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Med Sci (Paris). 2007 December; 23(12): 1159–1161.
Published online 2007 December 15. doi: 10.1051/medsci/200723121159.

Prix Nobel de Médecine 2007
Des souris mutantes à façon

Michel Cohen-Tannoudji*

Unité de Génétique Fonctionnelle de la souris, CNRS URA 2578, Institut Pasteur, 25, rue du Docteur Roux, 75724 Paris Cedex 15, France
Corresponding author.
 

La vaste collection de mutations spontanées ou induites par des agents mutagènes, alimentée par les généticiens de la souris depuis plus de cent ans, a contribué de façon remarquable à la compréhension de la biologie de ce mammifère modèle. Au début des années 1980, la technique de transgenèse par microinjection de zygotes a apporté un changement radical dans les méthodes d’obtention de modifications génétiques chez la souris. Cependant, les problèmes inhérents à cette technique et liés au caractère aléatoire de l’intégration de l’ADN injecté constituaient des limitations importantes pour de nombreuses applications. Les travaux récompensés cette année par le comité Nobel ont, en levant ces difficultés, littéralement révolutionné le domaine de la génétique fonctionnelle des mammifères.

De la tumeur aux cellules souches embryonnaires

Indéniablement, les travaux initiés par Leroy Stevens et Barry Pierce dans les années 1950, portant sur l’étude des tératocarcinomes murins, ont ouvert la voie à l’isolement en culture de cellules souches embryonnaires (en abrégé ES pour embryonic stem). Les tératocarcinomes sont des tumeurs fascinantes de l’ovaire ou du testicule, qui tirent leur nom (du grec teras, teratos, qui signifie monstre) du fait qu’elles contiennent de nombreux types cellulaires différenciés et même parfois des organes (os, dent, cheveux, muscle…) et ressemblent en quelque sorte à des embryons désorganisés et monstrueux. La greffe hors de l’utérus d’un embryon âgé de moins de 8 jours peut, dans certaines conditions, également provoquer l’apparition de tératocarcinomes. En plus des tissus différenciés, ces tumeurs contiennent souvent des cellules indifférenciées appelées cellules de carcinome embryonnaire (en abrégé EC pour embryonal carcinoma), qui ressemblent aux cellules embryonnaires primitives et sont responsables du caractère éventuellement malin de ce type de tumeur. Dans les années 1970, plusieurs équipes dont celle de Martin Evans ont réussi à établir, à partir de tératocarcinomes, des lignées clonales de cellules EC. Ces cellules gardent in vitro leur capacité de différenciation et sont capables, dans certaines conditions, de donner naissance à des dérivés des trois feuillets embryonnaires. De façon spectaculaire, lorsque les cellules de certaines lignées EC sont injectées dans la cavité d’un blastocyste, elles perdent (au moins temporairement) leur caractère tumorigène et participent à une embryogenèse normale (pour revue, voir [ 1, 2]). Cependant, la grande hétérogénéité et la grande instabilité caryotypique des cellules EC, probablement dues à leur origine tumorale, ont rapidement fait retomber l’enthousiasme initialement soulevé par ces expériences.

Se fondant sur les nombreux points communs entre cellules EC et cellules de la masse cellulaire interne du blastocyste, Martin Evans eut l’idée d’essayer d’isoler des cellules embryonnaires pluripotentielles directement à partir de blastocystes de souris. Fort de son expérience sur l’observation, la manipulation et les propriétés des cellules EC et sur les conditions de culture nécessaires à leur croissance à l’état indifférencié, il réussit avec Matt Kaufman à établir, par co-culture sur cellules nourricières, des cellules indifférenciées présentant de façon stable un caryotype normal et possédant un fort potentiel de différenciation [ 3]. Une étude similaire réalisée par Gail Martin, une ancienne collaboratrice de Martin Evans, fut publiée la même année [ 4]. La terminologie ES a été adoptée pour désigner ces cellules, initialement baptisées EK et ESC respectivement. Quelques années plus tard, Martin Evans et ses collègues produisirent, après injection de cellules ES dans la cavité d’un blastocyste, des souris chimères constituées de cellules issues à la fois des cellules du blastocyste hôte et des cellules ES [ 5]. De façon remarquable, certaines de ces souris présentaient un chimérisme germinal, permettant la transmission du génotype des cellules ES aux générations suivantes. L’étape suivante a été de démontrer que les cellules ES pouvaient être manipulées in vitro sans perdre leur capacité à donner des chimères germinales. Ici encore la contribution de Martin Evans et de ses collaborateurs a été déterminante puisqu’ils réussirent à établir des lignées de souris transgéniques à partir de cellules ES infectées par un rétrovirus recombinant [ 6]. Avec l’obtention une année plus tard d’une lignée de souris déficiente pour le gène de l’hypoxanthine phosphoribosyl transferase (Hprt) résultant d’un événement de mutation par insertion aléatoire d’ADN rétroviral dans le génome des cellules ES [ 7], cette expérience laissait entrevoir l’énorme potentiel des cellules ES pour produire des souris génétiquement modifiées.

Modifications délibérées du génome

Les travaux, menés indépendamment par Mario Capecchi et Oliver Smithies au début des années 1980, avaient pour but d’obtenir l’intégration d’un fragment d’ADN à un site chromosomique déterminé, donc en quelque sorte de cibler cette intégration. C’est en analysant l’organisation des concatémères formés par l’intégration de plusieurs copies d’un fragment d’ADN injecté que Mario Capecchi démontra que les cellules de mammifères avaient la capacité d’effectuer la recombinaison entre des séquences d’ADN homologues [ 8]. Il apparaissait alors que si la machinerie cellulaire assurant cette recombinaison pouvait être détournée et utilisée pour accomplir la recombinaison homologue entre une molécule d’ADN nouvellement introduite dans la cellule et le gène cellulaire résidant correspondant, alors n’importe quel gène pourrait être muté. Encore fallait-il déterminer la nature et l’organisation des séquences présentes sur le vecteur de ciblage et nécessaires à l’événement de recombinaison, mais également trouver les moyens de discriminer ce dernier par rapport aux événements d’intégration aléatoire nettement plus fréquents. Au milieu des années 1980, c’est chose faite : les équipes de Mario Capecchi et d’Oliver Smithies réussissent à cibler par recombinaison homologue, d’une part, la copie mutée d’un gène de sélection préalablement intégrée dans le génome de cellule immortalisée de souris [ 9] et, d’autre part, le locus de la β-globine d’une cellule tumorale humaine [ 10].

Une révolution en marche

Tirant profit de leurs travaux sur les cellules immortalisées, Mario Capecchi et Oliver Smithies montrèrent qu’il était possible de cibler le gène hprt des cellules ES, pour créer ou, au contraire pour corriger, des mutations nulles dans celui-ci [ 1113]. Le gène Hprt a été choisi car des mutations aussi bien perte que gain de fonction pouvaient être directement sélectionnées en culture cellulaire. Avec la mise au point un an plus tard d’une stratégie de sélection baptisée sélection positive-négative, le groupe de Mario Capecchi démontrait que le ciblage, dans les cellules ES, de n’importe quel gène de souris était possible [ 14]. La publication des premières souris mutantes obtenues par recombinaison homologue dans les cellules ES a lieu en 1989 [ 1518]. Cette méthodologie s’est ensuite propagée très rapidement dans la communauté des généticiens de la souris et l’on dénombre à ce jour plus de 12 000 lignées de souris (plus de 5 000 gènes ciblés) obtenues par mutagenèse dirigée. Grâce à l’effort de plusieurs consortiums internationaux, des cellules ES mutées pour chacun des gènes de la souris seront prochainement disponibles pour l’ensemble des chercheurs [ 19]. La technique initiale de ciblage de gène a été, depuis lors, l’objet de multiples variantes ou améliorations. Aujourd’hui, le degré de sophistication est tel que tous les types de modifications génétiques (mutation ponctuelle, délétion, translocation…) peuvent être obtenus et qu’il est possible d’induire une mutation dans un type cellulaire donné et/ou à un moment précis du développement. En un peu moins de vingt ans, les souris mutantes obtenues par ciblage de gènes sont devenues indispensables pour l’étude de quasiment tous les domaines de la biologie et de la physiologie de la souris. Elles ont permis d’étendre de manière spectaculaire notre connaissance de la fonction des gènes et du génome et d’apporter de nouveaux éclairages sur le développement, l’immunologie, la neurobiologie, la physiologie, etc.

Ainsi, c’est la rencontre heureuse entre deux approches indépendantes, cellules ES et recombinaison homologue, qui a abouti à une véritable révolution dans l’approche génétique de la biologie des mammifères. Il faut ajouter, en outre, que la capacité d’engendrer des modifications programmées de la souris a été également mise à profit pour la création de nombreux modèles murins de pathologies humaines. Ces modèles sont indispensables à la recherche biomédicale car ils permettent la dissection expérimentale des maladies, l’identification de nouvelles cibles thérapeutiques et le développement de nouvelles thérapies.

 
Acknowledgments

Je tiens à remercier chaleureusement Charles Babinet pour ses suggestions avisées.

References
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