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Med Sci (Paris). 2007 May; 23(5): 455–456.
Published online 2007 May 15. doi: 10.1051/medsci/2007235455.

L’histoire évolutive de la bactérie de la fièvre typhoïde révèle une nouvelle dynamique épidémiologique

Philippe Roumagnac,1* Sylvain Brisse,2 and François-Xavier Weill2

1Max-Planck-Institut für Infektionsbiologie, Department of Molecular Biology, Charitéplatz 1, 10117 Berlin, Allemagne
2Unité Biodiversité des Bactéries Philippe Roumagnac, Sylvain Brisse, François-Xavier Weill pathogènes émergentes, Institut Pasteur, 28, rue du Docteur Roux, 75724 Paris Cedex 15, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Phylogénie, Salmonella typhi, Fièvre typhoïde, Santé mondiale

 

La bactérie responsable de la fièvre typhoïde, Salmonella enterica sérotype Typhi (Salmonella Typhi) (Figure 1), est une bactérie strictement adaptée à l’homme, qui se transmet par voie oro-fécale. Une estimation révèle qu’en 2000 elle aurait été à l’origine de 21millions de cas de fièvre typhoïde dans le monde, provoquant 200000 décès [ 1]. Cette bactérie peut également persister de façon asymptomatique chez certains individus, les porteurs sains, comme dans les cas célèbres du laitier N the milker [ 2], qui, entre 1893 et 1909, infecta plus de deux cents personnes en Angleterre, ou de la cuisinière Mary Mallon, surnommée Marie Typhoïde [2], dont on a pu dénombrer, au début du XXesiècle aux États-Unis, les « victimes » qu’elle contaminait bien inconsciemment, au fil de ses déplacements.

Pourtant, à cause de la très forte homogénéité génétique de Salmonella typhi [ 3], la structure des populations restait méconnue, handicapant fortement la connaissance de son histoire évolutive. Personne ne pouvait, par exemple, cartographier les bactéries endémiques ou épidémiques à partir de l’histoire évolutive de Salmonella Typhi, et donc déterminer si différentes souches de cette bactérie étaient fortement apparentées (clone épidémique) ou sans relation épidémiologique. L’homogénéité de Salmonella Typhi est illustrée par l’absence quasi-totale de polymorphisme de séquence dans les gènes codant pour les protéines [3]. Cette absence de polymorphisme est probablement liée à la « jeunesse » de Salmonella Typhi- quelques dizaines de milliers d’années [3] - et donc à la très faible diversité génétique accumulée dans ses populations contemporaines. Pour contourner cet écueil génétique et découvrir des marqueurs génétiques permettant de différencier les souches et de reconstruire leur histoire évolutive, nous avons opté pour la mise au point d’une méthode originale de criblage de mutations ponctuelles fondée sur l’analyse de 200 fragments de gènes de la bactérie (1,85 % du génome). Nous avons par ailleurs choisi, au sein de plusieurs collections internationales, un échantillon de 105 souches de Salmonella Typhi représentatif de cet agent pathogène bactérien à l’échelle mondiale.

Cette approche a permis de découvrir 88 polymorphismes bi-alléliques (BiP), composés très majoritairement de polymorphismes associés à des mutations nucléotidiques simples (SNP). La distribution de ces polymorphismes chez Salmonella Typhi s’est avérée être totalement parcimonieuse, c’est-à-dire demandant le plus petit nombre possible de pas évolutifs, fait inhabituel chez les bactéries pathogènes au sein desquelles des phénomènes de recombinaison sont fréquemment observés [ 5]. L’arbre phylogénétique construit à partir des 88BiP (Figure 2) a révélé la présence de nombreux haplotypes (ensemble de marqueurs liés) intermédiaires, séparés séquentiellement par un seul polymorphisme. Il est aussi apparu à la lecture de cet arbre que la plupart des haplotypes sont indifféremment présents sur les continents africain, asiatique et américain. Cet ensemble de résultats suggère que plusieurs vagues intercontinentales de dissémination de Salmonella Typhi se sont produites et que les haplotypes disséminés ont été capables de se maintenir durablement dans les régions infectées.

Nous avons également pu identifier un haplotype ancestral (H45, Figure 2) dont descendent tous les haplotypes actuels : il serait apparu entre- 10000 ans et- 43000 ans, donc après la migration de l’homme hors d’Afrique, mais avant sa sédentarisation au Néolithique. On trouve encore aujourd’hui des représentants de l’haplotype ancestral, suggérant que la bactérie se serait maintenue au départ au sein de petites populations de chasseurs-cueilleurs. Comment les haplotypes ont-ils pu perdurer pendant des dizaines de milliers d’années et être disséminés à l’échelle mondiale à plusieurs reprises ?

Notre hypothèse est que le phénomène du portage asymptomatique a permis à la bactérie de persister dans les populations humaines. En effet, il est bien connu que certains individus infectés peuvent continuer, après leur guérison, à excréter pendant des dizaines d’années des bactéries dans leurs selles [ 6]. Dans un tel scénario, le portage asymptomatique, biliaire et plus rarement urinaire, jouerait un rôle clé dans l’épidémiologie de la maladie, en permettant la dissémination de la bactérie et en maintenant la diversité génétique existante.

Par ailleurs, l’analyse de plus de 300 souches asiatiques supplémentaires par la méthode de criblage de mutations ponctuelles combinée à l’étude de leur résistance à l’acide nalidixique (quinolone) a permis de mesurer l’effet sur la structure des populations de Salmonella Typhi d’une pression de sélection aussi forte que récente : l’utilisation massive de fluoroquinolones en Asie du Sud-Est [ 7]. Deux résultats majeurs émergent de cette étude : (1) plusieurs souches non apparentées, résistantes aux fluoroquinolones, coexistent en Asie du Sud-Est, soulignant la survenue de multiples événements indépendants d’acquisition de la résistance aux antibiotiques ; (2) l’haplotype H58, composé très majoritairement de souches résistantes à l’acide nalidixique, se répand actuellement massivement dans tout le Sud-Est asiatique et commence à être observé en Afrique.

Nous concluons de cette étude que la structure des populations de Salmonella Typhi reflèterait deux dynamiques épidémiologiques associées dans le temps : d’une part le portage asymptomatique permettrait une évolution neutre et lente (sur des millénaires) et, d’autre part, la transmission infectieuse faciliterait une réponse rapide à la sélection en temps réel. Des épidémies, comme la récente propagation de l’haplotype H58, pourraient à l’avenir être responsables de chaînes indépendantes de dissémination intercontinentale de la bactérie, aboutissant à la présence de porteurs sains de l’haplotype H58 dans différentes régions du monde. Il serait alors difficile d’éviter des cas répétés, et espacés dans le temps, de typhoïde dus à cette souche résistante.

Cette étude met le doigt sur un vrai problème de santé publique et suggère l’importance du développement d’une nouvelle stratégie de lutte contre Salmonella Typhi, qui prenne en compte les deux dynamiques épidémiologiques distinctes.

References
1.
Crump JA, Luby SP, Mintz ED. The global burden of typhoid fever. Bull WHO 2004; 8 : 346–53.
2.
Mortimer PP. Mr N the milker, and Dr Koch’s concept of the healthy carrier. Lancet 1999; 353 : 1354–6.
3.
Kidgell C, Reichard U, Wain J, et al. Salmonella typhi, the causative agent of typhoid fever, is approximately 50,000 years old. Infect Genet Evol 2002; 2 : 39–45.
4.
Roumagnac P, Weill FX, Dolecek C, et al. Evolutionary history of Salmonella typhi. Science 2006; 14 : 1301–4.
5.
Spratt BG, Feil E, Smith NH. Molecular medical microbiology. In : Sussman M, ed. London : Academic Press, 2002 : 445–84.
6.
Young D, Hussell T, Dougan G. Chronic bacterial infections : living with unwanted guests. Nat Immunol 2002; 3 : 1026–32.
7.
Bhan MK, Bahl R, Bhatnagar S. Typhoid and paratyphoid fever. Lancet 2005; 366 : 749–62.