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Med Sci (Paris). 2008 March; 24(3): 320–322.
Published online 2008 March 15. doi: 10.1051/medsci/2008243320.

Premières bases moléculaires des médecines ayurvédique et chinoise traditionnelle

Dominique Labie*

Département de génétique, développement et pathologie moléculaire, Institut Cochin, 24, rue du Faubourg Saint-Jacques, 75014 Paris, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Essais cliniques comme sujet, Évaluation de médicament, Médicaments issus de plantes chinoises, Humains, Médecine ayurvédique, Médecine traditionnelle chinoise, Études multicentriques comme sujet, Extraits de plantes

 

L’utilisation de plantes médicinales a fait partie de toutes les traditions ; le développement d’une industrie pharmaceutique l’a fait disparaître dans nos pays. Elle s’est prolongée dans d’autres civilisations, fondée sur des observations cliniques souvent très précises, et fait actuellement l’objet d’études visant à en identifier la base moléculaire, le mécanisme d’action et la possibilité d’utilisation. Il y a, d’ailleurs, à cette recherche, des antécédents classiques ; la quinine, extraite de l’écorce de Cinchona en 1992, avait été au Pérou un antipaludéen sous la forme d’extrait d’écorce depuis au moins le XVIIe siècle, et l’aspirine, extraite de l’écorce du saule Salix species, était utilisée également sous cette forme comme antipyrétique depuis des millénaires. Cette étude des plantes médicinales fait actuellement l’objet d’un regain d’intérêt : ces produits ont de fait déjà été expérimentés cliniquement, leur purification a montré une stéréochimie complexe et des produits encore inconnus. Deux articles parus dans Cell, l’un d’origine indienne [ 1], l’autre d’origine américaine [ 2], font, avec des optiques assez différentes, le point des problèmes posés en se fondant sur quelques exemples. Les chercheurs indiens visent à produire, à partir de plantes connues, et à exporter des médicaments destinés à soigner de nombreux malades. La recherche américaine, dans laquelle sont souvent impliqués des chercheurs d’origine indienne, tend à obtenir de la FDA une autorisation de mise sur le marché. Il faut dans ce cas des produits purifiés ainsi qu’une analyse structurale et fonctionnelle précise. Cette différence d’optique justifie que les deux abords soient traités séparément.

Le curcumin est en Inde à la fois un produit de consommation courante, il donne au curry sa couleur jaune et son goût particulier, et un produit traditionnel de la médecine ayurvédique, employé pour le traitement des blessures, comme anti-oxydant et anti-inflammatoire, et dont l’usage a été évoqué pour le traitement du cancer et de la maladie d’Alzheimer. Ces effets ont été vérifiés in vitro dans des cultures cellulaires et dans des modèles animaux. Se fondant sur des textes anciens, l’Inde a argué d’une priorité millénaire pour s’opposer à toute prise de brevet, une recherche, pour être commercialisable, devait donc innover dans la formulation, la synthèse ou le mode d’emploi. Une autre difficulté tient au fait que le produit pur, insoluble dans l’eau, est mal absorbé dans le tube digestif et ne passe que très partiellement dans la circulation. La recherche a donc porté sur des moyens d’administration ou des combinaisons. Un travail mené à l’Université Johns Hopkins (Baltimore, États-Unis) et à l’Université de Delhi (Inde) a obtenu des nanoparticules, hydrophiles sur leur face externe et hydrophobes à l’intérieur, dans lesquelles est encapsulé le curcumin. Leur utilisation in vitro a produit la mort de cellules de cancer du pancréas, et des essais sont prévus dans un modèle animal. Ce conditionnement pourrait intéresser une industrie.

Un autre projet d’intérêt majeur est développé à Bangalore, il s’agit d’une combinaison avec l’artémisine, produit de la médecine traditionnelle chinoise (voir plus loin). Ce projet est appuyé à Delhi par le DBT (Department of Biotechnology), les deux produits sont naturels et aucune résistance ne leur est connue. La combinaison permettrait, dans le traitement du paludisme, de réduire les doses d’artémisine, et donc le coût. L’absorption peut être accrue jusqu’à 2 000 fois par l’ajout d’une petite quantité de pipérine, alcaloïde extrait du poivre noir. Après une série d’essais, un partenaire industriel envisage la fabrication à grande échelle de cet antipaludéen peu onéreux, « made in India », pour le traitement des formes résistantes du paludisme. En vue d’une transition clinique le DBT a entrepris en 2005-2006 un essai multicentrique (9 instituts) pour le traitement d’une liste définie de cancers sévères ; un projet de traitement antipaludéen est prévu qui demande encore une amélioration du mode de présentation et pourrait faire l’objet d’un brevet.

En dehors de l’Inde des essais plus fondamentaux ont été programmés dans quelques centres américains, à Kyoto (Japon), à Hong-Kong. Dans ce dernier cas, focalisé sur la maladie d’Alzheimer, une diminution du taux de peptide Aβ soutiendrait l’hypothèse d’une désagrégation par le curcumin des dépôts protéiques. L’action anti-oxydante et anti-inflammatoire serait due à une inhibition de NF-κB retentissant sur de nombreuses cibles en aval : blocage de l’apoptose, processus d’invasion, angiogenèse, métastases. La voie d’action serait une stimulation du système immun.

Outre cette étude poussée du curcumin, d’autres plantes médicinales ayurvédiques ont été explorées en Inde, dont la majorité agirait également par une modulation du système immunitaire. Un cocktail de plusieurs de ces produits aurait alors une meilleure efficacité. La recherche est centrée sur une identification précise du matériel ; un programme de « pharmacologie inverse » a été lancé, initié par des séries cliniques et vérifiant strictement sécurité et efficacité. Dans le traitement de l’ostéo-arthrite, la comparaison avec des médicaments classiques a même montré un taux supérieur de chondroprotection. L’Inde travaille intensément à une évolution scientifique de la médecine traditionnelle.

L’autre travail est mené d’une manière plus américaine ; après la mise en évidence des produits, leur purification et/ou la synthèse des molécules, l’étude des mécanismes doit aboutir à un développement pharmacologique et à une autorisation de la FDA. Cinq exemples sont donnés, inégalement développés.

L’artémisine, dont l’extraction d’un arbrisseau (Artemisa annua) est documentée en Chine depuis des millénaires, a été isolée en 2006 [ 3]. Sa structure polycyclique complexe serait modifiée par Fe2+, abondant dans l’environnement cellulaire du Plasmodium, entraînant une internalisation des radicaux libres. Les expériences de tri cellulaire ont montré l’alkylation par l’artémisine de nombreux constituants dont une Ca2+ATPase. Les essais cliniques, débutés depuis 1970, ont montré une activité contre les formes résistantes du paludisme. L’artémisine est actuellement très utilisée en traitements combinés, elle agirait aussi sur d’autres parasites, et une action anti-cancéreuse a été postulée [ 4]. Un problème majeur est lié à des difficultés de production : rendement naturel faible et variable, qu’on ne sait pas augmenter, difficultés de biosynthèse, d’où des problèmes économiques et une orientation vers des produits semi-synthétiques : artémisate de Na et artemether. D’autres orientations seraient une modification génétique de A. annua par Agrobacterium tumefaciens ou, plus prometteur encore, la production d’acide artémisique précurseur dans Saccharomyces cerevisiae [ 5].

Les études sont moins avancées concernant deux molécules extraites du Trypterygium wilfordii, le tripolide et le célestrol. L’utilisation traditionnelle était un traitement des arthrites. Le triptolide a des effets cellulaires anti-inflammatoires et immunosuppresseurs. On observe un effet induit sur la transcription, sans doute via NF-κB et le ciblage d’un canal Ca2+ [ 6]. Le mécanisme anti-inflammatoire du célestrol est différent, mal identifié, mais également via NF-κB [ 7]. Une difficulté est, dans les deux cas, un faible rendement et une difficulté de synthèse.

La capsaïcine est un alkaloïde d’usage très répandu dans le traitement de la douleur au cours de la réaction inflammatoire, elle est responsable de la sensation de chaleur associée aux piments de l’espèce Capsicum. L’épice était utilisée chez les Aztèques et Tarahumara pour le traitement de la toux et des bronchites ainsi que de troubles gastro-intestinaux. Elle a été importée en Inde par les Portugais et utilisée comme antiseptique et surtout antalgique [ 8], elle aurait un effet anticancéreux chez l’animal. Molécule relativement simple, sa synthèse serait facile, mais inutile au regard de l’abondance naturelle. Son mécanisme d’action a été l’objet d’une recherche neurophysiologique. Associée à la chaleur elle active directement les nocirécepteurs de la peau avec sans doute leur désensibilisation ou même leur destruction [ 9]. Il y a libération de substances neurotransmettrices dont le récepteur est un canal ionique Ca2+ de la famille des canaux ioniques TRP (transient receptor potential) [ 10] et plus spécifiquement du récepteur TRPV1 [ 11]. Dans le groupe TRP « vanilloïde » ou TRPV, quatre membres sont activés par la chaleur et agissent comme chimiosenseurs dont TRPV1 [ 12]. Il y a des échanges de segment entre TRPV1 et un autre canal TRPM8 (M pour « mucolipines ») sensible au chaud, ce qui a permis de comprendre le rôle d’une séquence d’acides aminés dans l’activation par la température et le phosphatidyl 4,5 biphosphate, PIP2, assurant ainsi une régulation allostérique de ce thermocanal.

TRPV1 a été cloné, et on a pu en faire une étude pharmacologique [ 13]. À partir de ces données, l’industrie pharmaceutique s’oriente vers la production soit d’antagonistes bloquant la nociréception, soit d’agonistes ayant, par rapport à la capsaïne, une meilleure perméabilité cutanée et de moindres effets secondaires. On pourrait utiliser la résiniferatoxine, agoniste traditionnel puissant extrait de Euphoris resinifera. Le succès des essais cliniques, très inégal d’un individu à l’autre, témoigne du caractère idiosyncrasique de sensibilité à la douleur.

Le curcumin a aussi été étudié en Amérique, notamment par des résidents Indiens. Considérant que les essais cliniques n’avaient pas toujours été rigoureux, les auteurs ont fait porter leur recherche sur une identification précise des mécanismes moléculaires, la définition des voies de signalisation et des cibles d’action, dans la perspective d’une autorisation de mise sur le marché par la FDA [ 14].

Tous ces travaux montrent un regain d’intérêt pour une pharmacopée déjà documentée dans l’organisme et qu’il est important de développer avant que les plantes n’aient disparu. Certaines obligations sont impératives : aisance et économie de production, administration facile, coût réduit. Des développement plus fondamentaux cherchent à développer des moyens de production, à identifier et valider cibles et mécanismes d’action. L’artémisine est déjà largement utilisée, le curcumin a fait l’objet de nombreux essais, la mise en évidence des mécanismes d’action de la capsaïcine permet une recherche pharmacologique dans le traitement de la douleur, d’autres produits sont encore moins bien connus, mais leur connaissance devrait se développer dans un futur proche.

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