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Med Sci (Paris). 2011 August; 27(8-9): 777–780.
Published online 2011 August 31. doi: 10.1051/medsci/2011278021.

Représentation en sciences du vivant (10) - Le rôle de l’image dans la relation science-société

Michel Claessens1*

1ITER Organization, Directeur de la communication, route de Vinon-sur-Verdon, 13115Saint-Paul-lez-Durance, France
Corresponding author.
 

Dans notre société dite de l’information ou même de la connaissance, l’image occupe une place de tout premier plan. En 2009, la quasi-totalité (98,5 %) des foyers de l’hexagone étaient équipés d’au moins un poste de télévision ; environ 45 millions de Français la regardent chaque jour et la durée moyenne d’écoute quotidienne est de près de trois heures et demie. Sans compter la concurrence d’Internet : à la fin mai 2010, les Français étaient près de six millions à consulter et partager des vidéos sur le web1,. Ces quelques données témoignent de l’importance des films, photographies et autres images comme support de l’information. Ceci vaut pour la science également. Selon une enquête Eurobaromètre publiée par la Commission européenne en décembre 20072, la télévision est le moyen d’information qui suscite le plus la confiance des citoyens européens et celui qu’ils préfèrent lorsqu’il s’agit d’obtenir des informations sur la recherche scientifique. De ce point de vue, il est permis d’affirmer que l’image contribue activement à intégrer la science dans la société.

Images et médias aujourd’hui

Cette évolution n’a pas que des avantages, tant s’en faut. Il n’y a pas si longtemps, informer consistait à répondre à des questions fondamentales ; aujourd’hui, il s’agit surtout de montrer. « S’agit-il, demande Dominique Wolton, d’une société de l’information ou plutôt de l’image ? Car le triomphe, aujourd’hui, concerne l’image plus que l’information avec cette hypothèse simpliste selon laquelle l’image crée la communication ».3

Deux innovations techniques concourent à cette évolution radicale initiée à la fin du siècle passé. La première est que les fameuses TIC (technologies de l’information et de la communication) ont démocratisé la diffusion et le traitement des images. Il y a une vingtaine d’années, vos films devaient obligatoirement transiter par un laboratoire de développement photographique. Aujourd’hui, ils sont disponibles instantanément sur votre Mégapix et peuvent être facilement copiés, modifiés et insérés dans toutes sortes de documents. La seconde innovation découle du raccourcissement des délais de production de l’information, qui rétrécit l’horizon de l’actualité à un point tel qu’il n’y a pratiquement plus de temps, ni d’espace, pour le recul, la réflexion, la relecture, la consultation de spécialistes, etc. Dans le cas de la presse écrite, on constate également une tendance des rédactions à réduire la longueur des articles publiés depuis que se généralise la mise en ligne de ceux-ci.

Aujourd’hui, c’est le travail même de journaliste qui est menacé. Il est pratiquement supprimé dans certains « gratuits », produits par des équipes très réduites, sans journaliste sur le terrain, avec seulement quelques « éditeurs » qui manient le couper/coller à tours de bras. Le développement conjugué d’Internet et des caméras portables a accéléré l’émergence de ce que Dan Gillmor a appelé le « journalisme citoyen » puisque tout un chacun est désormais en mesure de produire des images ou des films « événements ». Avec l’établissement d’une ligne directe entre l’événement d’un côté et le citoyen-téléspectateur de l’autre, la fonction de journaliste n’a plus guère de sens et, au sens littéral, plus de place : « À mi-chemin, écrit Ignacio Ramonet, il n’y a non plus un filtre, un tamis, mais simplement une vitre transparente »4. Des tendances qui s’observent en science également : Internet contribue à estomper la frontière entre scientifiques-journalistes (par exemple sur leurs blogues) et journalistes-scientifiques (qui peinent à s’exprimer).

Une caractéristique des TIC est de faciliter la manipulation et la modification des photographies et documents en tous genres et donc de permettre la diffusion de fausses informations. Ce phénomène n’est pas neuf, loin s’en faut, mais grandement facilité par la technologie contemporaine. Et la supercherie n’est pas toujours détectée et détectable. Peut-être vous souvenez-vous de cette séquence diffusée le 7 août 2004 montrant un otage américain en Irak en train d’être « égorgé » par une main tenant un objet non identifié. La vidéo a été reprise par les chaînes de télévision arabes Al-Arabiya et Al-Jazira et elle a fait ensuite le tour du monde. Preuve s’il en est qu’il suffit, de nos jours, de convaincre un média pour convaincre la terre-monde entière. Mais quelques jours plus tard, un Américain a reconnu avoir monté un canular en diffusant via Internet une vidéo montée de toutes pièces. Dans ce qu’il a appelé une « expérience politique et médiatique »5, celui-ci a utilisé du faux sang pour truquer une vidéo au domicile d’un ami. Il a posté ensuite le document sur Internet, pour attirer l’attention et montrer la facilité avec laquelle on peut, aujourd’hui, duper les médias, entre autres. Copiez et collez : il en restera toujours quelque chose…

L’image est aujourd’hui essentielle pour atteindre les médias. À l’heure actuelle, un événement non médiatisé n’a tout simplement pas d’existence. Il y a bien sûr un prix à payer : formater un sujet scientifique pour le journal télévisé, le « JT », nécessite aujourd’hui de le cadrer en une minute à peine. Mais, comme toujours, la médaille a son revers. Les technologies entretiennent une culture de l’éphémère et de la redondance. Nous fonctionnons de plus en plus dans ce que Pierre Bourdieu a appelé la « diffusion circulaire de l’information » et - pour reprendre une autre de ses expressions - du fast thinking, cette « nourriture culturelle, prémâchée, qui nous évite de réfléchir et de poser des choix »6. L’impact de cette « technologisation » est à la mesure des audiences.

Quand les sciences créent leur art

Les images sont aussi bien plus qu’un simple support d’information. Télescopes, microscopes, détecteurs et autres robots fournissent quantité d’images qui nous incitent à découvrir le monde et un Univers tout en beauté, riche et fragile à la fois. La puissance et la beauté des photos envoyées par Hubble ou des images construites au CERN à Genève sont tout simplement époustouflantes, car elles mettent des mondes aussi distants et aussi peu familiers que les galaxies et les particules élémentaires pour ainsi dire à portée de main. Le xx e siècle nous a ouvert des mondes qui étaient jusque-là restés hors de portée de notre regard. Ces univers imperceptibles à l’œil nu nous ont été dévoilés par des techniques d’observation scientifique. En quelque sorte, l’infiniment petit est devenu une autre immensité et l’infiniment grand est vu à la fois distant et si proche ! Faute de repère, ces univers très concrets nous apparaissent chaque jour un peu plus abstraits, car non ressemblant à la réalité habituellement perçue. Mais en nous faisant de la sorte accéder à l’« invisible », les sciences ont gagné en pouvoir de fascination, pouvoir quasi magique qui a pour résultat de ré-enchanter le monde qui nous entoure et qu’on croyait si bien connaître.

Avec l’image, la science fait aussi œuvre d’art. Même si l’iconographie scientifique n’a pas été composée pour le plaisir des sens mais pour celui du sens et de notre compréhension de l’Univers, elles participent à la démarche scientifique et accompagnent les chercheurs dans leur exploration du monde. Elles sont aussi le plus souvent des purs produits de recherche pointue et de haute technologie. L’observation de la Terre par satellite a par exemple été développée au départ dans un but militaire, mais elle a aussi donné à la société de nombreuses applications civiles qui ont révolutionné la météorologie et ses modèles. En traquant cyclones, ouragans et autres tsunamis, les satellites alertent les populations menacées. À partir des données venues d’en haut, les scientifiques anticipent l’apparition et l’évolution des épidémies ici-bas, sauvant ainsi des vies humaines. Ils suivent l’évolution du climat et surveillent l’état de la couche d’ozone. Et ce n’est pas tout : les radars embarqués sur les satellites cartographient les fonds marins et les courants, permettant d’optimiser le routage maritime, la pêche ainsi que l’aménagement des côtes et des plates-formes off-shore. Le recul ­optique des images satellites permet-il aussi un recul réflexif sur notre planète ? Nous devons encore apprendre à considérer la dimension holistique de la recherche en intégrant les autres visions culturelles et les diverses facettes de la science, sans rester enfermés dans nos laboratoires.

L’image est aussi produit de culture. Notre appréhension esthétique des images scientifiques comme celles, en fausses couleurs, prises par les satellites, microscopes et autres détecteurs provient directement de notre culture visuelle occidentale, désormais accoutumée à l’abstraction. De telles images n’auraient certainement pas retenu l’attention de spectateurs du xviii e siècle. Elles sont exploitées aussi au cinéma, où les films font la part belle aux images scientifiques. Le septième art a largement puisé dans ces merveilleux réservoirs d’images et d’imaginaires que génère l’aventure scientifique. La recherche, ses héros, ses mythes, ses enjeux éthiques, fantasmés ou réels, constituent par ailleurs un domaine aux larges possibilités dramatiques que les scénaristes ne se privent pas d’exploiter. Si la science utilise régulièrement le cinéma, le cinéma s’inspire aussi de la science. Au-delà des images de science : quelle image pour la science ?

Les mathématiques, souvent décrites comme un art, génèrent également des images étonnantes, notamment grâce à l’informatique. L’infographie a permis de visualiser des problèmes connus, de comprendre comment en résoudre d’autres, et parfois d’aider de nouvelles recherches - en particulier en géométrie. De nouveaux algorithmes ont généré des formes inédites. Dans une sorte de nouvelle Renaissance, les mathématiciens et les artistes se sont lancés dans une coopération inédite, utilisant ce que l’on appelle la visualisation mathématique, rendue possible par les images virtuelles et la possibilité de les animer.

Pour discuter de problèmes mathématiques multidimensionnels ou décrire des processus complexes en science et en technologie, l’image est devenue un élément indispensable. Les formes inédites générées par ces algorithmes sont parfois étonnantes et les images fascinantes. Certaines de ces structures sont si harmonieuses qu’il est presque impossible de ne pas les considérer comme des œuvres d’art. C’est un fait que de nombreuses expositions ont permis de confirmer : de belles images attirent l’attention, soulèvent l’intérêt et peuvent ensuite mener à une réflexion et à une curiosité sur des concepts mathématiques et des résultats scientifiques. Il y a là un formidable potentiel de communication scientifique, notamment envers les jeunes et les personnes d’origine culturelle différente.

La relation art et science

Si la science fait son art, plus intéressant est, me semble-t-il, de confronter arts et sciences, non nécessairement pour les rapprocher mais pour favoriser une fertilisation croisée. On oppose souvent créativité artistique et démarche scientifique. Mais il existe aussi une créativité scientifique et une démarche artistique. Pour Baudelaire, « l’imagination est la plus scientifique des facultés » et, si l’on en croit Einstein, elle est « le vrai terrain de germination scientifique ». Le créateur est celui qui part à l’aventure, guidé par l’intuition et attentif au hasard. C’est bien souvent en déviant de son chemin, esquissé seulement, qu’il fera les plus grandes découvertes. Mais les fausses pistes sont nombreuses. En art comme en science, la culture et l’expérience permettent de « deviner » quelles intuitions sont susceptibles d’ouvrir de nouveaux espaces.

Ces deux champs essentiels de la culture sont nés main dans la main, puisque l’avènement de la science et de l’art moderne date de la Renaissance, époque à laquelle la plupart des artistes se définissaient à la fois comme savants et créateurs. L’exemple emblématique est celui de Léonard de Vinci. La science, comme l’art, relevait, à ce moment, de l’invention, au sens premier du terme, c’est-à-dire la découverte d’une vérité préexistante. Étant donné cet enracinement commun, il est normal que ces deux domaines n’aient cessé de communiquer.

Pourtant, dans l´imaginaire collectif, science et art sont encore vus comme des mondes complètement différents voire divergents : l’une incarne l’objectivité parfaite et l’autre la pure subjectivité. Mais arts et sciences sont parfois plus proches qu’on ne peut le penser, comme le montrent notamment, un peu malgré elles, les images scientifiques. À la Renaissance, il n’était pas toujours possible de distinguer un artiste d’un mathématicien. Mais à l’heure actuelle, cette proximité est très relative. Comme le rappelle Jean-Marc Lévy-Leblond, « l’artiste emploie la première personne du singulier et le scientifique la première personne du pluriel. »7 Mais la vie de certains scientifiques montre également que la recherche de la vérité est aussi doublée d’une quête de la beauté. Les découvertes scientifiques les plus récentes, notamment en matière d’astrophysique, nous font accéder à des univers inconnus tout en contribuant à créer un nouvel imaginaire, assimilé par certains artistes contemporains. En revanche, les hommes de science peuvent s’inspirer de l’imaginaire artistique pour penser l’impensable. On peut donc à ce titre parler d’une inspiration mutuelle. À l’intersection de l’art et de la science, l’image participe activement à la (ré)intégration de la science dans la société. On doit s’en réjouir, car le dialogue entre la science et la société reste, en Europe, le maillon faible de l’entreprise technoscientifique.

Conflit d’intérêts
L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêts concernant les données publiées dans cet article.
 
Footnotes
2 La recherche scientifique dans les médias, Commission européenne, Bruxelles, 2007 : http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_282_fr.pdf
3 D. Wolton, Il faut sauver la communication, Paris, Flammarion, 2005.
4 I. Ramonet, La Tyrannie de la communication, Paris, Galilée, 1999.
5 Le Monde, 10 août 2004.
6 P. Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raison d’agir, 1996.
7 Interview publiée dans RDT info, mars 2004 : http://ec.europa.eu/research/rtdinfo/special_as/article_811_fr.html.