La réparation tissulaire, en particulier la fermeture des plaies, est un acte réflexe des tissus permettant d’assurer leur continuité et la défense face aux infections [ 1]. L’imperfection notoire de la réparation se manifeste par l’apparition de cicatrices d’aspect peu esthétique. De multiples stratégies, le plus souvent empiriques, ont été élaborées au fil du temps pour tendre vers la cicatrisation parfaite (c’est-à-dire rapide et sans trace), mais le remède miracle reste à découvrir. Une condition importante pour l’élaboration de traitements efficaces est le développement de modèles animaux offrant un large éventail d’approches et de méthodologies. L’un de ces modèles est la fermeture dorsale (FD) de l’embryon de drosophile.
La FD représente une étape clé de l’embryogenèse au cours de laquelle la région dorsale de l’embryon, occupée par l’amnioséreuse, est recouverte par deux feuillets épithéliaux migrant l’un vers l’autre (Figure 1A) [ 2, 3]. En l’espace de 2heures, ils se rejoignent au niveau de la ligne dorsale et fusionnent parfaitement. Vu de dessus, le rapprochement des deux marges de l’ectoderme en cours de migration peut être comparé au clignement d’un oeil dont les coins (canthus) se fermeraient avant le centre selon un processus de type «fermeture éclair» (zipping). De façon intéressante, ce processus naturel de soudure épithéliale peut être assimilé à une cicatrisation programmée au cours du développement [ 4, 5].
L’étude génétique, moléculaire et cellulaire de la FD a permis d’identifier trois structures essentielles à ce processus: l’amnioséreuse, l’ectoderme latéral et, délimitant ces deux tissus, la marge de l’ectoderme en migration (Figure 1A) [2, 3]. Celle-ci est notamment caractérisée par la présence d’un câble riche en actine qui relie chaque cellule [ 6], ainsi que d’extensions du cytosquelette (filopodes, lamellipodes) importantes pour la suture des marges [ 7]. Cependant, la contribution relative de ces trois structures au mouvement coordonné de la FD est totalement inconnue. Afin de mieux comprendre les forces et tensions mises en jeu, une approche fondée sur l’utilisation de la microchirurgie au laser des trois tissus impliqués dans la FD, et l’observation de leur relâchement après ablation, a été utilisée [ 8]. L’application de cette technique simple sur des embryons sauvages a permis d’aboutir à plusieurs conclusions.
Tout d’abord, et de manière attendue, l’amnioséreuse, la marge et l’ectoderme latéral sont tous trois le siège de tensions. La rupture de l’amnioséreuse entraîne un fort relâchement de l’ectoderme, révélant une activité contractile contribuant positivement à la fermeture (σAS). À cette force de contraction s’ajoute une force engendrée par la tension du câble d’actine (Tκ) qui participe à l’organisation et à la linéarité de la marge. À l’inverse, l’ectoderme latéral exerce une tension contraire (σLE) en s’opposant à l’avancement de la marge. Une conclusion majeure de ce travail est de montrer que, malgré sa proéminence, le câble d’actine ne suffit pas à produire toutes les forces requises pour la FD. La notion de fermeture par un mécanisme de «lien de bourse» (purse string) [6], fortement suggérée par la présence du câble d’actine, se révèle donc simpliste et fausse. Ce travail montre en revanche l’existence d’un réseau complexe et insoupçonné de forces et de tensions, dont la résultante est la fermeture coordonnée d’un tissu.
Les auteurs d’un article publié dans la revue Science ont eu recours à la modélisation quantitative pour comprendre la nature des forces contribuant à la FD dans un embryon sauvage, mais également pour démontrer leur réorganisation dans le cas d’un mutant affectant l’adhérence cellulaire [ 9]. Dans leur modèle simplifié, après le déclenchement du processus de FD, la vitesse de la progression de la marge (ou vélocité, V) est proportionnelle à la somme σLE + σAS + Tκ des forces agissant au point de symétrie P (Figures 1B et 1C). La variation au cours du temps de la hauteur H (Figure 1C) de l’amnioséreuse révèle une vitesse constante de la marge de 12 nm/s en moyenne. Comme cela a été précédemment décrit, l’ablation totale de l’amnioséreuse entraîne un relâchement des tissus. À la suite de ce relâchement, la marge ré-enclenche sa progression vers la médiane dorsale, mais sa vélocité est diminuée (environ 5,5 nm/s). L’ensemble provoque ainsi un retard important de la fermeture, d’environ 300 %. En revanche, lorsque les deux points d’attache des marges (canthus) sont détruits par le rayon laser, la vélocité n’est que peu affectée (elle est d’environ 10,4 nm/s) et de nouveaux sites de contacts entre les deux fronts opposés se créent en position plus médiane. Cela confirme que le processus de «fermeture éclair» à partir des coins n’est pas le seul moteur de la fermeture, et qu’il faut à la fois le perturber et éliminer l’amnioséreuse pour bloquer complètement la FD.
La mesure de la vitesse initiale de rétraction de la marge après ablation de l’amnioséreuse permet d’établir que la force par unité de longueur exercée par l’amnioséreuse sur le câble d’actine (σAS) est équivalente à 940 nm/s. Cette force est donc 80 fois (940/12) supérieure à la force nette appliquée à la marge. Par le même type d’expériences de ruptures mécaniques, les auteurs démontrent que la force liée au câble d’actine (Tκ) est équivalente à celle de l’amnioséreuse (Tκ/σAS=0,7 ± 0,3), alors que la résistance de l’épiderme latéral (σLE) représente la force majoritaire (120 à 160 fois supérieure à la force nette). Ainsi, le rapport des forces σLE : σAS: Tκ oscille entre 160: 80: 80 et 120: 80: 40.
La modélisation du processus de «fermeture éclair» observé au niveau des «canthus» a ensuite été développée empiriquement, en prenant comme base géométrique de l’ouverture dorsale deux arcs de cercles s’entrecoupant dans le même plan (Figure 1C). Malgré cette simplification, le modèle reproduit de manière saisissante les mesures biologiques de la FD. Par régression non linéaire, il est alors possible de calculer la constante kz du processus de «fermeture éclair» dans différentes conditions expérimentales. Comme la contribution des «canthus» (fz ) à la FD est directement reliée à kz et à la vélocité V, les auteurs ont pu l’évaluer à environ 33 % (1/3), alors que les forces de contraction (fc) engendrées par l’amnioséreuse et le câble d’actine contribuent à hauteur de 67% environ (2/3; fc =1–fz ). Lorsque l’amnioséreuse est détruite, fz augmente (elle est alors d’environ 50 %), alors que lorsque les deux angles de l’ouverture dorsale sont affectés, fz diminue fortement (< 10 %). Ces résultats illustrent la validité du modèle géométrique et l’adaptabilité du système lorsqu’il est perturbé.
Les embryons mutants pour le gène myospheroid (mys) présentent un phénotype à «ciel ouvert» caractéristique d’un défaut de FD [ 10]. Les deux feuillets épidermiques latéraux migrent normalement, mais leur fusion n’est pas maintenue. Le gène mys code pour une sous-unité βPS intégrine, protéine transmembranaire impliquée dans l’adhérence et la communication cellulaires. La mesure et la modélisation des mutants mys montrent que la vélocité diminue d’environ 60 % (environ 7,21 nm/s) et que les «canthus» (fz ) ne contribuent plus qu’à hauteur de 9 % à la FD, mettant à jour un rôle nouveau de mys dans le processus de «fermeture éclair». La force du modèle géométrique est de montrer que des changements compensateurs sont mis en place pour assurer la progression de la FD, à savoir une diminution relative de la résistance de l’épiderme latéral par rapport à la force exercée par l’amnioséreuse (σLE – σAS), ou l’augmentation de la tension du câble d’actine (T). De façon intéressante, la modélisation met donc en évidence un aspect de la fonction du gène mys demeuré invisible jusqu’alors par les approches classiques, tout en fournissant aux biologistes un jeu d’hypothèses testables expérimentalement.
Le recours à la modélisation en biologie en est encore à ses balbutiements. Comme cela est illustré dans cet exemple, l’apport des méthodes quantitatives se révèle être un outil important et un complément précieux pour l’interprétation des phénotypes observés et l’élucidation des fonctions géniques. Dans le cas de processus modèles concernant des traumatismes comme la cicatrisation, l’application de ces méthodes de biomathématiques à l’effet thérapeutique de molécules candidates peut s’avérer très prometteuse.