Résistances aux antibiotiques
La course contre la montre

Face à la multiplication des bactéries multirésistantes aux antibiotiques, chercheurs et médecins tirent la sonnette d'alarme. De son côté, le Centre d'analyse stratégique1 a rendu en novembre dernier un rapport au Premier ministre pour le renforcement des mesures qui visent à diminuer la consommation des antibiotiques. Mais la bataille n'est-elle pas perdue d'avance ?

« Les antibiotiques, utilisés à tort, ils deviendront moins forts. » Ce spot publicitaire ne vous a certainement pas échappé. Depuis le lancement des campagnes de sensibilisation au bon usage des antibiotiques, leur consommation, dans le cadre de la médecine de ville, a baissé de 33,4 doses journalières pour 1 000 habitants en 2000 à 27,1 en 2004, avant de remonter et de se stabiliser actuellement autour de 28 doses journalières pour 1 000 habitants. En parallèle, la menace des bactéries multirésistantes reste difficile à évaluer.« Il n'y a pas vraiment de consensus international autour de leur définition même, regrette Patrice NordmannPatrice Nordmann
Unité 914 Inserm - Université Paris-Sud 11
, chef du service de Bactériologie-virologie-parasitologie de l'hôpital de Bicêtre et directeur de l'unité Inserm Résistances émergentes aux antibiotiques. On croise souvent des bactéries résistantes à 2, 3 ou 4 antibiotiques différents et qui posent déjà problème. On en rencontre beaucoup moins d'insensibles à tous les antibiotiques. » Les estimations de 2009 du Centre européen de contrôle des maladies infectieuses attribuent 25 000 décès par an en Europe à ces bactéries, un chiffre difficile à garantir, toujours à cause de ce flou de définition. L'augmentation du phénomène, en revanche, ne laisse aucun doute : en 2009, l'AP-HP a identifié 10 à 12 patients infectés par des réfractaires à tous les antibiotiques. En 2012, ce sont 80 cas qui ont été déclarés. Plus inquiétant : ils ne sont plus circonscrits au milieu hospitalier, quelques-uns ont été recensés en ville.
Le taux de résistance bactérienne varie beaucoup d'une espèce à l'autre. Actuellement, les bactéries Gram-Gram- ou +
Classification des bactéries via une technique de coloration et fondée sur les caractéristiques de leur paroi
se montrent les plus menaçantes. Alors que les Gram+ n'ont qu'une seule membrane, les Gram- en ont deux, ce qui rend plus difficile la tâche des antibiotiques. En outre, les industriels ont récemment développé plus de molécules contre les bactéries Gram+ que contre les Gram-. Par ailleurs, si en France le taux de staphylocoques dorésStaphylocoques dorés
Bactéries Gram+ très pathogènes, responsables d'intoxications alimentaires, d'infections localisées suppurées et, dans certains cas extrêmes, e septicémies
(Staphylococcus aureus) résistants à la méticilline, un antibiotique de la famille des pénicillines, a chuté de 33 % à 21,6 % en dix ans, d'autres souches, comme les entérobactériesEntérobactéries
Bactéries Gram- très répandues, qui se développent dans les intestins de ses hôtes et y entraînent certains troubles, souvent des diarrhées.
productrices de β-lactamases à spectre étendu (BLSE), enzymes capables de détruire de nombreux antibiotiques, ont, elles, augmenté.

Une contagion toujours à craindre

Des pourcentages qui ne peuvent que croître sous la pression sélective des antibiotiques. « Sous l'effet d'un stress induit par certains antibiotiques, les bactéries disposent d'un mécanisme appelé réponse SOS, qui peut déclencher différents mécanismes dont la production d'une enzyme (intégrase) permettant à la bactérie d'acquérir de nouveaux gènes de résistance aux antibiotiques », explique Marie-Cécile PloyMarie-Cécile Ploy
UMR 1092 Inserm/CHU de Limoges - Université de Limoges
, directrice de l'unité Inserm Anti-infectieux : supports moléculaires des résistances et innovations thérapeutiques, à Limoges. à cela s'ajoute le transfert de gènes d'une bactérie à l'autre, même si elles ne sont pas de la même espèce. « La moitié environ des Escherichia coliEscherichia coli
Entérobactéries parfois responsables de gastro-entérites, d'infections urinaires, de méningites, de septicémies
sont résistantes à l'amoxicilline, un autre antibiotique de la famille des pénicillines couramment utilisé,une capacité qu'elles peuvent transmettre à d'autres bactéries, insiste la chercheuse. Si demain elles acquièrent un facteur de résistance comme les BLSE, cela va devenir très problématique. »
Jusqu'à présent, la France est parvenue à maintenir un nombre d'infections par les bactéries multirésistantes relativement bas. Ce n'est, hélas, pas le cas de l'Inde, du Maghreb, ou encore de l'Europe du Sud, voire des états-Unis, où la prévalence de certaines bactéries à Gram- peut atteindre les 25 %. Les spécialistes comme le professeur Nordmann craignent que les efforts français soient ruinés par la situation catastrophique de ces pays. Et ils n'hésitent pas à mettre en cause certaines administrations hospitalières :« Elles sont très favorables aux nombreuses réunions faites sur ce sujet, mais peu efficaces pour passer de la théorie à la pratique, s'alarme le chercheur. à titre d'exemple, il y a deux jours, nous avons découvert par hasard un malade transféré du Maroc. L'administration était au courant de son hospitalisation, mais il n'y a pas de système qui nous prévienne automatiquement de l'arrivée de ce type de patient. Si cela se passe à l'hôpital Bicêtre, un centre référent en la matière, il est fort probable qu'il en soit de même ailleurs ! » Pour éviter la contagion, il est, en effet, essentiel de repérer au plus vite les patients porteurs de ces souches résistantes. C'est pourquoi l'équipe de Patrice Nordmann a mis au point deux tests rapides de dépistage. Le premier est chargé de détecter les bactéries résistantes à l'Imipénème, un antibiotique à large spectre plus fort que les pénicillines et souvent utilisé à l'hôpital en dernier recours. Si le résultat est positif, c'est que l'on a de grands risques d'être en présence d'une bactérie multirésistante. Le second test consiste à rechercher la présence de BLSE. Dans les deux cas, la méthode est simple : le médecin prend un échantillon d'urine du patient, y ajoute un peu d'antibiotique et de réactif coloré qui vire du rouge au jaune si l'enzyme qui dégrade le médicament est présente. Ce genre de test permet de gagner 48 heures sur le diagnostic, la prise en charge et l'isolement préventif des patients.

Une recherche « boudée » par les big pharmas

D'autres pistes sont exploitées pour ralentir la prolifération des bactéries multirésistantes. à l'Institut Pasteur de Paris, le laboratoire dirigé par Jean-Marc GhigoJean-Marc Ghigo
Institut Pasteur, laboratoire de Génétique des biofilms/département de Microbiologie
étudie le métabolisme des biofilmsBiofilms
Populations de microorganismes (bactéries, champignons, algues unicellulaires, protozoaires) enrobées d'une matrice extracellulaire autoproduite, qui se développent en milieu aqueux ou sur les surfaces minérales ou vivantes.
qui renferment des populations de microorganismes :« à terme, cela permettrait d'imaginer des outils chirurgicaux ou du matériel hospitalier sur lesquels le tissu bactérien serait incapable de se fixer. »
Un autre axe de recherche consisterait aussi à s'attaquer aux facteurs de virulence, ces protéines produites par les bactéries qui font qu'une espèce est pathogène et pas sa cousine. Ces thérapies très ciblées permettraient de ne faire pression que sur les bactéries pathogènes, évitant ainsi d'étendre la pression de sélection sur les bactéries « amies » des flores humaines. Ces nouvelles approches thérapeutiques sont envisagées en attendant de nouvelles molécules antibiotiques. Une attente qui promet d'être longue. On compte 16 nouveaux antibiotiques sur la période 1983-1987, et seulement 2 entre 2008-2012. Les principaux groupes pharmaceutiques ont déserté ce type de recherche jugé trop peu rentable, pour se concentrer sur des pathologies plus stables comme l'hypertension artérielle ou le diabète. Il n'y a guère que les petites entreprises de biotechnologie telles que Antabio à Toulouse ou Mutabilis et Sepseos à Paris qui s'y essayent encore. Si leurs recherches sont couronnées de succès, alors de nouvelles molécules verront le jour, mais certainement pas avant cinq à dix ans. D'ici là, seule une politique de santé publique intransigeante fondée sur le bon usage des antibiotiques en milieu hospitalier et le dépistage rapide des patients infectés par des BMR, ainsi qu'une baisse continue de notre consommation d'antibiotiques en ville, pourront éviter que 15 à 20 % des bactéries pathogènes ne deviennent réfractaires à tous les traitements.

Damien Coulomb

Résistances émergentes aux antibiotiques - préparation de tests sur des prélèvements sanguins de patients
Résistances émergentes aux antibiotiques *. Préparation de tests sur des prélèvements sanguins de patients
© Patrice Latron/Inserm
Résistances émergentes aux antibiotiques - analyse de gel d'essai de transposition d'ADN d'E. coli
Résistances émergentes aux antibiotiques* . Analyse de gel d'essai de transposition d'ADN d'E. coli
© Patrice Latron/Inserm
Résistances émergentes aux antibiotiques - test de dépistage rapide (hôpital de Bicêtre)
Résistances émergentes aux antibiotiques* . Test de dépistage rapide (hôpital de Bicêtre)
© Unité 914 Inserm /Université Paris-Sud 11/Inserm