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Med Sci (Paris). 2012 March; 28(3): 281–287.
Published online 2012 April 6. doi: 10.1051/medsci/2012283016.

Vieillissement, l’émergence d’une nouvelle population

Claudine Berr,1,2,3* Frédéric Balard,4,5 Hubert Blain,6,7 and Jean-Marie Robine5,8

1Inserm, U1061, neuropsychiatrie : recherche épidémiologique et clinique, hôpital de La Colombière, 34093Montpellier Cedex 5, France
2Université Montpellier 1, 34000Montpellier, France
3Centres mémoire de recherche et de ressources (CMRR) Languedoc Montpellier ; service de neurologie, CHU de Montpellier, 34295Montpellier, France
4Fondation nationale de gérontologie, 75016Paris, France
5Inserm U710, 34095Montpellier, France
6Unité de soins aigus gériatriques, pôle gériatrie du CHU de Montpellier, 34295Montpellier, France
7M2H, EuroMov, 34090Montpellier, France
8Inserm, CERMES3, 94801Villejuif, Paris, France
Corresponding author.
La révolution de la longévité des adultes

La prévalence des maladies (les cas présents) est égale à leur incidence (les nouveaux cas) multipliée par leur durée. Cette relation fondamentale en épidémiologie a curieusement été ignorée par les démographes lorsqu’ils se sont intéressés au concept de vieillissement des populations, défini soit comme une augmentation relative de la part des plus âgés, liée à la diminution du nombre des naissances, soit comme une augmentation absolue du nombre des plus âgés en raison de l’amélioration de la survie. En d’autres termes, la population vieillit soit parce que le nombre des enfants diminue, soit parce que plus d’enfants atteignent l’âge de la vieillesse. Tout cela s’apparente au concept d’incidence. Combien de nouveaux cas ? Combien de nouvelles personnes âgées ? Mais jamais il n’a été clairement imaginé que la longévité des personnes âgées puisse augmenter suffisamment pour avoir un impact significatif sur le nombre des personnes âgées. Et pourtant c’est bien là la raison essentielle du bouleversement de la pyramide des âges que nous observons (Figure 1).

La Figure 2 offre ainsi une vue saisissante de cet allongement de la durée de la vie des adultes en France, entre 1827 et 2007. Dans les conditions de mortalité de 1827, 70 ans est l’âge modal, âge le plus fréquent au décès des adultes [1]. Mais seuls 1,5 % des adultes meurent à cet âge de 70 ans, ce qui illustre la grande dispersion des âges au décès qui prévaut encore au début du XIXe siècle. Cette situation varie peu dans les décennies suivantes. Mais en 1907, la mortalité infantile a commencé à diminuer fortement et désormais 2 % des hommes et 2,4 % des femmes meurent à un âge modal qui atteint 73 ans. À partir de 1907, la distribution des âges au décès chez les hommes se déplace vers des âges plus élevés atteignant 74 ans en 1927, 76 ans en 1947, 77 ans en 1967, 81 ans en 1987 et 87 ans en 2007. Chez les femmes, les gains sont bien plus importants, passant respectivement à 77, 80, 82, 87 et 92 ans en 2007. Contrairement à l’espérance de vie à la naissance, ces augmentations ne s’expliquent que par une réduction de la mortalité des personnes âgées. L’extrémité de la distribution s’étend vers des âges encore jamais atteints. Ainsi, dans les conditions de mortalité observées en 1907, 0,5 % des décès masculins et 1,2 % des décès féminins se produisaient au-delà de 90 ans contre 19 % et 39 % respectivement en 2007. Ce glissement explique l’incroyable augmentation du nombre des nonagénaires et centenaires à laquelle nous assistons aujourd’hui [2]. Et ces centenaires sont essentiellement des femmes. En 2007, 6 % seulement des décès masculins se produisent au-delà de 95 ans et moins de 1 % au-delà de 100 ans alors que 16,9 % des décès féminins se produisent au-delà de 95 ans et 6 % au-delà de 100 ans.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette révolution de la longévité n’est pas commune à l’ensemble des pays les plus développés. Après trois décennies de convergence en termes d’espérance de vie à l’âge de 65 ans (Figure 3), les pays de l’OCDE sont entrés dans une période de divergence à partir de la fin des années 1970. En 1995, l’écart atteint 3 ans pour les femmes et 2,5 ans pour les hommes entre le Japon et le Danemark, en faveur du Japon. Depuis cette date, les espérances de vie à 65 ans croissent parallèlement pour les hommes et l’écart continue de se creuser pour les femmes.

Ces différences dans l’évolution de l’espérance de vie à 65 ans ont des conséquences majeures sur l’émergence d’une population très âgée. Ainsi au Japon le nombre des centenaires est multiplié par 4 tous les 10 ans, alors que ce nombre ne fait que doubler dans les pays européens ayant les meilleures espérances de vie à 65 ans (France, Suisse, Italie et Espagne). En Europe du Nord et aux États-Unis, l’augmentation est plus lente, et les pays à la traîne dans la Figure 2 (Danemark, Pays-Bas, États-Unis et Suède) ont pendant longtemps été les pays de tête. Il n’y a pas d’explications claires pour les phases de stagnation enregistrées pour l’espérance de vie des femmes entre 1975 et 1995 au Danemark ou pour les très longues phases de faible croissance observées entre 1980 et 2000 aux Pays-Bas et aux États-Unis. La principale raison avancée serait le tabagisme qui aurait augmenté en particulier aux États-Unis et au Danemark, surtout chez les femmes. L’épidémie d’obésité est aussi déjà mise en cause pour les États-Unis, évolution bien inquiétante pour l’avenir.

Cet allongement des durées de la vie signifie-t-il un vieillissement réussi ?

Le vieillissement est un processus qui s’engage très tôt dans la vie et a la particularité d’affecter l’ensemble de l’individu. Il s’accompagne d’un déclin de toutes les fonctions physiologiques, mais n’a de conséquences cliniquement perceptibles qu’à partir d’un certain seuil. De plus, cette atteinte des fonctions physiologiques et cognitives est hétérogène, avec une importante variabilité intra- et interindividuelle : l’âge auquel ce seuil est atteint varie d’une personne à l’autre pour une fonction donnée et d’une fonction à l’autre pour une personne donnée. La variabilité des performances entre individus est très grande dans une population âgée.

Le vieillissement fait l’objet de multiples approches scientifiques et de santé publique. Ainsi, on parle de vieillissement biologique, on s’intéresse alors à la survenue de symptômes gériatriques, de pathologies chroniques ou à leurs conséquences. Sous un angle plus valorisant pour l’individu et la société, a été introduit, à la fin des années 1980 [3] le concept de « vieillissement réussi ».

Ce concept implique une faible probabilité de survenue de maladies chroniques, de bonnes capacités intellectuelles et physiques, un engagement social actif, et il comporte des dimensions physiques, psychiques et sociales. L’allongement régulier de l’espérance de vie se conjugue avec les attentes de notre société pour maintenir le plus tard possible dans la vie les capacités, les performances, la qualité de vie et l’autonomie. Ultérieurement, des critères subjectifs comme le bien-être ont été introduits, et le constat que le déclin est une part inévitable du vieillissement a amené à considérer que c’est la capacité d’adaptation aux changements qui permet le vieillissement réussi [4]. Une autre approche est celle du parcours de vie (life course approach). Elle intègre les différentes composantes biologiques, sociales, cliniques, psychologiques et environnementales qui interagissent tout au long de la vie de l’individu, y compris les expériences précoces, pour promouvoir un vieillissement en bonne santé et retarder l’émergence de la fragilité et des maladies chroniques [5, 6, 25]. Un certain nombre d’éléments sont considérés comme pouvant influencer négativement ou positivement ce vieillissement réussi : événements de vie, problèmes de santé physique, perception de sa propre santé, détresse psychologique, insécurité financière. Du côté des sciences sociales, la notion de parcours de vie [7] pousse à s’interroger sur les modifications qu’implique l’évolution de la société pour les trajectoires individuelles. Ainsi, le comportement (et donc le comportement de santé) d’un individu varie en fonction de la période historique vécue.

Quelle est la part de la population âgée qui répond à une définition de vieillissement réussi ? Diffère-t-elle d’un pays à l’autre, est-elle liée aux caractéristiques sociales des individus ? Quels sont les facteurs génétiques ou environnementaux qui lui sont associés ? Les réponses à ces questions dépendent des critères ou dimensions retenus pour définir le « vieillissement réussi ». Ainsi, si on le définit comme (1) l’absence de maladie grave, (2) l’absence de limitation dans les activités de la vie quotidienne, (3) pas plus d’une limitation parmi six mesures physiques fonctionnelles, (4) des scores cognitifs moyens ou hauts, et (5) un engagement actif (activité rémunérée ou travail volontaire, garde des petits-enfants ou aides à la famille ou aux voisins, activités sociales ou sportives), de grandes variations ont été observées d’un pays à l’autre et rapportées dans l’étude SHARE1 [8]. Les taux, chez les sujets de plus de 50 ans, varient de 1,6 % en Pologne à 17 % en Suède et Hollande, et 21 % au Danemark. La France a une position intermédiaire correspondant à la moyenne européenne avec 8,1 %. Les différences entre pays sont maintenues si on prend en compte les différences socio-économiques. Pour la dimension biomédicale seule, les taux sont plus élevés variant de 7 % en Pologne à 39 % en Suisse.

L’analyse des résultats de 29 études prenant en compte la longévité et au moins un indicateur de vieillissement réussi montre que l’on peut lui associer certains gènes impliqués dans le métabolisme cardiovasculaire, dans les démences mais aussi dans l’inflammation et les réponses immunitaires, le métabolisme des médicaments ou encore des facteurs de croissance. Un tiers à un quart de la variabilité individuelle pourrait être expliqué par ces facteurs génétiques [9]. Les inégalités sociales de santé sont certainement aussi un des facteurs déterminants à un stade précoce de la vie, qui conditionnent nos comportements de santé, notre mode de vie, mais aussi l’accès aux soins dans de nombreux pays.

Comment peut-on modifier le cours du vieillissement et optimiser ses chances de vieillissement réussi ?

Un certain nombre de facteurs modifiables ont montré leur association avec un vieillissement réussi ou, quand des résultats probants d’étude d’intervention sont disponibles, leur capacité à réduire les effets du vieillissement [10]. Ainsi, limiter, avec l’avancée en âge, la réduction de la masse maigre (musculaire principalement) et l’augmentation de la masse grasse s’accompagne d’une meilleure autonomie dans les activités de la vie quotidienne, d’une meilleure vitesse de marche et d’une survie allongée. Les modifications de la masse corporelle observées avec l’âge sont en partie modifiables par l’hygiène alimentaire et des activités physiques adaptées. Les pistes de protection sont multiples dès la naissance et jusqu’aux âges les plus avancés.

Les apports alimentaires recommandés doivent être atteints à tous les âges de la vie, ni plus ni moins, pour favoriser un vieillissement réussi : par exemple, les apports calciques doivent être suffisants pendant l’adolescence pour optimiser le pic de la masse osseuse ce qui limitera les effets de son déclin avec l’âge. Les besoins alimentaires des sujets âgés sont superposables à ceux d’adultes de même poids exerçant une activité comparable. Une alimentation équilibrée, riche en fruits et légumes, privilégiant les graisses végétales aux graisses animales, permet de maintenir poids et composition corporelle, et est associée à une diminution du risque de pathologies vasculaires et de cancers. Un apport non excessif d’alcool et l’abstinence tabagique sont à associer [11].

Une activité physique régulière et variée doit être prônée tout au long de la vie, rien n’étant jamais acquis [12]. Comme les apports calciques, les activités en charge (jeux de ballon, danse, etc.) permettent d’optimiser le pic de masse osseuse. Les activités sollicitant la sensibilité profonde et l’oreille interne (tai-chi, gymnastique, etc.) réduisent le risque de chutes chez le sujet âgé. Les activités d’endurance s’opposent à l’augmentation de la masse grasse, préviennent le diabète gras du sujet âgé, réduisent la morbidité vasculaire. Les activités contre résistance ont des effets positifs sur la masse musculaire. Plus généralement, l’activité physique adaptée à l’âge et à la condition physique est associée à un meilleur fonctionnement cognitif, et à une incidence moindre de dépression et de cancers. Les mécanismes ne sont que partiellement dévoilés mais l’effet bénéfique global se traduit aussi pour la survie.

Les activités stimulantes intellectuellement et l’intégration sociale durant la vie entière et après la retraite, sont associées à une meilleure réserve cognitive et un risque moindre de dépression et de maladies dégénératives (maladie d’Alzheimer en particulier) [13].

Chez la femme, la prévention de l’incontinence commence au moment de la grossesse (contrôle de la prise de poids, épisiotomie, rééducation périnéale, etc.). L’hormonothérapie substitutive postménopausique conserve un intérêt pour améliorer la qualité de vie des femmes ayant des signes climatériques d’inconfort de la ménopause (bouffées de chaleur, malaise général, etc.), mais les résultats d’études d’intervention sont venus ternir son image de traitement antivieillissement [14].

La vitamine D suscite un intérêt croissant tant en prévention de l’ostéoporose, du risque de chute et de fractures que plus récemment dans les démences, dépression et maladie de Parkinson [15]. L’exposition aux rayons du soleil doit être suffisante pour ne pas induire de carences en vitamine D (au moins 10 à 15 minutes d’exposition du visage et des mains, 2 à 3 fois par semaine) sans être excessive pour ne pas favoriser des cancers cutanés et la dégénérescence maculaire liée à l’âge. La supplémentation vitaminique n’est pas une panacée, mais il faut pallier les carences significatives observées chez les sujets très âgés, et/ou porteurs de maladies chroniques, et/ou dénutris (la dénutrition étant à l’origine de déficits immunitaires et de complications infectieuses).

Le recours aux soins est aussi un facteur majeur permettant d’optimiser le vieillissement des individus, à condition d’éviter la iatrogénie (effets délétères des soins médicaux) [16]. En effet, les sujets âgés sont les plus à risque d’événements indésirables médicamenteux en raison (1) du nombre de médicaments pris et de leurs interactions, (2) d’une fréquente lenteur d’élimination exposant au surdosage et (3) d’une fréquente hypersensibilité. Ainsi, l’une des priorités actuelles est de réduire l’utilisation des psychotropes, ces médicaments étant pourvoyeurs de troubles du comportement et de chutes. Plus globalement, le dépistage et la prise en charge précoce des pathologies chroniques fréquemment associées au vieillissement s’accompagnent d’une amélioration du pronostic des patients mais ne sont pas nécessairement synonymes de vieillissement réussi. Certaines mesures telles que les vaccinations ou le dépistage de troubles fréquents dans les pathologies chroniques (par exemple, l’ostéoporose dans les maladies inflammatoires) sont conceptuellement intéressantes pour favoriser un vieillissement le plus réussi possible, mais les preuves manquent.

« Vieillir plus vieux » : les personnes très âgées dans la société

Pour certains ethnologues [17], la vieillesse et les vieux, « ça n’existe pas ». Il ne s’agit que de concepts abstraits qui renvoient à des réalités complètement différentes, selon la culture et les groupes qui les emploient. Ainsi, dans certaines cultures, comme les Wakonogo de Tanzanie, le mot qui se rapproche le plus de vieux est « mzee » qui désigne à la fois les personnes chronologiquement âgées et les personnes responsables, respectables, les notables. Il est ainsi possible d’être un jeune (d’âge chronologique) « mzee » (vieux de statut). Les critères d’âge chronologique mais aussi de santé et de mobilité que l’on attache à la vieillesse dans les sociétés occidentales ne semblent pas aussi importants ni prégnants dans les sociétés traditionnelles. Le vieillissement réussi est une notion éminemment dépendante des normes et des valeurs culturelles de la société qui l’a produite. De ce fait, les différentes dimensions et éléments qui influent sur le vieillissement réussi telles la santé physique, cognitive, la satisfaction de vie, l’intégration sociale, la sécurité, l’autonomie, les ressources financières, ont plus ou moins d’importance pour les individus selon le contexte culturel considéré.

L’allongement de la vie constitue un véritable bouleversement des représentations liées à l’âge. Quand la société était perçue/conçue avec trois périodes de vie - l’enfance, l’âge adulte et la vieillesse - liées au rapport de l’individu à sa productivité pour le groupe (son travail), les personnes âgées étaient des vieux, décrits comme n’étant plus capables d’accomplir les activités nécessaires à la survie du groupe et se préparant à mourir. La révolution de la longévité est venue étirer et fragmenter les différents âges de la vie. La catégorie des personnes âgées, les plus de 60 ou de 65 ans, n’est plus homogène et les représentations liées à l’âge ont évolué avec des sous-ensembles comme les seniors, retraités mais encore très actifs, ou le quatrième âge, appelé aussi « vieillesse dépendante » [18, 19], avec ses problèmes de santé et de restriction d’activité. Cependant, certains auteurs [13] préviennent qu’il convient de différencier « grand âge » et « vieillesse dépendante ». La caractéristique partagée de la population très âgée ne serait ni la maladie ni la dépendance, mais la fragilité. Les entretiens menés avec les centenaires et nonagénaires français [20] révèlent un hiatus entre la personne âgée qui est engagée dans le processus de vieillissement et celle qui n’est plus dans un processus mais dans un état au-delà du processus. Le « vieux », la « vieille personne » est alors celui « qui est inutile, qu’on n’écoute plus, qui perd la tête, ne peut plus marcher » et se trouve « à la merci de tout le monde » (Figure 4). En cela, dans les représentations des très âgés, le « vieillissement non réussi » n’est rien d’autre que l’image qu’ils produisent de la vieillesse.

L’allongement de la vie et l’affichage médiatique des seniors seraient-ils, en partie, responsables de l’image négative de la grande vieillesse dans notre société ? Les comparaisons interculturelles ne nous permettent pas de faire une opposition stricte entre sociétés modernes et sociétés traditionnelles [21]. En effet, il semble que les conditions socioéconomiques de la société considérée et la reconnaissance de l’utilité du très âgé pour la survie du groupe influencent notablement la représentation et le sort du vieillard. Du culte de l’ancêtre à son « meurtre », en passant par son abandon ou son suicide assisté, les devenirs de la personne très âgée sont multiples. Il semble que dans notre société, pour bien vieillir, il s’agit avant tout de vieillir jeune, c’est-à-dire en préservant sa santé physique, cognitive et fonctionnelle. C’est en tout cas, ce qui semble être attendu par la société et par les personnes âgées elles-mêmes pour échapper à l’image du « vieux ».

Peut-on prévoir le futur ?

Comment prédire l’évolution future de l’état de santé des populations vieillissantes alors que la biologie et la démographie nous renseignent si peu sur la longévité et la vitalité potentielle de l’espèce humaine, ainsi que sur les effectifs probables et les âges qui seront atteints dans les prochaines décennies. De façon empirique, des travaux américains ont plutôt montré une diminution de la fréquence du vieillissement réussi au cours des dernières années [22]. Mais il est bien difficile de prévoir les évolutions à venir et bien dangereux de généraliser des observations faites dans un pays qui ne connaît pas les mêmes évolutions démographiques que la France. On peut faire des projections chiffrées pour des pathologies données, mais elles sont bien sûr totalement dépendantes des hypothèses qui les sous-tendent [23]. Si l’on prend l’exemple des projections du nombre de démences, les chiffres proposés vont dépendre de la structure d’âge de la population, mais aussi de l’incidence et du risque relatif de mortalité de la maladie. L’incidence dépendra d’effets d’inertie (évolution favorable du niveau d’éducation pour les générations actuelles) ou d’actions volontaristes (intervention sur des facteurs de risques modifiables, mise en place d’une « vaccination ») dont la quantification et les interactions sont difficilement modélisables. Les risques relatifs de mortalité vont aussi dépendre de l’efficacité des prises en charge qui pourront être proposées comme de l’évolution des risques de mortalité associés aux autres maladies. Plus généralement, on peut aussi espérer un impact favorable des campagnes de dépistage dans le cadre d’évaluations gérontologiques standardisées, dans lesquelles les patients âgés et leurs aidants sont évalués dans toutes les dimensions, médicale, sociale, environnementale, psychologique, afin de proposer une prise en charge globale et de limiter les conséquences fonctionnelles, psychologiques et sur la qualité de vie des patients et de leur entourage. Enfin, il reste difficile de se projeter sur ce que seront les comportements des personnes âgées de demain quant à leur capacité de résilience face au vieillissement au regard de leurs spécificités individuelles de genre, de statut social ou encore de croyances [24]. Il est certainement nécessaire pour prévoir le futur (1) d’améliorer nos connaissances sur les limites potentielles de la longévité humaine, (2) de raffiner les scénarios de projection démographique pour les grands âges, (3) d’actualiser régulièrement nos connaissances sur la distribution des pathologies liées au vieillissement et leur pronostic, mais aussi (4)  sur l’évolution des facteurs de risque et de leur prise en charge aux moyens de grandes enquêtes épidémiologiques. Si la préservation de la santé et de l’autonomie de la personne très âgée est une préoccupation majeure pour l’avenir, notre société ne peut faire l’économie de penser la place qu’elle leur accordera. Les nonagénaires et centenaires actuels ont vécu leur « survie » comme un évènement imprévu. Ne pouvant s’appuyer sur l’exemple de leurs ascendants, ils ont trouvé des « arrangements » pour faire face à leur fragilité, s’appuyant à la fois sur les solidarités familiales et sur les dispositifs mis progressivement en place par les politiques publiques. À l’inverse, la génération des baby-boomers, qui devrait atteindre ces grands âges entre 2040 et 2060, pourrait s’avérer bien plus « consciente » de son devenir, plus à l’écoute de sa qualité de vie et l’appréhender de manière très différente, en être acteur plutôt que victime. Enfin, on peut s’interroger sur le sens de tout cela. Une personne âgée doit-elle toujours se battre pour rester active et autonome ? A-t-elle le droit de lâcher prise, de se laisser aller, de se laisser prendre en charge ? Peut-être que les personnes très âgées de demain fourniront leur propre définition du vieillissement réussi, conforme ou pas, avec celle des chercheurs d’aujourd’hui ?

Conflit d’intérêts

Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 La survey of health, ageing and retirement in europe (SHARE) est une enquête réalisée auprès des personnes de 50 ans et plus dans 15 pays européens en vue de récolter des données longitudinales sur les personnes âgées, comparables sur le plan international. Elle est basée sur des enquêtes similaires réalisées aux États-Unis (HRS, health and retirement survey) et en Grande-Bretagne (ELSA, english longitudinal study of ageing). http://www.share-project.fr/
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