Perception et mise en pratique des recommandations nutritionnelles : l’enjeu des inégalités sociales

2017


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Communications

Faustine Régnier
ALISS UR1303, INRA, Université Paris-Saclay, Ivry-sur-Seine
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La mise en place du Programme National Nutrition Santé (PNNS) en 2001 s’est accompagnée de la diffusion, à l’échelle nationale, de messages de santé, au sein du guide « La santé vient en mangeant », ou bien à travers les nombreux slogans sur les affiches publicitaires. Dans le même temps, l’industrie agroalimentaire a continué de développer des produits à valeur ajoutée « santé » et des messages relatifs à l’équilibre alimentaire, dans un contexte d’intense médiatisation des liens entre alimentation et santé.
Parallèlement, la crise économique est venue rappeler, voire accentuer l’existence de fortes inégalités en matière d’alimentation. Dans notre société d’abondance alimentaire, les différences de consommation se maintiennent (Caillavet et coll., 2009renvoi vers), en particulier pour ce qui concerne les aliments promus dans les campagnes de santé publique (Plessz et Gojard, 2012renvoi vers). Enfin, les inégalités en matière de pathologies liées à l’alimentation, au premier rang l’obésité, semblent se creuser également (Saint Pol, 2007renvoi vers).
C’est dans ce contexte que nous avons conduit, à l’Inra, une enquête sur la réception des recommandations en matière d’alimentation, qui visait moins à montrer l’inégale réception des recommandations2 qu’à analyser les formes d’acceptation ou de rejet des recommandations, ainsi que les conditions économiques, sociales et culturelles dans lesquelles se réalise la mise en pratique des messages de santé3 .
Cette enquête a déjà fait l’objet de plusieurs publications4 . Nous voudrions ici mettre l’accent sur la question des inégalités sociales, non pour dénoncer ces dernières (voir Laisney, 2013renvoi vers), mais pour en souligner les enjeux en matière de diffusion et de réception des recommandations nutritionnelles et pour indiquer la nécessaire prise en compte de l’ensemble de l’échelle sociale.
En effet, les enjeux dépassent désormais la frange plus étroite des catégories précaires5 , et ils se situent dans l’ensemble des catégories modestes, c’est-à-dire dans les 25 à 30 % de la population qui peuvent décrocher socialement pour des raisons individuelles ou collectives6 et où se trouvent un certain nombre d’enjeux importants quand on parle d’alimentation.
Dans un premier temps, nous présentons les formes principales de réaction aux recommandations nutritionnelles, avant d’analyser les différents facteurs explicatifs des différences relevées entre les groupes sociaux. Nous présenterons ensuite les aides et les freins qui, au sein de chaque groupe social, portent les individus, à mettre en pratique les recommandations, ou les en empêchent, avant d’indiquer, en conclusion, quelques pistes d’intervention possibles.

L’enquête : ses méthodes

L’enquête menée à l’Inra sur la réception et la mise en pratique des recommandations nutritionnelles a été élargie à la question des goûts alimentaires. Elle s’est intéressée au parcours qui mène de l’émission d’un message à sa réception par les individus (identification des émetteurs des messages et des « guides d’opinion »), aux aides et aux freins à l’écoute et à la mise en œuvre des messages, au contenu des messages spontanément cités par les individus, à la caractérisation des individus touchés par l’information : quelles sont les populations les plus sensibles à ces messages et pour quelles raisons ? L’enquête s’est intéressée, enfin, à la mise en pratique des informations perçues par les individus : que comprennent et que retiennent les individus de ce qui est transmis ? Quel sens leur donnent-ils ? À quelles conditions sociales et culturelles peuvent-ils ou veulent-ils les mettre en pratique ?
Il s’agit d’une enquête de terrain fondée sur 86 entretiens semi-directifs, principalement auprès de femmes, menés pour la grande majorité au domicile des individus. Tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits, constituant un corpus de 800 pages de texte, soit 468 803 occurrences, soumises à une analyse de contenu classique et à une analyse textuelle (logiciel Hyperbase).
Les individus ont été recrutés dans un échantillon socialement contrasté, représentant la diversité des catégories de la société salariale, à Paris et en province : tout d’abord, dans trois lieux de prise en charge ou de prévention de l’obésité (n = 51) ; ensuite, en population générale (n = 34), c’est-à-dire auprès de personnes non spécifiquement soumises à des recommandations nutritionnelles. Nous avons travaillé sur un échantillon diversifié socialement : dans des milieux aisés, modestes et défavorisés. L’échantillon a en effet été mis au point pour comparer différentes situations sociales, en nous appuyant sur la profession déclarée par les individus, selon les catégories socio-professionnelles de l’Insee, mais en tenant compte également du niveau de vie et du salaire des individus, ainsi que de leur trajectoire sociale.
Pour ce qui concerne les messages diffusés, une attention particulière a été portée aux recommandations portant sur le contrôle de la corpulence, les plus couramment mentionnées par les individus. L’objectif premier du PNNS certes n’est pas la lutte contre l’épidémie d’obésité, mais il s’inscrit dans ce contexte de mobilisation autour de l’obésité. En outre, bien des messages de portée générale sont perçus par les individus comme visant la lutte contre le surpoids et l’obésité.

Résultat : 4 formes de réaction aux recommandations nutritionnelles

Un premier constat s’impose : les individus des différentes catégories sociales, hormis ceux en situation de grande précarité, connaissent les recommandations, et c’est spontanément qu’ils les mentionnent. Mais l’enquête a fait apparaître 4 groupes sociaux qui diffèrent dans la réception des recommandations en matière d’alimentation : un fort clivage social oppose les catégories aisées aux catégories modestes (figure 1Renvoi vers).
Figure 1 4 formes de réception des recommandations alimentaires
Le premier groupe rassemble les membres des catégories aisées (cadres, professions intellectuelles supérieures, ainsi que nombre des membres des professions intermédiaires de l’enquête) chez qui toutes les recommandations en matière d’alimentation sont bien reçues, bien comprises et aisément mises en pratique. Les membres des catégories aisées sont les récipiendaires privilégiés des recommandations dont l’application ne suppose que la légère modification de leurs pratiques quotidiennes (par exemple, manger un peu plus de légumes dans un ménage qui en consomme déjà régulièrement).
Le deuxième groupe est constitué d’individus appartenant aux professions intermédiaires, voire employés, mais en trajectoire d’ascension sociale. Ces individus témoignent d’une grande sensibilité aux recommandations, vis-à-vis desquelles ils prennent moins de liberté que les membres des catégories les plus aisées, et d’un très grand souci de les mettre en œuvre. Mais cette conformité s’effectue au prix d’efforts importants, et de fortes tensions : bien des individus soulignent la distance qui existe entre les recommandations perçues et leurs pratiques d’alimentation, source de culpabilité pour certains.
Le troisième groupe est celui des individus des catégories modestes et populaires : ils connaissent bien toutes les recommandations mais ils ont développé à leur endroit une réaction critique, témoignant à leur égard d’une forme de distance : les recommandations sont perçues comme une imposition extérieure à laquelle ils résistent, au nom de leurs goûts et de leur style de vie.
Le quatrième groupe rassemble les individus les plus précaires de notre enquête (individus inactifs, chômeurs de longue durée, etc.) qui témoignent d’une grande indifférence à ces campagnes. Dans ces milieux de grande précarité, la priorité n’est évidemment pas de se conformer à des recommandations, mais tout simplement d’avoir assez à manger (en particulier pour les enfants) et de gérer la pénurie.

Quatre facteurs explicatifs

Comment expliquer ces différences ? Comment éclairer l’existence de ce fort clivage social ? L’enquête a mis en évidence quatre facteurs hiérarchiques principaux :
• Contraintes financières ;
• « Bien manger » ;
• Santé ou maladie ?
• Représentations du corps.
Les contraintes financières, tout d’abord, constituent sans surprise le facteur le plus souvent mentionné à l’application des recommandations, en particulier celles qui relèvent d’une consommation accrue de fruits et de légumes. Dans les catégories modestes, le budget est le principal facteur qui structure les choix alimentaires en milieu populaire. Ainsi, les ménages modestes consacrent une part plus élevée de leur budget à l’alimentation et ils sont plus sensibles aux variations des prix alimentaires (Caillavet et coll., 2009renvoi vers). En outre, ces ménages modestes consomment moins de produits socialement valorisés au nom de la diététique, en particulier les fruits et légumes frais, ainsi que le poisson (Plessz et Gojard, 2012renvoi vers). Enfin, toute modification apportée aux pratiques alimentaires quotidiennes – celles suggérées dans les campagnes de santé publique, par exemple – comporte le risque important du bouleversement d’un équilibre budgétaire extrêmement fragile.
Pourtant, les difficultés dans l’application des recommandations ne sauraient être réduites à cette dimension économique : la consommation alimentaire relève d’une dimension sociale, où interviennent goûts et représentations collectives. Dès lors – et c’est le deuxième facteur – il convient de s’interroger sur les représentations de ce qu’est « bien manger ». Dans les catégories aisées, « bien manger » est en relation immédiate avec la santé et la « ligne », les deux étant souvent mêlées, en particulier chez les femmes. Les pratiques alimentaires – et plus encore les goûts – sont modelées par un souci de santé et de contrôle du poids. Les individus établissent un lien immédiat entre leurs préférences et la diététique : dans les catégories aisées, les individus ont le goût pour ce qu’ils considèrent être bon pour la santé.
À l’inverse, pour les membres des catégories modestes, « bien manger » n’est lié ni à la santé, ni à un souci de minceur : les individus ont le goût des choses bonnes parce qu’elles sont bonnes au goût. Ainsi, les individus interrogés déclarent plus fréquemment aimer manger « de tout » et mentionnent nombre d’aliments ou de plats réprouvés sur le plan diététique par les membres des catégories aisées, qui se montrent très conformes aux recommandations nutritionnelles. Ce qui prime dans l’alimentation des milieux populaires, c’est l’abondance à table et la possibilité d’un choix, qu’on offre en particulier aux enfants.
En effet, « bien nourrir son enfant » ne revêt pas, en milieu modeste ou aisé, la même signification. Dans les catégories aisées, bien nourrir son enfant relève d’une démarche éducative, sous-tendue par un ensemble de règles et de principes vigoureusement affirmés. Les habitudes alimentaires sont des enjeux dès la petite enfance : il s’agit d’apprendre rapidement aux enfants à apprécier des aliments que les parents jugent bons pour la santé. Dans les catégories modestes, la priorité est autre : il convient de s’assurer que les enfants mangent. De là, le souci de satisfaire leurs préférences en leur donnant le choix. Ce souci de l’abondance alimentaire (qui peut conduire à des formes de suralimentation, interprétées parfois en termes de consommation aberrante dans des milieux aux moyens budgétaires sous contraintes) et du choix (vu parfois comme un laxisme, voire une démission des parents) a pourtant des significations bien précises : l’alimentation, premier luxe accessible, représente une victoire sur le manque et sur des frustrations antérieures. La consommation alimentaire est le domaine où l’on prouve que l’on n’est certes pas riche, mais que l’on a accès à la société de consommation. Dans le cadre d’une érosion de l’identité de la classe ouvrière et de l’affaiblissement des grandes structures d’intégration du monde ouvrier (travail, syndicat), la consommation alimentaire a désormais valeur d’intégration et de participation à la vie sociale. En outre, le souci d’offrir le plus grand choix possible à son enfant, nouvelle exigence qui s’ajoute à l’abondance caractéristique de l’alimentation en milieu populaire, vient témoigner de la capacité parentale à nourrir ses enfants soi-même. La fierté de gâter les enfants en matière de nourriture vient compenser le déficit d’une autre fierté, celle par exemple d’avoir un emploi socialement valorisé, et elle permet la mise en œuvre d’une forme de consommation ostentatoire.
Troisième facteur : les individus parlent-ils de santé ou de maladie ? Dans les catégories aisées, on a affaire à une optique préventive, où la santé est conçue au long terme. La mise en œuvre des recommandations nutritionnelles s’inscrit à la fois dans une vision du temps long, dans une projection dans l’avenir et une forme de pari sur des règles que l’on met en application, mais dont on aura – peut-être – des conséquences 40 ans plus tard. L’attention portée à l’alimentation relève d’une hygiène de vie et du régime quotidien au sens large : les individus prennent en compte à la fois les différentes catégories d’aliments et la façon de les associer entre eux. La régulation de l’alimentation passe par un rapide rétablissement de l’équilibre général quand il y a eu excès. Dès lors, les recommandations nutritionnelles valent pour tous les membres de la famille, et les modifications concernent la globalité de l’alimentation familiale (y compris, par exemple, ceux qui ne sont pas en surpoids).
Dans les catégories modestes, l’optique est curative. Le modèle est celui de la maladie, qui surgit soudainement. L’alimentation peut soigner, certes, mais sur le mode du régime et de façon ponctuelle, et non dans le sens de l’hygiène de vie : l’horizon temporel est celui du repas. Certains aliments sont identifiés comme n’étant pas bons : ceux dont l’ingestion provoque immédiatement des désagréments sur le corps. Ils sont ponctuellement éliminés et leur consommation est contrôlée, mais il n’y a pas de conception d’un équilibre alimentaire plus général. Enfin, puisqu’il s’agit d’appliquer un remède, les recommandations nutritionnelles ne valent que pour celui qui a un problème de santé – surpoids, obésité, diabète – par élimination ou contrôle de l’ingestion de certains aliments, mais elles ne modifient pas l’ensemble de l’alimentation familiale.
Dernier facteur, enfin, les représentations du corps, qui diffèrent en fonction des catégories sociales. Ainsi, si la minceur constitue en particulier la norme dominante de l’excellence corporelle, ce souci de contrôle du poids n’est pas partagé socialement : l’intérêt porté à la minceur croît avec la hiérarchie sociale. Les femmes cadres et membres des professions intermédiaires, moins touchées par l’obésité, dotées d’une corpulence inférieure à celle des catégories populaires, ont également une vision plus contraignante de la corpulence à atteindre : elles se pèsent et pratiquent une activité sportive plus régulièrement. À l’inverse, en milieu modeste, beaucoup de femmes en surpoids sont bien conscientes de leur surpoids, et elles perçoivent leur distance par rapport à la norme dominante de la minceur, véhiculée notamment par les médias. Mais elles se trouvent également dans une situation de normalité de fait dans leur groupe d’appartenance, où la corpulence moyenne est élevée et l’obésité beaucoup plus répandue.
Il en va de même pour le corps des enfants, victimes désignées de l’obésité. Ainsi, les parents des catégories aisées sont attentifs à la corpulence des enfants, conçue comme prédictive de la corpulence de l’adulte : il s’agit de prévenir très tôt tout risque de surpoids. En milieu modeste, prévaut l’idée qu’il vaut mieux que les enfants aient quelques rondeurs plutôt que d’être trop maigres. En outre, un enfant est « gros » bien après la limite que se fixent les mères des catégories aisées, et les enfants sont considérés « petits » plus longtemps. Ce qui renvoie aux conceptions différentes du temps de l’enfance. En milieu aisé, la prime enfance constitue une première étape dans le processus de socialisation, qui va conditionner la suite : l’acquisition de bonnes habitudes alimentaires – comme le contrôle précoce de la corpulence – se joue précocement. En milieu modeste, l’enfance constitue une période à part, qui dure plus longtemps, et où les contraintes sur les enfants sont faibles. D’où une réaction plus tardive qu’en milieu aisé au surpoids d’un enfant.

Aides et freins au sein de chaque groupe social

Au sein de chaque groupe social, différents facteurs viennent aider, ou freiner, la mise en pratique des recommandations (tableau Irenvoi vers).

Tableau I Aides et freins à l’intégration des recommandations au sein de chaque groupe social

Aides
Freins
Intégration sociale et intensité des liens sociaux
Refus du changement par l’entourage
Trajectoire d’ascension sociale
Ruptures et accidents familiaux
Naissance d’un enfant
Ruptures et accidents professionnels
Expérience de la maladie
Obscurité des recommandations
Mauvaise image des obèses
Contradictions dans les recommandations

Tiré de : Régnier F, Masullo Arenvoi vers. « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale », Revue française de sociologie, no 50-4, 2009, p. 763. © 2009, Revue Française de Sociologie.

 L’intégration sociale constitue le facteur le plus important : l’attention aux recommandations et à l’alimentation comme facteur de santé est d’autant plus importante que les individus sont bien intégrés socialement. Y compris en milieu modeste, un individu bien intégré, disposant de liens sociaux diversifiés hors du cadre strictement familial (par exemple sur le lieu de travail) – en particulier avec les membres des catégories mieux situées socialement – sera conduit à mettre en pratique les recommandations. C’est tout particulièrement le cas pour les individus qui appartiennent aux catégories intermédiaires, voire pour la fraction des employés qui, par leur emploi, sont conduits à entrer en contact avec des individus mieux situés socialement. Plus spécifiquement, le désir de ne pas être obèse ou en surpoids, c’est-à-dire d’être conforme à une corpulence dite normale, relève du contact avec autrui.
Le désir de minceur est ainsi d’autant plus fort que la densité sociale est forte, ce qui est le cas notamment quand les femmes occupent une position sur le marché de l’emploi et qu’elles sont en contact, par cet emploi, avec des femmes d’autres catégories sociales (Lhuissier et Régnier, 2005renvoi vers ). Inversement, dans les catégories modestes, les individus sont centrés essentiellement sur une intégration amicale qui ne relève que de leur groupe social d’appartenance, ou plus encore sur une intégration familiale, ce qui constitue un frein important à la diffusion des recommandations.
L’intensité de la sociabilité favorise également la diffusion des recommandations parce qu’elle permet à tous les relais de jouer leur rôle d’intermédiaire entre les individus et les messages : ces guides d’opinion (amis, collègues, animateurs sociaux), qui se situent entre deux milieux sociaux, se chargent d’assurer la diffusion des recommandations en permettant aux individus de s’emparer des messages et de leur donner du sens (Peretti-Watel, 2001renvoi vers). En position d’intermédiaires culturels (ils sont proches des individus des catégories modestes, d’un point de vue social, tout en occupant une position légèrement supérieure), ils favorisent la diffusion des messages.
Les événements du cycle de vie comme l’arrivée d’un enfant ou la confrontation à la maladie constituent des moments qui contribuent à prêter attention aux recommandations. Inversement, les ruptures et accidents de vie, qu’ils soient familiaux ou professionnels, empêchent bien souvent la mise en œuvre des recommandations, car ils vident de leur sens une forme de contrôle sur l’alimentation.
On peut s’interroger, enfin, sur le frein potentiel représenté par la multiplicité des recommandations, voire les contradictions entre elles. Les recommandations peuvent en effet êtres obscures, et par là dérouter les individus. Ainsi la recommandation portant sur la consommation quotidienne de « 5 fruits et légumes par jour », très largement diffusée dans le cadre du PNNS, a suscité une incompréhension générale, dans toutes les catégories sociales7 .
La contradiction qui peut exister entre les différents messages nutritionnels pose elle aussi un problème : elle est source de perplexité et conduit bien souvent à la dévalorisation des recommandations et à un désintérêt plus général pour tout ce qui est perçu comme un message de santé. Bien des consommateurs expriment ainsi le sentiment que ce qui était bon autrefois ne l’est plus aujourd’hui. Par exemple, certains messages concernant spécifiquement la consommation de lait et de produits laitiers suscitent la perplexité, puisqu’après les campagnes incitant à leur consommation dans les années 1980, d’autres recommandations ont circulé sur les effets néfastes des produits laitiers. Dans ce contexte, les évolutions des savoirs nutritionnels donnent aux consommateurs l’impression d’être dupés, voire manipulés (Régnier, 2009renvoi vers). Enfin, bien des consommateurs de catégorie aisée assimilent les recommandations issues des campagnes de santé publique à un message de publicité et à des entreprises commerciales. Ce qui les conduit à dévaloriser les recommandations, par refus d’être manipulés par la télévision et par méfiance à l’égard de tout ce qui provient de l’industrie agroalimentaire. À l’inverse, dans les milieux populaires, où la télévision tient une place centrale, les publicités peuvent à l’inverse être perçues comme de véritables prescriptions, ce qui les rend pour certains plus vulnérables, sans doute, aux messages émanant du domaine publicitaire.
Face à ces recommandations multiples, voire contradictoires, les consommateurs expriment souvent une forme de perplexité, d’agacement ou de désarroi. Mais il apparaît également qu’ils s’accommodent plus qu’il n’y paraît des contradictions, et la multiplicité des recommandations est souvent le prétexte du désintérêt qu’ils ont à leur égard.

Conclusion : comment intervenir auprès des catégories modestes ?

Toute recommandation véhicule une norme et relève du domaine de l’injonction. Les messages de santé liés à l’alimentation sont vécus comme d’autant plus normatifs et contraignants qu’ils sont éloignés des pratiques alimentaires quotidiennes et des savoirs liés aux pratiques d’entretien du corps. En catégorie aisée, on observe une forte coïncidence entre le contenu des recommandations, les pratiques alimentaires quotidiennes et les représentations de l’alimentation et du corps. Les recommandations font sens : elles sont entendues, comprises et écoutées. En milieu modeste à l’inverse, la discordance est forte entre recommandations, pratiques alimentaires et pratiques d’entretien du corps. Dès lors, certaines femmes ont le sentiment que le message de santé est imposé de l’extérieur, car il véhicule des valeurs et une vision du monde qui leur sont étrangères, et qu’il leur faut s’y conformer. Ce qu’elles vivent comme une remise en question de leurs capacités à être de bonnes mères et comme une dévalorisation de leurs pratiques et de leurs savoirs. De conseils, les recommandations deviennent des consgnes. Elles sont en outre plus souvent vécues comme une remise en question de ce qui constitue une part de l’identité d’un individu : ses pratiques alimentaires, mais aussi l’éducation de ses enfants, la maternité quand il s’agit des femmes, et même son corps.
En effet, les pratiques alimentaires et les préférences sont constitutives de l’identité d’un individu et d’un groupe social. Dès lors, tout changement doit être pensé sur le long terme. À ce titre, les campagnes menées sur la consommation de produits laitiers, particulièrement développées dans les années 1980, ont porté leurs fruits, puisqu’elles sont connues et mises en pratique par toutes les catégories de la population. Il est vrai, également, qu’avec le choix offert par la grande distribution en matière de produits laitiers, il est facile, y compris dans les milieux modestes, d’arriver à satisfaire à la fois les recommandations nutritionnelles et les préférences enfantines.
L’enjeu est donc désormais d’arriver à mener des campagnes de santé en direction non pas seulement des plus précaires, mais des catégories modestes dans leur ensemble. Pendant longtemps, l’optique en France a été de ne pas cibler une catégorie particulière de la population, dans le souci – louable – de ne pas stigmatiser. D’autre part, dans un contexte de mobilisation autour de l’obésité, la dimension sociale est passée au second plan.
Aujourd’hui, plutôt qu’un discours alarmiste tous azimuts et plutôt qu’un ciblage exclusif sur les populations les plus précaires, il est important de mener des campagnes à l’attention de l’ensemble des catégories modestes, campagnes qui tiennent compte des systèmes de valeurs, des goûts et des styles de vie des membres des catégories modestes. C’est à cette condition seulement que ces actions ne seront plus vues comme imposées du haut vers le bas de la société.
Plusieurs pistes sont aujourd’hui à creuser en matière d’intervention : tout d’abord, le rôle des intermédiaires et des relais possibles, indispensables pour assurer la mise en pratique des recommandations. Ensuite, comme le suggèrent plusieurs interventions, l’accent mis sur l’hédonisme et le plaisir plutôt que sur la santé : dans la mesure où les membres des catégories modestes éprouvent dans la consommation alimentaire un sentiment de liberté et refusent de s’imposer, dans ce domaine, des contraintes supplémentaires, le plaisir pourrait sans doute constituer un levier efficace. Axer les recommandations sur les bénéfices apportés par le respect des recommandations pourrait constituer une piste, qu’il conviendrait d’explorer.

Références

[1] Caillavet F, Lecogne C, Nichèle V V. La fracture alimentaire : des inégalités persistantes mais qui se réduisent. La Consommation. INSEE Références; 2009. Retour vers
[2] Laisney C. Les différences sociales en matière d’alimentation. Centre d’études et de prospectives, n° 64; octobre 2013. Retour vers
[3] Lhuissier A, Régnier F. Obésité et alimentation dans les catégories populaires : une approche du corps féminin. INRA Sciences Sociales; 2005; 34Retour vers
[4] Peretti-Watel P. La société du risque. Paris:La Découverte; 2001. Retour vers
[5] Plessz M, Gojard S. Do processed vegetables reduce the socio-economic differences in vegetable purchases ? A study in France. Eur J Public Health. 2012; 23:747-52Retour vers
[6] Régnier F. Les tourments de la profusion : consommateurs et recommandations nutritionnelles au seuil du 3e millénaire. In: Bruegel M, dir. Profusion et pénurie, editors. Les hommes et leurs aliments de la Préhistoire à nos jours. Rennes:Presses Universitaires de Rennes; 2009. p. Retour vers
[7] Régnier F, Masullo A. Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale. Rev Fr Sociologie. 2009; 50:747-73Retour vers
[8] Régnier F, Lhuissier A, Gojard S. Sociologie de l’alimentation. Paris:La Découverte; 2006. Retour vers
[9] Saint-Pol T. L’obésité en France : les écarts entre catégories sociales s’accroissent. INSEE Première; 2007; 1123. Retour vers

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