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Med Sci (Paris). 2009 June; 25(6-7): 588–600.
Published online 2009 June 15. doi: 10.1051/medsci/2009256-7588.

Biologie des systèmes et applications médicales

Jacques Demongeot*

TIMC-IMAG UMR UJF/CNRS 5525, Université J. Fourier de Grenoble, Faculté de médecine, 38700 La Tronche, France
Corresponding author.
 

L’évolution ctuelle de la médecine moderne vers une médecine des « 4P », c’est-à-dire personnalisée, préventive, plurielle (pluri-experte) et prédictive, passe par la mise en place d’un référentiel commun, à la fois référentiel temporel, mettant en correspondance le chronos des instruments d’observation, le kairos du temps biologique du malade et l’aion de la réflexion médicale (aion ou dasein, temps immanent, substrat de la psyché d’Aristote), mais également référentiel systémique, décrivant les différents systèmes impliqués dans une pathologie, dans la dynamique de leurs interactions, et enfin référentiel cognitif, inscrivant les différents savoirs médicaux (savoir encyclopédique d’une université médicale virtuelle, savoir statistique de bases de données patients et savoir expert de spécialistes) dans un même gisement, distribué et partagé, de connaissances en santé. Ce défi (harmoniser temps, systèmes et savoirs), la médecine moderne doit le relever, et munie de ce référentiel commun, elle pourra satisfaisaire à la fois les exigences d’atteinte du bien-être individuel de Panacea et du bon état sanitaire collectif d’Hygeia, les deux déesses grecques de la santé. Nous donnerons, dans la suite, des exemples qui s’inscrivent dans le paradigme des systèmes dynamiques complexes, cumulant les difficultés liées aux changements d’échelle et de temps, mais permettant d’interpréter, dans une méthodologie dite « biologie des systèmes », les comportements émergents de la morphogenèse physiologique dont la connaissance des mécanismes est indispensable à la compréhension de la dysgenèse pathologique.

La temporalité de l’observation médicale

La temporalité de l’observation médicale est essentiellement liée à la perception différentielle du temps par le patient et par le thérapeute. Le temps est en effet figé dans la médecine classique hippocratique qui observe le patient à travers le filtre du chronos (temps régulier d’une chronique). Hippocrate de Chios (460-370 av. J.-C.) fonda une école médicale à Epidaure (Figure 1) et remarqua qu’une maladie ne se déclarait pas brusquement, mais passait par différentes phases, aboutissant à une période dangereuse : la « crise ». Il nota que, dans l’évolution des maladies, surtout celles associées à une fièvre, les quatrième, onzième, quatorzième et vingtième jours étaient des jours particulièrement à risque de « crise ». Hérophile d’Alexandrie (331-250 av. J.-C.), éduqué par Praxagoras à Cos, a introduit le premier une notion du temps non chronologique, celle du kairos (temps opportun où un patient délivre un symptôme et consulte, et où un médecin l’observe), lié aux perceptions qu’a le malade de sa propre maladie et à la succession des sympômes qui en découle. Il travailla à Alexandrie sous Ptolémée I Soter (323-283) et Ptolémée II Philadelphe (283-246) et fut le premier à prendre conscience de la pulsation artérielle au poignet et à en fournir une explication « mélodique », soumise à des rythmes dépendant de l’âge, du sexe et du tempérament de chaque individu : il mesurait les différentes pulsations (au repos, à l’effort, en crise fébrile, etc.) en utilisant un instrument spécial ressemblant à une petite clepsydre. Hérophile est le père de la médecine dynamique qui met les instants d’apparition des sympômes et de délivrance médicamenteuse au centre d’un schéma d’observation à des instants non équidistants que l’on appelle, de manière paradoxale, la chronomédecine. Aujourd’hui, on mesure une très grande variété de rythmes, en particulier ceux dont la période couvre la durée du nycthémère (alternance jour/nuit), c’est-à-dire 24 heures, comme la température et le rythme cardiaque (Figure 2).

Le fait sanitaire saillant, à un kairos donné, est une singularité qui permet de mieux comprendre les mécanismes des rythmes biologiques et donc de corriger leurs pathologies. Il s’agit, au niveau individuel, de l’apparition d’un syndrome (c’est-à-dire d’un ensemble cohérent de symptômes évoquant en général une maladie, que la démarche diagnostique a pour but d’orienter, puis d’affirmer) et, au niveau collectif, de l’occurrence d’un fait de santé publique, par exemple une épidémie. Le fait sanitaire saillant a une origine (étiologie), s’inscrit dans une histoire passée (anamnèse) et dans un terrain (par exemple familial). Il consiste en une succession de kairos (par exemple les instants des pics de fièvre du V grippal ou de l’entrée dans la phase contagieuse, Figure 3) et s’achève par une guérison, à la suite d’un traitement délivré à intervalles fixes (thérapie traditionnelle hippocratique) ou d’un traitement lié à l’apparition des symptômes (« kairothérapie », appelée paradoxalement chronothérapie), ou par un passage à la chronicité, avec pour seul succès la disparition des signes les plus invalidants (traitement symptomatique). L’ensemble des données d’anamnèse (individuelle et collective, en général cliniques) et de terrain (familial, en général génétiques) constitue la prégnance sanitaire qui est consignée dans le carnet de santé personnel (observation d’un individu) ou dans des bases de données sanitaires collectives (observation d’une population).

Plus généralement, les événements kairotiques purs sont par exemple la survenue, au stade adulte, d’un zona, rappel d’une varicelle survenue au stade de développement, ce dernier incident étant mixte car il apparaît en général à un instant du chronos social : celui de la scolarisation. Un véritable dossier de santé individuel (dont nous n’avons que l’ébauche dans le carnet de santé de l’enfant) devrait comporter la possibilité d’inscrire les kairos sanitaires dans la chronologie sociale d’un sujet et dans sa prégnance génétique (Figure 4).

Le temps psychologique du patient s’inscrit dans l’aion aristotélicien et donne lieu à des représentations du temps par rapport auxquelles le patient s’oriente ; ces représentations et les images mentales dont on demande la recopie sur papier au patient sont normales ou pathologiques : la Figure 5 (en haut à gauche) donne ainsi une représentation des nombres (ou des minutes) de 1 à 100 chez une personne normale, étudiée dès 1879 par F. Galton [ 1], puis, depuis cette date, par de nombreux psychologues [ 2, 3] ; elle montre, à droite, la représentation de l’année du peintre Paul Klee [ 4], puis, en bas à gauche, une représentation pathologique des nombres (ou des heures) de 1 à 100, chez un patient souffrant d’une héminégligence gauche et enfin, en médaillon, les nombres (ou heures) de 1 à 12 chez un héminégligent droit. La restitution de l’anamnèse ou la description de la crise prend évidemment pour support, chez le patient, ces images mentales dont il faut évaluer la distorsion, en cas de désorientation temporo-spatiale, par exemple chez le patient confus, victime d’un accident vasculaire cérébral ou d’une maladie dégénérative chronique.

Les systèmes dynamiques et les systèmes complexes

L’un des outils mathématiques les plus utilisés pour étudier les systèmes complexes de régulation en médecine, à quelque niveau que ce soit (physiologique, métabolique, génétique, etc.) est la théorie des systèmes dynamiques [ 5] et son complément moderne : la théorie des systèmes complexes [ 6]. Ces théories expliquent comment, à partir d’interactions connues entre les éléments d’un système évoluant au cours du temps (organes, protéines, gènes, etc.), apparaissent des états dits « attracteurs », uniques états visibles phénotypiquement, quelles que soient les conditions initiales du système, à condition que celles-ci soient situées dans un ensemble de perturbations admissibles de l’attracteur, appelé son bassin de stabilité. Ainsi, si le système dynamique est un réseau de régulation génétique, les états des gènes peuvent prendre deux valeurs : 1 si le gène s’exprime et - 1 s’il est silencieux. À partir d’une configuration initiale, on cherche alors à obtenir son état attracteur (les gènes devant changer d’état pour l’atteindre étant marqués en rouge, Figure 6), en imposant au système de respecter une règle de majorité : on donne à un gène l’état de la majorité de ses voisins, chacun de ceux-ci essayant de lui conférer son état s’il l’active (noté + sur le graphe d’interactions génétiques, Figure 6) ou l’opposé de son état s’il l’inhibe (noté -). En cas d’égalité, on choisit l’état 1.

En étudiant systématiquement tous les attracteurs possibles, par exemple dans un réseau de régulation morphogénétique [ 7], on identifie ceux qui correspondront à la phénoménologie observée, par exemple l’apparition des phanères : plumes chez les oiseaux, et poils et vibrisses chez les mammifères (voir plus loin, Figure 16). Ces attracteurs doivent être très robustes [ 8] pour résister aux perturbations de l’environnement sur l’architecture des interactions (à laquelle les attracteurs sont très sensibles), par exemple par intervention de microARN, souvent issus d’agents infectieux intervenant au cours de l’évolution des espèces concernées [ 9, 10]. Cette robustesse devient vitale lorsque la morphogenèse concerne un organe dont la fonction est critique pour la survie, par exemple la maintenance mitochondriale de l’intégrité respiratoire cellulaire [ 11] ou le contrôle de la morphogenèse par des facteurs de transcription [ 12].

Lorsque le nombre n de gènes augmente se pose le problème de la dépendance des attracteurs (nombre et nature) vis-à-vis de la frontière du graphe d’interaction [ 2628]. Les gènes non inclus dans les composantes connexes du graphe d’interactions de la Figure 6 sont des « jardins d’Eden » (on en part, mais on n’y revient jamais) et constituent la frontière du graphe. Il existe des gènes frontières critiques, ce sont ceux qui, lorsque l’on change définitivement leur valeur (en la mettant à zéro après une invalidation génique par exemple, ce qui provoque la disparition des interactions qu’ils exercent sur les autres gènes), provoquent un changement profond du comportement du réseau (changement des bassins de stabilité) ou un changement du nombre ou de la nature de ses attracteurs (qui peuvent passer par exemple d’une configuration fixe à un cycle de configurations). Lorsque n croît, il est nécessaire de simplifier les graphes, en ne gardant que les interactions provenant des gènes de la frontière (jardins d’Eden) et celles du cœur du réseau, souvent organisés en motifs simples interconnectés, cela sous la condition expresse de conserver les mêmes attracteurs et bassins. Par exemple, le graphe de la Figure 7 a la même dynamique que celui de la Figure 6, mais son cœur ne comporte que des motifs de type boucle positive symétrique. Un résultat ancien [ 19] prouve que seuls sont alors observables, en plus des configurations fixes, les cycles d’ordre 2, ce qui est effectivement le cas dans les simulations de la dynamique des Figures 6 et 7, dans tous les modes d’itération (séquentielle, correspondant à une mise à jour successive de tous les gènes du réseau, et parallèle, correspondant à une mise à jour synchrone), les cycles n’apparaissant que dans le mode parallèle, qui est exclu du fait du schéma admis chez Arabidopsis d’une coexpression séquentielle des gènes par blocs (Figure 8) [ 29, 30].

Applications de la biologie des systèmes en immunologie médicale

Un exemple d’application est donné par la base IMGT (Immunogenetics database) qui recense tous les cas de réarrangements du génome à l’origine du répertoire des cellules immunitaires ; ce génome, localisé sur le chromosome 14 chez l’homme, code pour de nombreuses protéines du répertoire immunologique dont la présence conditionne la qualité de la réponse aux maladies infectieuses. Prévoir cette réponse consiste à comparer les anticorps circulants d’un patient à ceux qui sont attendus dans le cas d’un système immunologique normal. Toute perte d’intégrité de ce dernier sera détectée par comparaison avec un matériel immun normal, décrit, dans sa variabilité statistique, par les mécanismes et les résultats des réarrangements les plus probables du chromosome 14. Cette description est accessible en interrogeant la base de référence mondiale IMGT (Figure 9) [ 31, 32] et permet la construction de systèmes dynamiques complexes gouvernant par exemple l’activation des lymphocytes T [ 33].

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Applications de la biologie des systèmes en génétique médicale

Si la prégnance génétique est constituée par l’ensemble des gènes normaux d’une population, la saillance d’un ou plusieurs gènes pathologiques (par suite de mutation, translocation, inversion, insertion et/ou délétion de portions de chromosomes, entre deux générations ou durant une maladie chronique comme le cancer), permet d’expliquer une phénoménologie anormale. Un exemple de cas de saillance est donné par la constatation clinique d’une spina bifida (Figure 10), suivie par la recherche du pedigree du patient obtenu lors de l’interrogatoire de l’anamnèse, cherchant à recenser les parents présentant la même pathologie, puis par l’identification des gènes concernés dans la famille, et enfin par la confrontation avec des familles de référence présentant la même phénoménologie, par exemple en utilisant la base de données HCForum® [ 34].

Les sources de saillance sont multiples, allant d’une expression génétique témoin d’une dysrégulation de type sur-expression (up-regulation) ou sous-expression (down-regulation) se traduisant respectivement par un pic ou une lacune dans le spectre protéique, jusqu’à la manifestation de la maturation (physiologique ou non) d’une fonction (puberté), en passant par l’atteinte de limites physiologiques (comme la limite supérieure du nombre de mitoses permises dans un tissu, dite limite de Hayflick).

Applications de la biologie des systèmes en morphogenèse
La séquence euplasie/hyperplasie/métaplasie/dysplasie/néoplasie
La saillance peut naître d’un processus de cancérisation dans une évolution allant du normal au pathologique, déroulant la séquence euplasie/hyperplasie/métaplasie/dysplasie/néoplasie. L’euplasie est un terme utilisé pour décrire l’état d’activité de base normal d’une cellule saine. L’hyperplasie est une augmentation du nombre de cellules dans un tissu cellulaire (collection de cellules). La métaplasie est la transformation d’un tissu cellulaire différencié en un autre tissu cellulaire différencié. La dysplasie est une malformation ou déformation résultant d’une anomalie du développement d’un tissu cellulaire. Le terme néoplasie (littéralement : nouvelle croissance) désigne une formation nouvelle - le néoplasme - qui se développe par prolifération d’un nouveau type cellulaire différencié. La Figure 11 montre la simulation d’une recroissance néoplasique après traitement (évolutions, sous différents traitements, de la taille de la tumeur à gauche et simulation d’évolutions de coupes scanner 2D à droite, à partir d’un reliquat d’exérèse chirurgicale [ 35]). Le néoplasme se développe en sécrétant un facteur de croissance vasculaire attirant les vaisseaux artériels, processus dual du drainage veineux. La Figure 12 montre un drainage de forêt (en Suède) après une tempête et le drainage veineux du foie, réel et simulé [ 36, 37], processus qui, relevant du même type de graphe d’interactions, présentent la même phénoménologie.
La « kairothérapie »
La prise en compte, dans le diagnostic et dans la thérapie des instants privilégiés du kairos permet d’envisager un suivi, calqué sur la temporalité de la maladie, pour vérifier si le traitement est efficace. Le meilleur exemple est la chronothérapie des cancers, au cours de laquelle le médecin essaie de trouver l’instant le plus efficace, celui auquel les cellules cancéreuses seront les plus sensibles à une drogue antimitotique ou à une radiothérapie, les cellules saines étant synchronisées de manière à y être les moins sensibles [ 38, 39]. Cette thérapie nécessite une modélisation prédictive précise de la dynamique cellulaire normale et pathologique [ 40].
Production des phanères
Un autre exemple d’application de la biologie des systèmes à la morphogenèse concerne les phanères (c’est-à-dire les productions visibles de l’épiderme et du derme, comme les poils, ongles, plumes, etc.). Le système génique de contrôle de la formation des phanères a pour graphe d’interaction celui de la Figure 13 [ 41]. Il existe un seul attracteur point fixe physiologique dont le bassin représente l’essentiel (plus de 96 %) des conditions initiales possibles, et ce dans tous les modes de mise à jour et pour un rayon moyen de bassin maximal. Si l’on se place dans cet attracteur, on peut déterminer les morphogènes présents, dont l’expression est contrôlée par le réseau. Parmi ces morphogènes, deux dominent : l’un (BMP2, bone morphogenic protein 2) responsable de l’inhibition de la morphogenèse des cellules migrantes du derme formant le primordium, ancêtre embryologique du phanère considéré, l’autre (BMP7) étant un chimioattractant, activateur de cette migration [ 42]. La structure spatiale finale (Figure 13) en amas localisés de cellules migrantes, préfigurant la localisation des primordia, est issue de la simulation d’un modèle de réaction-diffusion [41], dans lequel la cause de la localisation des amas réside dans le fait que l’inhibiteur diffuse plus vite que l’activateur, phénomène très général en morphogenèse et en perception (par exemple en vision ou en audition), désigné sous le nom générique d’inhibition latérale.
Applications de la biologie des systèmes en biochimie médicale

L’énergétique mitochondriale est optimale si le libre parcours moyen des adénylates (ADP et ATP) est minimal [11] : en effet, l’ADP entre dans la mitochondrie à l’aide d’une enzyme transmembranaire, la translocase, est transformé en ATP par une autre enzyme fixée sur la membrane interne de la mitochondrie, l’ATPase, et sort vers le cytosol grâce à la translocase. Les sites actifs de ces enzymes sont localisés au hasard sur la membrane interne et développent des interactions de type activation latérale (Figure 14) : en effet, à distance moyenne, ils s’attirent grâce à une force électromagnétique provoquée par des champs électriques locaux de signes différents (directement liés aux concentrations locales des adénylates, l’ATP ayant plus de charges négatives que l’ADP) et à une force de type van der Waals, tandis qu’à courte distance, ils se repoussent du fait du mouvement brownien thermique. La minimisation du libre parcours moyen de l’ADP et de l’ATP provoque donc, si la membrane interne est libre (sous des contraintes de courbure fixées par la concentration locale de cardiolipine, substance fixant la plasticité de la structure phospholipidique), une structuration en crêtes (Figure 14 en bas à droite). Le nombre de crêtes est directement lié à l’efficacité de la respiration cellulaire et l’on peut simuler le système complexe correspondant aux adénylates et aux enzymes qui les transportent et les transforment [11] de manière à mieux comprendre les mécanismes produisant des mitochondries pathologiques (avec par exemple une seule crête enroulée en « pelure d’oignon » due à une mutation de l’ATPase) ou ceux causant la réaction mitonchondriale à une anoxie de type post-infarctus, c’est-à-dire l’augmentation du nombre des crêtes (facilitée par un traitement à base de cardiolipine) ou la division mitochondriale.

Applications de la biologie des systèmes au savoir médical : télémédecine et multi-expertise

Le savoir médical [ 43] est, nous l’avons vu, distribué dans des bases de données de plusieurs types : savoir statistique des bases de données patients [ 44, 45], savoir encyclopédique de l’université médicale virtuelle [ 46, 47] et savoir expert des spécialistes [ 48]. Les réseaux de copublication [ 49, 50] permettent, dans ces gisements du savoir médical, de cerner des zones de connaissance médicale partagée et de coexpertise (Figure 15), éléments indispensables de la médecine plurielle. Prenons l’exemple d’une maladie commune en Afrique : le paludisme. Un médecin généraliste français, à la recherche d’une expertise de première intention, pour orienter le diagnostic et chercher ensuite sur place le médecin spécialiste (cytologiste ou anatomo-pathologiste) qui l’affirmera, pourra par exemple choisir le chemin suivant sur Internet :

  • Google/mots-clés : paludisme, patient européen, séjour récent Cameroun.
  • Google/mots-clés : paludisme, médecine tropicale, Grenoble.

S’il désire un spécialiste d’emblée, pour un conseil thérapeutique en vue d’une thérapie présomptive au retour d’un séjour africain, le chemin sera :

  • Google/mots-clés : malaria network, tropical medicine, presumptive therapy.
  • Kartoo/recherche : nom des spécialistes suggérés par Google [49].

Le médecin généticien humain, consulté pour un conseil génétique dans une maladie orpheline familiale d’origine chromosomique, dont on a observé le caryotype pathologique montrant une translocation impliquant les bras longs des chromosomes 11 et 22, suivra un chemin différent pour conforter son hypothèse diagnostique par une expertise de seconde main, en utilisant une base de connaissances cytogénétique, Human chromosome forum, dite HCForum® et des moteurs publics de recherche de copublication, PubNet et Kartoo :

  • HCForum®/mots-clés : translocation 11/22, short report (Figure 16) [50].
  • PubNet/recherche : réseau de copublication d’un auteur cité par HCForum® (Figure 15) [ 51].
  • Kartoo/recherche : réseau sémantique de la maladie orpheline indiquée par HCForum®, à savoir le syndrome de retard mental/polymalformation (Figure 17) [49].

Applications de la biologie des systèmes à l’épidémiologie

Une perspective immédiate d’application réside dans la surveillance et le conseil à distance, pour la prévention de maladies épidémiques, endémiques ou familiales sporadiques [8, 39] : la Figure 18 présente un exemple de suivi de cas de paludisme dans un village du Mali (Bancoumana [ 52]). Dans cet exemple, les images satellite SPOT permettent la détection (à 20 cm près) de zones humides avec eaux stagnantes (essentiellement mares et marigots) au voisinage du village, donc la prédiction des lieux de ponte de moustiques, et enfin le calcul de l’occurrence spatio-temporelle de nouveaux cas de paludisme, et ce avec une très bonne fiabilité et une grande précision.

Vers un dossier « clinomique »

Nous avons vu plus haut l’intrication des niveaux auxquels sont obtenues les données nécessaires au diagnostic et au suivi thérapeutique. Il est clair que la médecine moderne exige de stocker, puis de fournir rapidement (par exemple en urgence), les informations relatives à un patient, de manière à accélérer les procédures diagnostiques. Les bases de données encyclopédiques médicales ont environ 30 ans : la première française fut la base ADM, aide au diagnostic médical du Pr M. Lenoir, accessible dès l’origine par Minitel. Les plus interrogées se trouvent actuellement à la National library of medicine et à l’UMVF (Université médicale virtuelle francophone) [46, 47], qui permettent des requêtes dans le savoir académique enseigné dans la formation médicale initiale. Dans les bases de données statistiques classiques centrées sur les patients, on a d’abord résolu le problème du stockage en structurant l’information sur le mode réseau et en fournissant des repères moyens permettant de regrouper les patients par GHD (groupes homogènes de diagnostic) [ 53]. Ce fut le cas à Grenoble de la base DOSTAM (dossier statistique de l’activité médicale), construite en 1967 selon le modèle Z de J.R. Abrial [ 54]. À l’intérieur d’un groupe homogène, diverses variables discriminantes permettent d’affiner les classifications nosologiques de référence comme la CIM 10 (classification internationale des maladies). Un exemple de telles variables est la durée de la maladie, souvent confondue avec la durée du séjour hospitalier. Celle-ci a souvent une distribution multi-modale [44, 45], ce qui permet de démembrer les diagnostics nouveaux ou rares, de manière à affiner la nosologie (Figure 19). Le savoir statistique est également présent à travers les atlas, qui sont des bases de données d’organes dont on calcule par exemple les distributions de probabilité des positions spatiales et des courbures en leurs singularités (Figure 20). La mise en correspondance statistique se fait ensuite en utilisant des distances classiques, euclidiennes ou entropiques, comme dans le système HELP de Salt Lake City, créé en 1967 par H.R. Warner [ 55], dont la description en 1975, prônant la décision statistique, fut éclipsée par l’article princeps sur le premier système expert médical MYCIN écrit par E.H. Shortliffe et B.G. Buchanan [ 56]. Depuis, les bases statistiques ont réaffirmé leur primauté, mais l’expertise reste présente dans des systèmes où les 3 formes de savoir médical sont liées, comme dans HC Forum®, ce qui permet le conseil génétique à distance [51].

Ces bases nécessitent des requêtes hybrides, à la fois numériques et symboliques, appelant des algorithmes qui permettent le matching entre le patient et la référence, à travers un modèle de régulation par exemple, et autorisent la description déclarative clinique. Ces requêtes peuvent partir d’un dossier résumé de type DOSTAM (30 kb), puis utiliser un dossier clinique (300 kb), ainsi que des images radiologiques (3 Mb) ou même actuellement des données d’interactions géniques et/ou protéiques (3 Gb), constituant ainsi un nouveau dossier dit « clinomique », centré sur le patient. La hiérarchisation et l’optimisation de requêtes « clinomiques » font partie des problèmes les plus difficiles de l’informatique actuelle et seule la théorie des systèmes complexes permet de ramener leur durée à des temps d’exécution polynomiaux. La théorie des systèmes complexes, fondement mathématique de la biologie des systèmes, permet :

  • de placer un patient dans un réseau spécifique de groupes homogènes d’individus en interaction, par suite de rencontres (dans le cas des maladies transmissibles) ou de pedigrees consanguins (dans le cas des maladies familiales). La modélisation de ce réseau est actuellement possible grâce à des algorithmes appelés individus-centrés ou multi-agents ;
  • de mettre à disposition du clinicien un réseau général de référence, constitué des bases de patients des diverses institutions de soins (de proximité, de recours ou de référence universitaire), reliant entre eux des groupes homogènes de malades.

Conclusion

Dans le triangle hippocratique classique [ 57, 58], l’art médical se décline en trois acteurs, les trois M : la maladie « M la maudite », le malade « M le misérable » et le médecin « M le médiateur ». Le médecin est le desservant de l’art et il faut que le malade aide le médecin à combattre la maladie qui est leur ennemie commune [ 59]. Le pentagone médical moderne comporte cinq M : le modèle « M le mathématique », le malade, la maladie, le médecin et le médicament « M le miraculeux ». Chaque nouvel ou ancien acteur a sa place dans la tragédie médicale. L’apport du modèle est devenu incontournable pour comprendre l’étiologie de la maladie, orienter un diagnostic et trouver un traitement approprié au patient. L’ordinateur permet ainsi de visualiser jusqu’au résultat futur de la thérapie, par exemple en chirurgie esthétique. Le malade nouveau est devenu savant et les associations de patients sont les principaux artisans du financement de la recherche médicale. La maladie s’est adaptée, phénomène dont sont témoins les agents infectieux qui développent des stratégies complexes pour échapper au médicament. Dans ce contexte, le médecin a évolué, conscient de sa faiblesse s’il est seul en face de la maladie. Les hippocratiques anciens ou récents observaient déjà l’humilité : « ils considéraient qu’il était bon que le médecin avoue ou au moins reconnaisse, le cas échéant, son incompétence et sollicite l’aide d’autres médecins » [ 60]. Le médecin se comporte de plus en plus comme un « passeur », vers une pluri-expertise rendue rapide et fiable par l’usage de l’internet. Enfin, le médicament constitue désormais une entité multiple, aux frontières floues entre micro-nano-dispositifs et molécules d’intérêt diagnostique et/ou thérapeutique : un bon exemple de cette confusion est l’administration d’une drogue par un container guidé par une micro-caméra qui délivre dans le tube digestif un isotope lié à un vecteur liposomique et à une molécule immuno-compétente, capables de franchir la paroi intestinale et d’aller électivement se fixer sur les protéines pathologiques des parois d’une cellule tumorale de carcinose péritonéale, afin de repérer et tuer les cellules cancéreuses des nodules tumoraux secondaires à une tumeur primitive, par exemple du col utérin. Ce nouveau médicament complexe constitue un servant des quatre autres acteurs du pentagone médical moderne, comme le faisait la drogue de la pharmacopée grecque dans le triangle hippocratique ancien, constituant ainsi la base rationnelle de la médecine contemporaine.

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