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Med Sci (Paris). 2006 March; 22(3): 327–328.
Published online 2006 March 15. doi: 10.1051/medsci/2006223327.

De l’alarme à la transparence

Jean-Jacques Perrier*

Journaliste scientifique
Corresponding author.
 

Mais l’on aurait tort de s’arrêter à ces seules considérations. Toute l’organisation du partage du savoir et de la prise de décision doit être repensée, sans quoi les futurs acquis scientifiques pourraient bien rester lettre morte. C’est l’un des mérites des « lanceurs d’alerte » que de le faire comprendre. Un débat leur était consacré le 18 mai à la Cité internationale universitaire de Paris à l’occasion de la publication de l’ouvrage Alertes Santé d’André Cicolella et Dorothée Benoit-Browaeys [ 1] (→)

(→) m/s 2006, n° 3, p. 329

Les lanceurs d’alerte sont des personnes ou des groupes - souvent scientifiques - qui attirent l’attention sur des facteurs de risque sanitaire négligés par les autorités. Ils tirent la sonnette d’alarme en s’appuyant en premier lieu sur des arguments scientifiques bien documentés. Ainsi, Pierre Meneton (Laboratoire « Physiologie et pathologie expérimentale vasculaire », Inserm U367, Paris, France) est un grand pourfendeur des méfaits du sel ajouté dans les préparations alimentaires, facteur d’hypertension artérielle, et de la surconsommation des produits raffinés riches en sucre, intervenant dans l’augmentation de l’incidence de l’obésité et du syndrome métabolique. Deux faits peu contestés. Mais l’alerte tirée du savoir scientifique ne suffit pas à guider une politique de santé, tant les intérêts divergents entre les acteurs en scène (institutions publiques, décideurs, experts, scientifiques, citoyens, associations et industriels) sont nombreux. Ainsi, en France, contrairement à d’autres pays, les autorités sont restées sans réaction, jusqu’en 2000, face aux dégâts du sel, regrettait Pierre Meneton. Sans doute étaient-elles confortées par le fait que « l’immense majorité des scientifiques néglige complètement l’impact des facteurs environnementaux et ne s’intéresse pas vraiment aux problèmes de santé publique ».

Ainsi, les lanceurs d’alerte vont au-delà de l’alerte : ils mettent l’accent sur le problème crucial de l’organisation de l’expertise scientifique dans un pays démocratique. Crucial, car de cette organisation dépend au bout du compte notre capacité collective à faire progresser la santé publique et la prévention des maladies et des morts évitables.

Cela peut les placer dans des situations lourdes de conséquences. Le témoignage de Jacques Poirier, vétérinaire, ancien directeur chargé de la sécurité sanitaire des médicaments chez Rhône-Poulenc Rorer (RPR) puis Aventis, et aujourd’hui expert à l’Afssa (Agence française de sécurité sanitaire des aliments), est à cet égard un modèle des difficultés rencontrées par les lanceurs d’alerte, enfermés dans les critères de confidentialité quand ils appartiennent à une entreprise. En 1991, consulté au sujet de la sécurité d’une héparine obtenue par traitement physicochimique de mucus intestinal de porcs, il suggère que des fournisseurs de mucus pourraient utiliser des matières premières d’origine bovine ou ovine, introduisant un risque de contamination par le prion de la « vache folle ». Or, face à la demande croissante en héparine, RPR s’engage en 1997 dans des approvisionnements en Chine, pays où la traçabilité des produits est douteuse, refuse les audits indépendants et les tests de contrôle validés des mucus, raconte Jacques Poirier. Et celui-ci, qui a été licencié en 2003 par l’entreprise, de se demander comment il est possible que les experts et les autorités aient accepté l’usage d’héparines provenant d’un pays sanitairement « opaque ».

Joël Ménard, spécialiste des maladies cardiovasculaires, professeur de Santé publique (Inserm ERM202, Université Paris 5) et ancien directeur général de la Santé, perçoit cependant un mouvement général de prise de conscience de la nécessité de faire évoluer le système actuel de l’expertise, aussi bien dans le monde scientifique, que parmi les industriels, les décideurs ou le « grand public ». « Il n’est donc pas inutile de clarifier les liens entre alerte, évaluation du risque et décision politique », estime-t-il.

Sur ce point, Francis Chateauraynaud, sociologue (EHESS) [ 2], distingue deux modèles de l’alerte, qui cohabitent sur fond de prolifération des sources de risque. Dans le premier, la répétition des alertes est nécessaire pour que les dispositifs publics prennent durablement en charge le dossier. Le passage par la polémique, voire le procès, est alors inévitable. On pense à l’affaire du Regent® et du Gaucho®, deux insecticides accusés par les apiculteurs de détruire les populations d’abeilles. Les lanceurs d’alerte deviennent ainsi facilement des dénonciateurs.

Dans le second modèle, les signaux d’alerte sont pris en compte plus tôt, ce qui rend compatible une mesure du risque à partir des dispositifs institutionnels en place, par exemple les agences d’évaluation. Les alertes tendent alors à porter sur les procédures de prise en charge du risque, et le lanceur d’alerte devient un « porteur d’alerte », veillant à accompagner le traitement du risque, explique Francis Chateauraynaud. Dans les deux cas, c’est la capacité de la société à maintenir une vigilance collective, une mobilisation des acteurs qui importe, d’autant que l’intérêt se déplace rapidement au fur et à mesure que de nouveaux problèmes surgissent.

En ce sens, Didier Tabuteau, directeur général de la Fondation Caisses d’épargne pour la solidarité et ancien directeur de l’Agence française du médicament (devenue l’Agence de sécurité sanitaire des produits de santé, Afssaps), a suggéré que soit établie une « main courante » de l’alerte, un dispositif permettant de recenser toutes les alertes et de les exploiter collectivement. D’ailleurs, l’alerte ayant une véritable fonction sociale, des règles juridiques visant à protéger les déclencheurs d’alerte devraient être énoncées, a plaidé João Viegas, avocat à la Cour et coordonnateur d’un rapport sur l’alerte pour la filiale française d’une ONG de lutte contre la corruption, Transparency International (TI) [ 3]. Et cela même si les entreprises prennent de plus en plus conscience, dans leur propre intérêt, de la nécessité de lutter contre les pratiques frauduleuses, notamment dans le contexte de la loi américaine Sarbanes-Oxley de 2002 ([1], p. 387).

Dans ce dispositif de gestion du risque, les agences d’expertise occupent désormais une place primordiale, à l’image en France de l’Afssa (Agence française de sécurité sanitaire des aliments). Claude Saunier, sénateur PS des Côtes d’Armor, membre de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) est revenu sur leur bilan d’activité, à la suite du rapport qu’il vient de réaliser [ 4]. Il souhaite la création d’une « Haute autorité de l’expertise scientifique », à l’image de ce que proposent André Cicolella et Dorothée Benoit Browaeys en conclusion de leur livre. Autonome, cette instance serait garante de l’indépendance réelle de l’expertise, peut-être en s’inspirant du fonctionnement de la Commission nationale informatique et liberté (CNIL). On ne peut que souhaiter que les scientifiques s’approprient cette idée…

 
Footnotes

Synthèse du débat Santé et environnement : quelles expertises ? quelles alertes ? Mercredi 18 mai, Cité Internationale Universitaire, Paris, France.

References
1.
Cicolella A, Benoit-Browaeys D. Alertes santé. Experts et citoyens face aux intérêts privés. Paris : Éditions Fayard, 2005.
2.
Chateauraynaud F, Torny D. Les sombres précurseurs, une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque. Paris : Éditions de l’EHESS, 2000 : 476 p.
3.
Transparence Internationale. Déclencher l’alerte, 2004. http://perso.wanadoo.fr/transparencefrance.org/wfavordeclenchtalert.htm
4.
Saunier C. L’application de la loi n° 98-535 du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme. Paris : Assemblée Nationale, 2005; n° 2108. http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-off/i2108.asp