La première étape de ce parcours ethnographique nous conduit à l’Agence française de la sécurité sanitaire des aliments (Afssa1). L’auteur rend compte de l’opposition entre médecins et vétérinaires, depuis la crise de la vache folle jusqu’à l’apparition de la grippe aviaire, quant à l’action qui convient pour préserver la barrière d’espèce. L’émergence du virus H5N1 ravive les tensions entre ces experts par l’introduction d’un mode de contamination - la proximité corporelle - différent de celui du prion - l’incorporation -, et d’une nouvelle rationalité dans la gestion des risques sanitaires qui mêle des logiques à la fois scientifique, juridique et militaire, que l’auteur qualifie par la notion de « biosécurité ». L’attention portée aux dispositifs de surveillance du vivant s’enracine dans une réflexion théorique sur la notion de « mentalité » que l’auteur étudie notamment à travers les œuvres de Lucien Lévy-Bruhl (1922) [
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Keck quitte ensuite la France pour se rendre à Hong Kong, où l’enjeu commun de sécurité sanitaire induit le passage d’une situation de conflit avec la Chine née de la crise du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), à une relation de « confiance durable » où l’entité territoriale hongkongaise joue un rôle de « sentinelle » contre la grippe aviaire. « La sentinelle […] donne au tracé de la frontière [politique et naturelle] la consistance d’une vulnérabilité vitale » (p. 59). L’abandon d’une logique de concurrence au profit d’une collaboration entre experts permet une continuité médicale entre les deux territoires. À l’intérieur de cette nouvelle communauté scientifique, trois figures de la recherche sur les zoonoses se distinguent, que l’anthropologue présente à travers leurs conceptions du rapport homme-nature et leurs pratiques scientifiques et positions à l’égard de la biosécurité. Cette première étape à Hong Kong s’achève par une étude des médiations par lesquelles la menace sanitaire de la grippe aviaire mobilise différents acteurs - associations environnementales, vétérinaires, médecins du travail, etc. - au niveau social.
L’auteur porte par la suite son regard sur le dispositif de sécurité sanitaire déployé par les autorités chinoises, qui s’appuie sur une « logique judiciaire », contrairement aux mesures prises par les autorités hong-kongaises qui privilégient une « logique d’expertise ». F. Keck éclaire cette différence par le scandale du lait maternel contaminé par de la mélanine, une affaire sanitaire et politique qui met aussi à jour l’étendue de la corruption dans la République populaire de Chine et des inégalités sociales parmi les populations consommant des produits contaminés. Si les mesures gouvernementales, à travers lesquelles se révèle un régime politique autoritaire, suscitent l’adhésion d’une majorité de la population chinoise, leur mise en œuvre ne se fait pas sans soulever des critiques sociales, que l’auteur clarifie par une ethnographie des échanges d’animaux dans les marchés populaires. Les normes de sécurité sanitaire bouleversent les pratiques traditionnelles des marchands de volailles et affectent négativement la pérennité économique de leur activité.
F. Keck élargit ensuite son objet de recherche par une réflexion plus abstraite sur le gouvernement des vivants, qui met à l’épreuve les apports de Claude Lévi-Strauss sur le bouddhisme. L’enquête ethnographique s’étend ici aux deux pôles de l’Asie. Le premier, le Japon, apparaît comme « la forme extrême de la surveillance » (p. 156) par l’intermédiaire de gestes visant à restaurer les relations entre les vivants dégradées par des actes violents. Le bouddhisme participe à ces médiations en fournissant une philosophie respectueuse de la nature, fondée sur l’échange de dettes et d’obligations entre humains et animaux. À l’inverse, le deuxième pôle, le Cambodge, apparaît comme « la forme extrême du jugement » par un projet de régénération nationale, où le bouddhisme se présente cette fois-ci comme « une nouvelle vision du monde soumettant toutes choses au regard doux du souverain, la continuité entre les humains et les animaux permettant d’étendre davantage l’emprise du gouvernement » (p. 148). Méditant sur la catastrophe politique des Khmers rouges, F. Keck éclaire rétrospectivement le génocide cambodgien par un rapprochement avec la grippe aviaire, soulignant l’importance des « opérations cognitives portant sur les relations entre humains et animaux » (p. 157), dont les normes de la surveillance.
Le cinquième chapitre revient sur les relations des humains aux oiseaux à Hong Kong et en Chine. L’anthropologue se tourne d’abord vers l’influence des religions traditionnelles - le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme - qui encadrent les représentations collectives mettant en relation les vivants, afin de comprendre les « réponses » (p. 162) qu’elles apportent au problème moral de l’abattage massif. Ensuite son attention se porte sur les changements que le virus induit dans la relation et l’identification des marchands et collectionneurs aux oiseaux, à l’intérieur et l’extérieur de la frontière chinoise. Pour finir, F. Keck revient sur une pratique rurale devenue urbaine : le lâcher d’oiseaux afin de les restituer à leur environnement et leur éviter souffrance et mort. Au cœur d’un conflit d’ontologies, celleci fait l’objet de « compromis » entre organisations religieuses, sciences de l’environnement, associations de protection des animaux et amateurs d’oiseaux, qui modifient diversement cette pratique.
Le chapitre suivant présente deux figures de fermier représentant chacune un aspect de la sentinelle à Hong Kong. La première est celle d’un chef d’exploitation d’une unité industrielle de production de volailles. L’enquête ethnographique décrit l’organisation du travail, l’application de normes sanitaires et la tension entre deux représentations des animaux, perçus à la fois comme moyens et comme fins. L’abattage massif est vu comme un moyen, pour les autorités politiques, de montrer leur engagement dans la lutte contre la grippe aviaire et, pour les producteurs, de communiquer sur leur activité professionnelle stigmatisée par les critiques sociales. La seconde figure est celle d’un responsable de l’entretien des animaux dans une ferme expérimentale. La relation aux oiseaux est ici traversée par une tension entre l’élevage d’êtres vivants et la sélection d’espèces pures à haute valeur génétique, qui implique de détruire certaines catégories d’animaux. La conservation de la biodiversité est vue comme une « norme supérieure » (p. 217) qui justifie l’abattage sélectif et conduit à la mise en place d’un réseau spécifique de surveillance composé d’acteurs internationaux jouant le rôle de sentinelles, afin d’éviter la perte d’espèces pures par un abattage sanitaire massif.
L’anthropologue porte ensuite son regard sur la mobilisation mondiale que suscite le spectre d’une pandémie liée à la grippe porcine pour laquelle la réaction d’un gouvernement se comprend par l’engagement de sa « responsabilité » (p. 229) lors de crises sanitaires antérieures. Parmi les différentes mesures préventives prises par les États - contrôle local et global des interactions sociales entre individus, etc. -, les campagnes de vaccination humaine firent l’objet d’accusations de conflits d’intérêts entre acteurs de la mobilisation, révélant ainsi l’« échec des gouvernements nationaux » (p. 251) à traduire en décision politique un accord avec les experts quant à la marche à suivre. La vaccination fit également émerger de nouvelles inquiétudes sociales, liées au « déplacement de l’incertitude » (p. 248) du comportement du virus vers celui des vaccins. Par ailleurs, l’idée même de lutte, qui est à la base de la vaccination, occulte la complexité des relations entre humains, animaux et virus, dont leur cohabitation et coévolution, que le travail des virologues peut éclairer afin d’envisager d’autres mesures.
F. Keck boucle son tour du « monde grippé » par une ethnographie du travail des virologues, en montrant comment les tensions qui traversent ce monde sont contenues dans une « opposition technique » (p. 258) entre laboratoire sec et laboratoire humide. Le premier, le drylab, associe la connaissance de la génétique évolutionniste à des méthodes de probabilité pour formuler des hypothèses sur l’évolution d’organismes vivants. Des arbres phylogéniques permettent d’obtenir une « généalogie historique capable d’agir dans le présent » (p. 265). Le drylab crée un « espace virtuel illimité » (p. 269) qui étend la surveillance sans tenir compte des frontières politiques des États. Mais il ne peut saisir les tensions du « monde grippé » par lesquelles la catastrophe pandémique devient un événement politique pour un ensemble d’individus, et non un simple « horizon virtuel pour un ensemble de petits évènements biologiques » (p. 270). À l’inverse, le wetlab intègre la dimension politique de la catastrophe en portant un regard biologique sur les réactions des sociétés à la pandémie. Ici, le travail des biologistes repose sur une analogie entre système immunitaire, organisme humain et société politique (p. 274). Les interactions entre virus et cellules servent de modèle à la compréhension des interactions induites par la pandémie dans la société politique. À l’intérieur du wetlab, la biosécurité apparaît comme une « éthique » (p. 273) dans laquelle la cohabitation entre humains et virus est centrale.