Logo of MSmédecine/sciences : m/s
Med Sci (Paris). 2013 December; 29(12): 1167–1170.
Published online 2013 December 20. doi: 10.1051/medsci/20132912022.

Chroniques génomiques
Un triomphe commercial surprenant

Bertrand Jordan1*

1CoReBio PACA, case 901, parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 9, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Commerce, Comportement du consommateur, ADN, analyse, Dépistage génétique, économie, tendances, Génétique des populations, Humains, Phylogéographie, États-Unis d'Amérique

 

inline-graphic medsci20132912p1167-img1.jpg

Une affaire qui marche…

Encore une chronique sur les tests génétiques grand public proposés en accès direct (Direct To Consumer, DTC) aux États-Unis ? C’est que, quelles que soient les nombreuses réserves que l’on peut faire sur leur validité et leur utilité médicale, il s’avère que ces analyses font un tabac en Amérique du Nord, et qu’il s’en est déjà pratiqué plus d’un million. Cela devient donc un phénomène de société, peut-être frivole, mais qui mérite que l’on s’interroge sur les raisons d’un tel engouement. Rappelons que, pour de multiples raisons, la validité des indications médicales obtenues en interrogeant un large jeu de snip sur l’ADN d’une personne est très limitée. Les études de jumeaux montrent que la concordance entre vrais jumeaux pour la plupart des grandes maladies multifactorielles est assez faible, donc que le génome seul est en fait peu prédictif [ 1]. La comparaison entre des prévisions fondées sur l’histoire médicale et celles fournies par l’étude des snip montre que ces derniers n’apportent guère d’information supplémentaire [ 2] ; du coup, l’utilité clinique des profils de snip est douteuse [ 3] et d’ailleurs un test en aveugle des entreprises du secteur avait, en 2010, donné des résultats assez catastrophiques [ 4]. Les vicissitudes des études d’association génome entier [ 5] permettent de comprendre ces limites : les gènes (parfois plus d’une centaine) ayant une association démontrée avec la maladie ne rendent généralement compte, à eux tous, que d’une faible partie de l’héritabilité de l’affection : on n’a pas encore vraiment retrouvé l’héritabilité perdue. De plus, une augmentation significative du risque relatif, par exemple de 30 ou 40 % (valeur rarement atteinte pour un gène identifié par GWAS) a un sens en termes de statistique appliquée à un groupe, mais peu d’impact pour un individu : on estime que seul un risque relatif de l’ordre de 10 (1 000 % !)1 est prédictif à l’échelle d’une personne. Et pourtant, un million de Nord-américains ont déjà acheté ce type d’analyse : quelles étaient donc leurs motivations, et qu’ont-ils fait des résultats ?

Les acteurs et les chiffres

Le marché de ces analyses est dominé par quatre acteurs, tous situés aux États-Unis : 23andMe, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois et qui est le plus centré sur les aspects médicaux, revendique quatre cent mille clients ; le Genographic Project lancé par le magazine National Geographic 2 est, lui, focalisé sur la génétique des populations et sur le profil d’ascendance de ses clients, plus de six cent mille à ce jour ; les deux derniers, Ancestry.com et Family tree DNA, se présentent principalement comme une aide aux recherches généalogiques, et revendiquent respectivement cent vingt mille et six cent mille clients. Disons tout de suite que ces chiffres sont surévalués et mélangent les acheteurs qui ont simplement eu recours à un service d’aide à la généalogie, et ceux qui ont effectivement acheté une analyse détaillée de leur ADN. Néanmoins, ces quatre firmes ont effectivement étudié, au total, plus d’un million d’échantillons au cours des deux ou trois dernières années, et comptent en traiter un nombre équivalent lors de l’exercice 2013. Dans tous les cas, il s’agit d’un profil portant sur près d’un million de snip, établi grâce à des puces à ADN produites par la firme Illumina (Figure 1). Une lame comporte en fait vingt-quatre microarrays identiques dont chacun interroge 715 000 snip - on est loin des premiers microarrays « génome entier » qui rassemblaient difficilement vingt mille plots sur une lame. Les prix auxquels ces entreprises achètent les puces sont bien sûr secrets, mais on peut estimer que le coût par array (donc par échantillon) ne dépasse pas quelques dizaines de dollars. En tout cas le montant demandé au client pour une analyse est de 99 dollars seulement, sauf pour le Genographic Project qui (pour le moment) est encore facturé 199 dollars. Ce tarif inclut le traitement de l’échantillon, l’hybridation et la lecture, l’analyse informatique des résultats… et bien sûr la marge bénéficiaire de l’entreprise. Il constitue une performance assez sidérante si l’on songe qu’il y a dix ans seulement, les microarrays permettant de « profiler » 20 000 gènes se vendaient plus de mille euros pièce. Pour la firme Illumina, qui domine aujourd’hui le marché des puces à ADN, ce secteur grand public représente une partie importante, estimée à une cinquantaine de millions de dollars, de son chiffre d’affaires annuel. Notons qu’une nouvelle venue, Full Genomes (encore une entreprise Nord-américaine), propose dès maintenant des analyses fondées sur le séquençage, à un tarif de 1 250 dollars - mais elle n’examine que le chromosome Y et donc la lignée paternelle.

Pour quoi faire ?
Change what you can, manage what you can’t
L’utilisation à des fins médicales de ces analyses reste empreinte d’une certaine ambiguïté. D’un côté, le site Internet de 23andMe met en avant les implications médicales des résultats : « Apprenez des centaines de choses sur votre santé »3, ; « changez ce que vous pouvez, gérez ce que vous ne pouvez pas changer »4, ; de l’autre, une note en bas de la page présentant les deux cent quarante affections répertoriées précise que « Les informations de cette page sont destinées uniquement à des fins de recherche et d’éducation, et ne doivent pas être utilisées en vue de diagnostics »5. Les résultats fournis par 23andMe sont supposés permettre à ses clients d’adapter leur style de vie aux vulnérabilités génétiques (censément) révélées par l’analyse et, le cas échéant, les inciter à prendre des mesure préventives appropriées, par exemple des examens de contrôle plus fréquents pour certaines affections. Les quelques études faites sur le comportement de personnes après analyse génétique [ 6] ont, en fait, montré très peu de changements induits par les résultats6. Mais cette démarche se situe dans un mouvement très fort aux États-Unis privilégiant la responsabilité individuelle, la gestion par les individus de leur propre santé sans intervention du corps médical, et le refus d’une prise en charge collective vécue comme une irruption du Big Governement dans la vie privée des personnes. J’ai été frappé de constater que même des collègues scientifiques étaient très méfiants vis-à-vis des (bien modestes) changements introduits par la réforme Obama Care : selon eux, chacun est responsable de sa propre santé, et n’a pas à prendre en charge financièrement, même de manière indirecte, les pathologies induites chez d’autres personnes par leur mode de vie inadapté.

Dans certains cas, les entreprises « habillent » leur activité d’une aura de respectabilité en utilisant (avec leur accord) les données de leurs clients pour des projets de recherche [ 7]. Il n’est pas certain que les échantillons de population ainsi rassemblés répondent aux critères nécessaires, mais pourquoi pas ? Certains craignent que 23andMe et consorts mettent ainsi la main sur des associations génétiques significatives, les brevètent et en tirent profit [ 8]. Le risque me semble limité. Il s’avère néanmoins que des compagnies d’assurance santé s’intéressent à ces données qui pourraient, par exemple, leur permettre d’espacer les examens de contrôle pour les personnes de « bon pronostic » et de réaliser ainsi d’intéressantes économies.

Uncover your deep roots
Mais la découverte de leurs ascendances est le moteur principal des acheteurs de profils d’ADN. « Découvrez vos racines profondes » (citation du site 23andMe) : c’est cette perspective qui motive des centaines de milliers de citoyens Étatsuniens pour acheter (certes à un tarif devenu très modeste) une analyse de leur ADN. Contrairement aux études à visée médicale, il s’agit là d’un examen dont les fondements scientifiques sont solides, et qui peut effectivement mettre en évidence les populations d’origine dont descend la personne concernée [ 9]. On a aujourd’hui poussé la résolution de ces études bien au-delà des grands groupes géographiques et, pour autant que l’on ait pu étudier suffisamment en détail différents groupes humains et déterminer leur profil de fréquences alléliques pour de nombreux snip, on peut livrer un résultat très détaillé (Figure 2).

Notons que, comme on peut le voir sur la Figure 2, il reste une part d’ascendance indéterminée (16 % dans ce cas). Notons aussi que les intervalles de confiance des valeurs données ne sont pas indiqués, alors que dans les travaux scientifiques sur ce sujet ils sont assez larges - et qu’un chiffre comme « 14,6 % d’ascendance amérindienne » désigne en fait un intervalle qui s’étend probablement de 10 à 20 % : l’apparente précision des résultats est en réalité assez illusoire.

Les entreprises qui proposent ces analyses complètent en général leurs offres par des services de généalogie plus classiques (du genre « retrouvez tous vos cousins jusqu’au quatrième degré »), et promettent de « vous connecter avec des parents dont vous ignoriez l’existence »7,. Ancestry.com semble être la firme la plus orientée vers ces approches de généalogie classique, et a d’ailleurs un site français8 qui ne propose que ce type de service et ne souffle mot (pour cause, compte tenu de notre législation) des analyses d’ADN.

On peut penser que le succès rencontré par cette offre commerciale aux États-Unis est lié aux particularités de cette nation d’immigrants, au sein de laquelle bien des personnes aimeraient en savoir plus sur leurs ancêtres et sur leur pays d’origine, quelque part dans cette lointaine Europe qu’ils ont quittée au xixe ou xxe siècle. Désir plus fort encore au sein de la communauté afro-américaine, dont la mémoire a été brutalement effacée par l’esclavage et l’écrasement culturel qui en a résulté : il était interdit aux esclaves de parler leur langue, et d’ailleurs leurs provenances étaient si diverses qu’ils avaient peu de langages en commun. De plus, le brassage au cours des générations suivantes a abouti à ce que bien des « Afro-Américains » soient génétiquement plus proches des Européens que de l’Afrique sub-saharienne. Il serait d’ailleurs intéressant de connaître la répartition des clients de ces services par rapport aux catégories « raciales » déclarées par les intéressés eux-mêmes lors des recensements, mais je n’ai pas réussi à trouver d’information sur ce point.

Une internationalisation qui piétine

Ces entreprises aimeraient bien recruter des clients dans le monde entier - pour augmenter leur chiffre d’affaires, bien sûr, mais aussi pour accumuler (sans bourse délier…) des données sur diverses populations afin d’améliorer la précision de leurs résultats. Mais elles éprouvent de grandes difficultés à vendre leurs services en dehors de l’Amérique du Nord. Le site du Genographic Project existait à l’origine en de multiples versions linguistiques - mais la réponse a été si décevante que la nouvelle mouture est disponible uniquement en anglais. 23andMe et Family Tree DNA sont uniquement anglophones ; Ancestry.com est plus international, mais - comme pour la France - ne promeut pas ses analyses d’ADN en dehors des États-Unis, bien que la firme ait l’intention de le faire dans le futur. Cette entreprise a contourné la difficulté en achetant l’accès à l’ensemble des échantillons (plusieurs milliers) collectés par une fondation, la Sorensen Molecular Genealogy Foundation - on peut se demander comment a été traitée la question du consentement éclairé dans ce dernier cas.

En dehors des obstacles législatifs ou réglementaires, on peut penser que l’intérêt des consommateurs européens pour ce type d’analyse restera limité, en raison tant de la nature de nos systèmes de santé que du niveau de l’information généalogique déjà disponible pour la plupart d’entre nous. Une étude récemment publiée sur un groupe de consommateurs suisses de ces services [ 10] montre un intérêt assez limité pour les aspects médicaux (mais il s’agissait de chercheurs en biologie, sans doute conscients de la faible validité de ces indications) et une motivation surtout ludique (fun factor) - qui peut effectivement suffire à faire acheter un test à 99 dollars.

Les surprises du marché

Ce n’est certes pas la première fois qu’une technologie nouvelle trouve une utilisation grand public inattendue - on se souvient peut-être que le très sérieux Minitel, ce précurseur d’Internet largement diffusé par les PTT dans les foyers français à partir du début des années 19809, a provoqué le développement explosif de « messageries roses » à caractère érotique, qui ont fini par constituer une part prépondérante de son trafic et ont généré de juteux bénéfices pour quelques opérateurs astucieux. Le business des analyses DTC est bien sûr moins sulfureux, mais il reste surprenant, surtout pour des esprits de culture européenne. Il donne un éclairage intéressant sur la sociologie bien particulière des États-Unis, et peut aider à comprendre certaines réactions inattendues de cette société ; et, accessoirement, il a ouvert un très large marché pour des puces à ADN, contribuant à réduire leur coût et facilitant ainsi leur emploi pour des investigations plus « sérieuses ».

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Acknowledgments

Les informations de cet article sont en grande partie puisées dans la « littérature grise  », notamment dans les différentes lettres d'information diffusées (sur abonnement) par l’organisation GenomeWeb (http://www.genomeweb.com/). Il ne s’agit donc pas de publications au sens propre et elles ne sont pas référencées dans la liste ci-dessous, même si c’est de là que proviennent beaucoup des chiffres indiqués.

 
Footnotes
1 Comme par exemple pour le risque de cancer du poumon, entre fumeurs et non-fumeurs.
3 Learn hundreds of things about your health.
4 Change what you can, manage what you can’t.
5 The information on this page is intended for research and educational purposes only, and is not for diagnostic use.
6 On a constaté aussi que moins de 20 % des clients utilisaient les services de conseil génétique offerts par les fournisseurs.
7 Connect with relatives you didn’t know you had (site ancestry.com).
9 Le service Minitel a fermé le 30 juin 2012, il était encore utilisé par deux millions de personnes en 2010.
References
1.
Jordan B . Notre génome est-il prédictif ? Med Sci (Paris). 2012; ; 28 : :785.–788.
2.
Jordan B . Snip et histoire familiale : le match ! Med Sci (Paris). 2013; ; 29 : :219.–222.
3.
Jordan B . Les tests génétiques grand public ont-ils une utilité clinique ? Med Sci (Paris). 2012; ; 28 : :325.–328.
4.
Jordan B . Les tests génétiques grand public en « caméra cachée » . Med Sci (Paris). 2011; ; 27 : :103.–106.
5.
Jordan B . À la recherché de l’héritabilité perdue…. Med Sci (Paris). 2010; ; 26 : :541.–543.
6.
Bloss CS , Wineinger NE , Darst BF , et al. Impact of direct-to-consumer genomic testing at long term follow-up . J Med Genet. 2013; ; 50 : :393.–400.
7.
Allison M . Direct-to-consumer genomics reinvents itself . Nat Biotechnol. 2012; ; 30 : :1027.–1029.
8.
Dorfman R . Falling prices and unfair competition in consumer genomics . Nat Biotechnol. 2013; ; 31 : :785.–786.
9.
Jordan B. , L’humanité au pluriel la génétique et la question des races . Paris: : Seuil; 2008.
10.
Vayena E , Gourna E , Streuli J , et al. Experiences of early users of direct-to-consumer genomics in Switzerland: an exploratory study . Public Health Genomics. 2012; ; 15 : :352.–362.