L’évolution des bactéries vers la résistance constitue désormais un risque majeur en santé publique car, dans plusieurs espèces pathogènes, certaines souches ne sont plus sensibles qu’à un très faible nombre d’antibiotiques. Chez les bactéries à Gram positif, c’est le cas du pneumocoque, du bacille de la tuberculose, des staphylocoques et des entérocoques responsables d’infections nosocomiales. Il en est de même chez certaines espèces à Gram négatif comme Pseudomonas aeruginosa, Acinetobacter baumannii ou Klebsiella pneumoniae. Cette évolution a été suspectée par Alexander Fleming lui-même dès le début de l’utilisation de la pénicilline. La sélection de bactéries résistantes est souvent observée très tôt chez les espèces cibles après l’introduction d’un antibiotique. Jusque dans les années 1980, l’industrie pharmaceutique reprenait régulièrement le dessus en termes d’efficacité thérapeutique en découvrant de nouveaux antibiotiques. Toutefois, l’augmentation de la résistance s’est récemment accélérée avec l’augmentation de la consommation des antibiotiques. Dans le même temps, les antibiotiques nouveaux se font rares. Nous sommes donc confrontés à une situation de vulnérabilité d’où peut émerger à tout moment une bactérie pathogène, épidémique et sans solution thérapeutique. Face à cette menace, les interventions que nous pouvons et devons mettre en Ĺ“uvre s’appuyent nécessairement sur nos connaissances concernant la survenue et la dissémination de la résistance.
La résistance des bactéries aux antibiotiques est soustendue par deux types de mécanismes. Le premier est l’acquisition et l’expression de gènes codant pour des protéines qui confèrent une résistance accrue à une ou plusieurs familles d’antibiotiques. Ces gènes mettent en jeu des systèmes ancestraux de régulation et de dissémination qui sont probablement très liés au fort pouvoir adaptatif des bactéries. Ils se transmettent verticalement et horizontalement, parfois entre espèces très éloignées d’un point de vue phylogénétique. L’origine des gènes de résistance se trouve souvent chez les micro-organismes qui produisent des antibiotiques dans la nature. Ils seraient ensuite transférés soit directement, soit surtout indirectement à des bactéries de la flore commensale, puis éventuellement à des bactéries potentiellement pathogènes pour l’homme. Ces transferts peuvent être reproduits au laboratoire. Dans certains cas, le transfert des gènes à partir des producteurs semble assez ancien. Il est possible que des gènes de résistance restent silencieux chez des bactéries potentiellement pathogènes et ne s’expriment que lorsque la pression de sélection crée des conditions favorables. Il a aussi été montré que des préparations pharmaceutiques d’antibiotiques naturels pouvaient contenir du matériel génétique correspondant aux gènes de résistance. Elles pourraient être un vecteur de dissémination.
Le second mécanisme de résistance met en jeu des mutations qui vont affecter la conformation ou le niveau de production d’une protéine importante pour l’activité antibiotique. La résistance par mutation n’est a priori transmissible que verticalement et ne confère classiquement qu’une résistance circonscrite à un antibiotique ou à une famille, mais des exemples ne respectant pas l’une ou l’autre de ces limites ont été décrits. C’est le cas de la résistance par flux sortant actif ou de certaines mutations affectant la perméabilité cellulaire ou la conformation des cibles de l’antibiotique. Au laboratoire, des mutations qui confèrent la résistance aux fluoroquinolones à des bactéries de la flore commensale pharyngée peuvent aisément être transférées à Streptococcus pneumoniae.
Ainsi, quel que soit le support génétique de la résistance, l’intermédiaire constitué par les bactéries de la flore commensale semble jouer un rôle majeur dans la dissémination aux espèces pathogènes.
Les conséquences de cette implication sont importantes car la sélection de bactéries résistantes au sein de la flore commensale est un phénomène particulièrement fréquent, qui se produit lors de chaque prise d’antibiotique, qu’elle qu’en soit sa cause. Comme la majorité des antibiotiques diffusent largement dans les tissus et les liquides biologiques après administration systémique, ce sont les flores de tous les écosystèmes (intestinal, rhino-pharyngé, cutané,…) qui sont touchées lors de chaque traitement. Cet effet sur les flores commensales est probablement beaucoup plus important pour l’évolution de la résistance que la sélection directe de bactéries pathogènes résistantes au sein des foyers infectieux pour au moins deux raisons. La première est que chez un individu, même souffrant d’une infection grave, les bactéries de la flore commensales sont infiniment plus nombreuses que les bactéries pathogènes, et la probabilité de sélection de résistants y est donc beaucoup plus grande. La seconde est que l’effet sur les flores commensales est constant dès lors que l’antibiotique est administré, que l’individu soit infecté ou non, qu’il s’agisse d’un homme ou d’un animal, que le traitement soit thérapeutique, prophylactique ou, chez les animaux, à visée zootechnique.
L’impact sur la résistance est l’effet secondaire délétère le plus fréquent de l’antibiothérapie. A la différence des autres effets secondaires classiques de l’antibiothérapie (toxicité, allergie) qui, bien que parfois très graves, n’ont que des conséquences individuelles et à court terme, l’effet sur la résistance concerne l’ensemble de la collectivité, il se fait sentir à court, moyen et peut-être long terme, justifiant pleinement sa qualification d’impact « écologique ». L’impact écologique des antibiotiques, notamment sur les flores commensales, est un champ de recherche récent dont l’exploration, mise en route par Cyril Tancrède dans les années 1980 à l’Institut Gustave Roussy (Villejuif, France), commence seulement à s’épanouir. Dans l’avenir, le niveau de la résistance au sein des flores commensales pourrait constituer un indicateur sensible et précoce de l’évolution de la résistance. De même, des différences significatives peuvent exister entre divers antibiotiques en terme d’impact écologique. Celles-ci pourraient constituer un critère à prendre en compte dans le choix thérapeutique.
En fait, quels que soient les mécanismes de résistance mis en jeu et les différences de cibles cellulaires de cesmolécules thérapeutiques, il semble bien que la réduction de la consommation constitue la meilleure voie pour préserver l’efficacité des antibiotiques. La consommation des antibiotiques est devenue massive. Elle atteignait 10 000 tonnes par an en Europe en 1997, quantité répartie presque également entre consommation humaine et usage animal. Les différences entre pays sont considérables. En France, la consommation en médecine de ville est la plus importante d’Europe, représentant par habitant le double de celle de l’Autriche, de l’Allemagne et de la Suède et le triple de celle du Danemark et des Pays-Bas. Nous sommes en deuxième position pour les prescriptions hospitalières. Dans les pays à faible consommation, la prévalence en ville des pneumocoques de sensibilité diminuée à la pénicilline et la prévalence à l’hôpital des staphylocoques résistants à la méticilline sont plus faibles qu’en France.
Il est donc probable que l’on peut, au moins dans notre pays, réduire singulièrement la consommation des antibiotiques tout en respectant les règles de leur bon usage et sans faire courir de risque aux malades authentiquement infectés. C’est à cet objectif que doit concourir le « Plan national pour préserver l’efficacité des antibiotiques » qui vient d’être présenté par le ministère de la Santé. Il ne prendra toutefois sa pleine efficacité que lorsque l’ensemble des acteurs professionnels concernés, médecins, vétérinaires, agriculteurs, mais aussi le public en général, seront convaincus du caractère dangereux de notre situation et de la nécessité de modifier nos pratiques. Réduire l’impact écologique des antibiotiques, c’est bien l’affaire de tous !