble de paramètres qui pourront avoir des conséquences très différentes. Pour simplifier les choses, on distinguera deux types de distraction potentiellement générées par le téléphone : une distraction « purement cognitive », qui correspond à la période de conversation ; et une distraction « intégrale » qui correspond à toutes les opérations durant lesquelles le détournement de l’attention s’accompagne d’un détournement du regard de l’opérateur hors de la scène routière : recherche du téléphone ou de ses accessoires, composition d’un numéro, lecture/écriture d’un message... Toute source de distraction est potentiellement néfaste du point de vue de la conduite, dans la mesure où elle peut grever la ressource attentionnelle requise pour la réalisation de la tâche. Mais son impact distractif sera étroitement relatif à tout un ensemble de variables qui méritent d’être clairement définies. Cela permettra de bien identifier les conditions qui vont rendre la conduite problématique, en association avec la complexité des situations traversées, la multiplicité des variables à traiter et la sollicitation consécutive des ressources attentionnelles de l’individu. Du fait des contraintes dynamiques et temporelles qui la caractérisent, de la variabilité des situations possibles, de la profusion des informations à gérer, ou au contraire de la monotonie de certaines situations, la conduite automobile constitue un révélateur hors pair des difficultés attentionnelles qui se posent à l’être humain dans ses tentatives d’adaptation aux activités auxquelles on le confronte. Les accidents constituent autant de témoignages des limites à ces capacités d’adaptation, qu’il s’agit de ne pas pousser à bout par la confrontation à des infrastructures inutilement compliquées, des informations mal présentées, des vitesses trop élevées, c’est-à-dire à tout ce qui augmente la charge attentionnelle. L’usage du téléphone constitue une source de distraction, parmi d’autres, plus ou moins pénalisante selon les situations traversées, les caractéristiques de la conversation (longue versus brève, à forte charge émotionnelle versus informative), et surtout selon que cet usage s’accompagne d’un détournement du regard plus ou moins long hors de la scène routière.
Pourtant, les données d’accidentologie qui permettraient de considérer le téléphone comme une variable capitale en termes d’enjeux de sécurité routière manquent encore actuellement. Ceci s’explique probablement par le fait que l’usage du téléphone a rarement un effet simple sur la genèse d’un accident et a plutôt un impact sur la sécurité de la conduite lorsqu’il se combine avec d’autres paramètres, et notamment avec la rencontre d’une situation critique inattendue. Or, l’usage du téléphone est un événement relativement bref par rapport à la durée de conduite, et la rencontre d’une situation critique est un événement peu fréquent. Si bien que la combinaison des deux constitue une conjonction plutôt rare. À cette explication s’ajoute l’absence d’investigation systématique sur l’utilisation du téléphone au moment de l’accident, ce qui conduit à une sous-estimation de l’enjeu de la question. Sans oublier l’absence totale de prise en compte du téléphone non tenu en main, ce qui équivaut à négliger environ la moitié de son usage dans les données d’accidentalité.
En conclusion, on a souvent tendance dans le domaine de la sécurité, et notamment en sécurité routière, à chercher l’origine des problèmes du côté de l’usager du système, en considérant que les accidents de la circulation sont la conséquence de l’imprudence, de l’incompétence et de l’incapacité des conducteurs (Gusfield, 2009renvoi vers) plutôt que de chercher à y voir des causes plus profondes. L’inconvénient d’un tel regard est qu’il empêche de prendre en compte certains problèmes sous-jacents, plus organisationnels (« systémiques ») qui renforcent les difficultés rencontrées par ces usagers et ont ainsi pour conséquence de réduire leurs capacités de régulation (Wittingham, 2004renvoi vers). Les analyses approfondies des accidents (Van Elslande, 2003renvoi vers) montrent qu’ils sont souvent le produit d’une interaction complexe entre des facteurs humains et contextuels, rarement le simple effet de l’un d’entre eux. Certains éléments inoffensifs dans certaines situations peuvent devenir accidentogènes dans d’autres. Leur prévention implique ainsi d’agir sur l’ensemble des composants du système considéré, dans l’optique de favoriser l’activité efficace et sûre de celui qui agit en bout de chaîne : l’usager de ce système.
Par sa nature même, la conduite fait partie de ces tâches pour lesquelles les processus attentionnels sont fondamentaux et qui requièrent une adaptation permanente de leurs ressources aux contraintes des situations traversées. Selon la charge attentionnelle requise par la situation traversée (complexité des infrastructures, multiplicité des interactions, importance des imprévus), la conversation téléphonique peut ainsi, au même titre que toute tâche annexe réalisée en conduite, venir grever une partie des ressources limitées en attention dont nous disposons, au détriment de la conduite elle-même. Mais par ailleurs, les données de la littérature suggèrent l’incomplétude, dans une perspective opérationnelle de sécurité routière, d’une mesure qui se limiterait à sanctionner l’utilisation du téléphone tenu à l’oreille. De nombreux autres leviers sont à utiliser pour aider les différents usagers de la route à gérer efficacement leurs ressources attentionnelles. Par exemple, Kawano et coll. (2005renvoi vers) ont montré qu’une bonne qualité acoustique de réception pouvait fortement améliorer la sécurité de l’usage du téléphone au volant dans la mesure où une plus grande attention doit être allouée pour comprendre un signal auditif dont la dégradation rend sa compréhension plus difficile.
Il s’agit enfin de ne pas faire du téléphone portable « l’arbre qui cache la forêt » des sources multiples de perturbation de l’attention qui sont générées par l’environnement de conduite lui-même, par des infrastructures inutilement compliquées, par les mouvements et les vitesses de trafic qu’elles génèrent, par des signalisations directionnelles inadaptées, par les sources de distraction inutiles (publicités, information pléthorique). Tout environnement sollicitant inutilement les ressources de l’individu comporte en lui-même une source latente de dysfonctionnement. Et par association avec d’autres éléments (comme une recherche directionnelle, un trafic dense, la moindre source de distraction dans l’habitacle ou alentour), le dysfonctionnement latent pourra s’actualiser en défaillance de conduite.

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