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Med Sci (Paris). 2008 December; 24(12): 1109–1110.
Published online 2008 December 15. doi: 10.1051/medsci/200824121109.

Dans la lumière et les ombres
Darwin et le bouleversement du monde (Jean-Claude Ameisen)

Hervé Chneiweiss*

Plasticité gliale, UMR-S 752 Inserm/Paris Descartes/CHSA, Centre Paul Broca, 2ter rue d’Alésia, 75014 Paris, France
Corresponding author.
 

L’année 2009 verra les nombreuses commémorations consacrées au 150e anniversaire de la publication de De l’origine des espèces par Charles Darwin. Nous aurons donc droit, tout au long de l’année, à nombre d’ouvrages très précis et documentés sur l’actualité « évo-dévo », l’histoire et la réalisation de l’œuvre de Darwin, sans compter les brûlots probables sur le bourgeois traditionnel que fut l’auteur d’une des grandes révolutions scientifique et culturelle du XIXe siècle. Est-ce là le propos du livre de Jean-Claude Ameisen ? Très peu.

Quel est le programme de l’auteur d’ailleurs, tant ce livre est riche et complexe, baroque même par sa construction littéralement anachronique ? Notre ami et collègue (il fut membre de notre Comité éditorial plusieurs années) parle de Darwin certes, et de façon au combien érudite. Mais il va surtout à la recherche du « comment » de l’œuvre. Comment passe-t-on d’un monde fixe, et divinement fixé, à un monde évolutif ? Peut-être pouvons-nous ici nous contenter de reprendre avec l’auteur les deux premières phrases de L’origine des espèces : « Quand j’étais (entre l’âge de vingt-deux et vingt-sept ans) à bord du Beagle, navire de sa Majesté, j’ai été profondément marqué par certains faits qui me semblaient jeter de la lumière sur l’origine des espèces - ce mystère des mystères ».

Ce mystère des mystères, Jean-Claude Ameisen nous propose de le chercher dans l’avènement historique de l’œuvre. Reprenant l’évolution des idées, nous voyons revenir dans une riche galerie de croquis le XVIIIe siècle qui, de Buffon et Lavoisier à Cuvier et Lamarck, sans oublier Lyell, le maître de Darwin, trace déjà le sillon dans lequel, avec une prudence sans cesse rappelée dans les carnets secrets, Darwin fera germer sa théorie. Germer est certainement le terme clé, car Darwin est un jardinier avant d’être le spécialiste de la faune animale que nous connaissons.

Mais la grande force du livre réside dans le rythme, le choix d’un récit en forme de caméra intérieure à certains moments. Le rappel aussi plus général des idées sociales de l’époque à laquelle Darwin travaille, imprégné de Malthus et d’Adam Smith. Et la voix se fait alors plus personnelle. Est-ce toujours de Darwin qu’il est question lorsque émerge la grande fresque de l’esclavage et de la lutte contre l’esclavage ?

Bien entendu, le problème que veut traiter Jean-Claude Ameisen va bien au-delà d’une œuvre scientifique vers l’autre mystère des mystères que constitue le racisme, la haine de l’autre jusqu’à sa négation d’humain. C’est vers Auschwitz que se déplacent les scènes. Le récit fait appel à l’intime. Sans oublier cette autre forme d’instrumentalisation de l’hérédité que furent les théories sociales de Galton et l’eugénisme.

Comme je l’ai dit, ce livre est baroque et peut se lire de bien des manières. Vous pouvez y entrer presque à n’importe quelle page et commencer simplement la lecture. Voire même, le relire à l’envers, partant de la conclusion pour un monde ouvert, en retournant vers tous les obstacles déjà franchis depuis le monde fermé qui vit naître Darwin. Jean-Claude Ameisen invite sans cesse les poètes, de Paul Celan à Thomas Stearns Eliot, et les philosophes, de Hume à Paul Ricœur, à notre lecture. « J’ai écrit ce livre avec l’intime conviction que la recherche scientifique peut contribuer à notre liberté… À la condition de résister à la pente si ancienne qui consiste à la mettre au service du mépris, de l’exclusion, de la déshumanisation ».

Non seulement parce qu’il est composé de 500 pages denses, mais surtout parce qu’il soulève les questions essentielles de la modernité, ce livre demande du temps de lecture, mais la richesse qu’il vous propose en vaut la peine.

References
1.
Ameisen JC. Dans la lumière et les ombres, Darwin et le bouleversement du monde. Paris : Fayard/Seuil, 2008 : 490 p.