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Med Sci (Paris). 2012 June; 28: 9–10.
Published online 2012 June 29. doi: 10.1051/medsci/201228s203.

Introduction

Fabienne Orsi1*

1UMR 912 IRD-Inserm U2, Sciences économique et sociales, Systèmes de santé, Sociétés, Observatoire régional de la santé PACA, 2-3, rue Stanislas Torrents, 13006Marseille, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Académies et instituts, économie, Recherche biomédicale, tendances, Biotechnologie, méthodes, Capitalisme, France, Humains, Internationalité, Laboratoires

 

Paul de Brem

Nous avons assisté à un rapprochement entre la production des sciences et les logiques de marché. L’expression de « capitalisme académique » est alors apparue. La question de la propriété intellectuelle, évoquée dans le cadre de la première session de ce colloque, permet d’illustrer cette réalité.

 

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Fabienne Orsi

Bonjour à tous. Je voudrais commencer par remercier les organisateurs du colloque. Je voudrais dire aussi tout le plaisir que j’ai eu à discuter avec Christian Pinset au cours des ateliers que nous avons animés ensemble pour la préparation de cette session. Je souhaiterais également remercier l’ensemble des intervenants et des participants.

La première session de ce colloque porte sur les biotechnologies en tant que laboratoire du capitalisme académique. J’ai pour mission d’introduire cette thématique. Nous constatons actuellement que les économies capitalistes sont en pleine mutation. Il s’agit alors de se demander quelles sont les répercussions de cette évolution sur la science. Nous partons en effet du postulat que la science n’est pas une activité autonome mais qu’elle est influencée et participe de l’évolution des sociétés et des économies.

L’ensemble des chercheurs en sciences sociales s’accordent sur le fait que nous sommes passés d’une économie de type « fordiste1 » à une économie dominée par la finance. À l’époque du fordisme, la science était organisée sous la forme d’un modèle de type « open science », c’est-à-dire organisée hors de la sphère marchande, fondée sur le principe de mise dans le domaine public des résultats via la publication et financée majoritairement sur fonds publics. Avec la montée en puissance d’un capitalisme dit « financiarisé », on assiste en même temps à la progression de la privatisation et de la marchandisation des connaissances et des droits de propriété exclusifs sur l’immatériel. La science semble ainsi évoluer vers un modèle basé sur l’« exclusivisme ».

Il s’agit alors de se demander si les sciences de la vie sont des activités emblématiques de ces changements. Les transformations des sciences de la vie et du secteur des biotechnologies ont démarré aux États-Unis, puis ont diffusé à l’ensemble des pays développés. Les changements relatifs à la propriété intellectuelle et à la finance ont joué un rôle majeur en la matière. Le secteur des biotechnologies se caractérise par une nouveauté : le développement et la création de firmes spécialisées en recherche et en développement. Ces firmes n’ont, la plupart du temps, pas de rentabilité économique pendant de longues périodes, ne proposent pas de produits directement commercialisables, mais elles sont pourtant cotées en bourse et leurs valeurs boursières peuvent atteindre de très hauts niveaux. Il s’agit d’un phénomène nouveau, qui amène à s’interroger sur le fonctionnement économique de ce modèle.

Deux changements institutionnels ont à l’origine rendu possible l’avènement de ce modèle. Tout commence dans la décennie 1980 aux États-Unis avec en tout premier lieu l’émergence d’un nouveau régime de brevetabilité du vivant. Ce mouvement débute par le fameux arrêt Chakrabarty de la Cour Suprême2, suivi d’un ensemble d’étapes juridiques conduisant à autoriser, dès la décennie 1990, la brevetabilité des gènes humains. Les frontières du droit de la propriété intellectuelle ont ainsi été déplacées vers l’amont. Ce sont les découvertes ou les résultats de la recherche de base nécessaires au développement d’inventions futures qui sont désormais entrés dans le champ des brevets. Parallèlement, l’entrée des investisseurs institutionnels dans le domaine des activités à risque a constitué un tournant majeur en même temps que se mettait en place le Nasdaq, ce marché financier spécialisé dans la valorisation des firmes dites innovantes et à fort potentiel de croissance. Il s’agit d’une innovation financière majeure autorisant pour la première fois dans l’histoire l’entrée puis le maintien en bourse de firmes non rentables dès lors que cette absence de rentabilité est compensée par la détention d’actifs immatériels, en tout premier lieu des droits de propriété intellectuelle.

Dès lors, les deux changements relatifs au droit de la propriété intellectuelle et à la finance vont devenir complémentaires, ouvrant la voie à l’existence de firmes spécialisées en recherche et possédant comme actifs des brevets sur des découvertes.

La question centrale est rapidement devenue celle de l’impact de ces changements sur le processus de recherche et d’innovation. Traditionnellement, les économistes considèrent le brevet comme un outil d’incitation à l’innovation. L’octroi d’un brevet correspond à un droit d’interdire l’usage à un tiers dans un domaine particulier et assure un monopole temporaire sur l’invention et une maîtrise des prix au détenteur du brevet. Ces dimensions sont interprétées comme une incitation à l’innovation. Cependant, au cours de ces deux dernières décennies, le brevet a surtout servi d’outil de valorisation boursière des firmes sans rentabilité économique et devient depuis peu un nouvel outil d’obtention de crédits pour les entreprises en contrepartie de la cession de leurs brevets à des agents de marché spécialisés. Nous assistons ainsi aujourd’hui à une « titrisation » des droits de la propriété intellectuelle et à l’émergence de nouveaux marchés d’actifs immatériels et de nouveaux marchés de la connaissance.

La propriété privée et les droits exclusifs sur la connaissance sont aujourd’hui un phénomène d’ampleur internationale. Les droits de la propriété intellectuelle se sont renforcés dans de nombreux domaines. Ce renforcement de la propriété intellectuelle - qui participe notamment de l’instauration de l’Organisation mondiale du commerce - est à l’origine de controverses et de débats particulièrement vifs qui portent sur les conséquences que pourrait avoir un blocage de l’accès à la connaissance et aux innovations essentielles, notamment sous forme de frein à la recherche et de fragmentation de la connaissance.

C’est ainsi que l’idée d’un dépassement de ce modèle commence à émerger. Les éléments du débat sont nombreux. L’économiste et prix Nobel Joseph Stiglitz plaide pour la restauration d’une orientation des objectifs du système de la propriété intellectuelle vers l’intérêt général, non vers l’intérêt privé. Les économistes Boldrin et Levine3 prennent quant à eux une position bien plus radicale préconisant l’abolition pure et simple de tout système de propriété intellectuelle qu’ils jugent inopérant en termes de production d’innovations. Pour eux, la libre concurrence reste le déterminant majeur de l’innovation. Des réflexions et des initiatives récentes ont également pour objet non de supprimer le système de la propriété intellectuelle, mais d’utiliser les règles de celle-ci de manière alternative. Il s’agit de l’utilisation des droits de propriété intellectuelle par des communautés d’usagers, créateurs ou scientifiques, non à des fins privatives, mais dans un objectif de partage et de mise en commun des connaissances produites. L’initiative la plus emblématique en la matière concerne les logiciels libres et la création des licences libres. Des mouvements sont également apparus dans le domaine de la culture et des sciences. C’est ainsi que la thématique des « biens communs » dans le domaine de l’immatériel est progressivement devenue centrale dans la réflexion. Il s’agit à présent de réfléchir aux moyens de reconstruire une dimension commune dans le domaine de la science.

Paul de Brem

Nous venons d’analyser les conséquences de l’exclusivisme en termes de propriété intellectuelle. Dominique Stoppa-Lyonnet va à présent évoquer l’exemple de la révocation de brevets européens en matière de gènes dans la recherche contre le cancer.

Les deux intervenants de cette première session, Benjamin Coriat et Dominique Stoppa-Lyonnet, vont s’intéresser à ces différentes questions.

 
Footnotes
1 [NDLR] Le fordisme est un mode de développement de l’entreprise et d’organisation du travail inventé par Henry Ford (1863-1947), fondateur de l’entreprise du même nom, et qui représente un système de production de masse.
2 [NDLR] A. Chakrabarty, un salarié de General Electric, dépose au début des années 1970 un brevet sur un micro-organisme génétiquement modifié pour absorber le pétrole des marées noires. L’United States patent and trademark office (USPTO) s’oppose à ce brevet, en arguant qu’un micro-organisme, produit de la nature, ne peut être breveté. La Cour suprême des États-Unis se prononcera finalement en faveur du brevet, estimant que ce micro-organisme a nécessité des manipulations humaines avant d’être créé, et ne peut donc pas être considéré comme un pur produit de la nature.
3 Michele Boldrin, University of Minnesota ; David K. Levine, John H. Biggs Distinguished Professor of Economics at Washington University in St. Louis. Ils ont publié en 2008 Against Intellectual Monopoly, aux Éditions Cambridge University Press.