Logo of MSmédecine/sciences : m/s
Med Sci (Paris). 2013 May; 29: 43–46.
Published online 2013 June 7. doi: 10.1051/medsci/201329s212.

Une vision de l’évolution de la biologie par un biologiste
D’une biologie descriptive vers une biologie prédictive

Jacques Haiech1*

1Professeur à l’université de Strasbourg, UMR7200, Laboratoire d’innovations thérapeutiques, Faculté de pharmacie, Université Louis Pasteur, 74, route du Rhin67401Illkirch, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Attitude, Disciplines des sciences biologiques, tendances, Biologie, histoire, Biotechnologie, Prévision, Histoire du 16ème siècle, Histoire du 17ème siècle, Histoire du 18ème siècle, Histoire du 19ème siècle, Histoire du 20ème siècle, Histoire du 21ème siècle, Humains, Internationalité, Inventions, Vie, Modèles biologiques, Personnel de recherche, psychologie, Biologie synthétique

 

inline-graphic medsci2013292sp43-img1.jpg

Je précise tout d’abord que je suis présent à titre personnel. Je souhaite apporter un témoignage individuel, celui de mon ressenti à propos de ces dynamiques scientifiques de la biologie de synthèse, dans une perspective historique (Figure 1).

Je ne suis pas biologiste de formation, je suis mathématicien. Souhaitant devenir médecin, j’ai rencontré la biologie de manière assez brutale, lorsque j’ai constaté que la biologie était avant tout basée sur l’observation. Je me suis aperçu qu’on pouvait remonter très loin dans l’histoire de l’observation, jusqu'à Pierre Belon (1517-1564), qui s’est rendu en Égypte pour décrire et dessiner les animaux égyptiens. À cause du format du papier, il a dessiné la queue du rat égyptien repliée et non pas étendue, si bien que trois siècles plus tard, Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), qui accompagnait Napoléon durant la campagne d’Égypte, va rencontrer ce rat et considérer qu’il n’avait jamais été décrit alors qu’il connaissait les travaux de Pierre Belon.

L’observation naturelle débouche sur un flot de données considérable, qu’il faut ensuite classer et rapprocher, ce qui conduit naturellement à relier ce qui se ressemble et à décrire des animaux ancêtres de ceux qu’on observe. On aboutit alors à des arbres et tout naturellement à la théorie de l’évolution. Pour que celle-ci soit opérationnelle, il faut décrire la façon dont elle fonctionne. Pour Charles Darwin (1809-1882), qui appartenait à une société industrielle traversée par les problèmes démographiques et l’idéologie malthusienne, il était naturel d’appliquer ou de réutiliser les idées du moment pour expliquer les données observées.

La biologie en réduisant – Le vivant : un échange de matière et d’énergie

La seconde méthode utilisée par la biologie est une approche réductionniste et consiste à étudier les engrenages qui constituent le mécanisme du vivant. Elle est, à l’origine, surtout le fait de chimistes et de physiciens. Louis Pasteur (1822-1895), en tant que chimiste, est l’un des premiers à avoir adopté une telle approche, même s’il s’en est éloigné par la suite en travaillant sur les vaccins. Victor Henri (1872-1940) l’a suivi, avant Leonor Michaelis (1875-1949) et Maud Menten (1879-1960), puis Édouard Buchner (1860-1917). Tous se sont attachés à décrire les engrenages du vivant avant de tenter de les rassembler dans le bon ordre afin qu’ils reprennent vie (Figure 1).

La biologie en globalisant – Le vivant : un système mécanique en équilibre instable

La biologie, dans son approche réductionniste, vise avant tout à démontrer que les lois de la nature, établies par les chimistes et physiciens, qui focalisent sur l’échange de matière et d’énergie, sont suffisantes pour expliquer le vivant. En passant à un niveau de complexité supérieur, on peut considérer la biologie comme un système mécanique plus ou moins en équilibre instable, dans lequel s’applique le principe « action-réaction ».

Si l’on a considéré assez tôt le cœur et les vaisseaux comme un grand système de plomberie, on a également considéré, comme Claude Bernard, que le vivant était en équilibre instable débouchant sur une homéostase permanente.

La biologie en comprenant – Le vivant : un lieu d’échange d’informations

La véritable rencontre avec la biologie fut pour moi la compréhension que le vivant était un lieu d’échange d’informations. Pour compléter l’échange énergie/matière, il faut un échange d’informations. C’est cette vision de la biologie qu’ont portée André Lwoff, François Jacob, Jacques Monod et, dans une moindre mesure, James Watson et Francis Crick (Figure 1). On a alors abouti à un changement de paradigme : auparavant, les ingénieurs de santé que sont les médecins, faute de pouvoir disposer d’un modèle - la science étant descriptive puisqu’on décrivait la maladie à partir de ses symptômes - soignaient sans comprendre. Désormais, on va s’efforcer de comprendre pour guérir, en considérant que les symptômes du patient sont le fruit d’une interaction entre son environnement, qui se manifeste par une agression, ses caractéristiques génétiques - qui débouchent sur la médecine populationnelle ou stratifiée dont on voit l’avancée tous les jours, en particulier dans le domaine de la cancérologie -, et des caractéristiques individuelles - qui débouchent sur la médecine personnalisée.

Les « -omiques »

En moins de 40 ans, on est passé de l’item, du gène unique, de l’ARN messager unique, de la protéine, à l’ensemble, en ajoutant le suffixe « -ome », voulant dire « le tout », pour aboutir aux notions de génome, transcriptome, protéome et métabolome. Il faut beaucoup moins de temps aujourd’hui pour aboutir à un génome qu’il y a 40 ans pour décrire un seul gène. Une fois l’ensemble connu, on est tenté d’en découvrir la structure et les lois, ce que je traduis par le suffixe « -Omique », avec un O majuscule, pour marquer la différence avec les techniques « omiques », nécessaires pour décrire l’ensemble, ses lois et ses structures.

La pensée systémique

Aujourd’hui, nous avons la possibilité d’aboutir à une véritable pensée systémique en biologie, en établissant le lien entre l’ensemble des engrenages et la fonction. Ces engrenages de départ s’autoorganisent vers les organites, les cellules, les organes, les organismes, la société. On perçoit alors tout l’intérêt qu’aurait une analyse globale de ces différents niveaux de complexité par une succession d’allers-retours. Pour chaque niveau de complexité, il existe des échanges d’énergie, de matière et d’informations. Il en va de même entre chaque niveau. Idéalement, seule une analyse systémique globale, transdisciplinaire, pourrait permettre d’essayer de comprendre l’interaction entre les éléments et la fonction réalisée.

Même si l’on peut évoquer Stéphane Leduc (1853-1939) comme le précurseur de la biologie systémique, cette approche est née sous l’impulsion de Ludwig von Bertalanffy (1901-1972) en 1968. Il l’a théorisée parce qu’il avait une formation de biologiste sensible aux concepts de complexité, de bruit, d’interaction entre les différents niveaux. Il a stabilisé et organisé l’approche conceptuelle, mais nous n’avons réellement eu les moyens de la mettre en pratique qu’avec l’émergence des « -omiques ». Auparavant, entre 1942 et 1953, avaient eu lieu les réunions de Macy1, près de New York - auxquelles ont pris part Alan Turing (1912-1954), Warren McCulloch (1989-1969), Norbert Wiener (1894-1964), John von Neumann (1903-1957) -, dont le but était de modéliser, entre autres, la vision. Ce fut le point de départ d’un certain nombre de travaux sur l’intelligence artificielle. Ces travaux ont nourri la recherche opérationnelle et ont ressurgi sous la forme des systèmes experts dans les années 1970 et des moteurs d’apprentissage dans les années 1980.

On peut essayer de représenter l’évolution de la biologie dans un espace à deux dimensions, celles du temps et du transfert technologique, en définissant la science par la question « comment ça marche ? », la biotechnologie par la question « comment faire ? » et les produits et services innovants par la question « comment utiliser la technologie pour fabriquer des produits et des services ? » (Figure 2). La biologie a commencé par une phase descriptive, avec l’utilisation de systématiques, une technologie basée sur l’essai/erreur, et des produits et services apparaissant de manière aléatoire, sans beaucoup d’interaction faute de disposer de modèles entre la science et les technologies. L’apparition de données quantitatives globales, obtenues de manière « industrielle », et l’émergence de la biologie des systèmes, ont favorisé sa transition, de même que la biologie synthétique qui ajoute aux concepts de la biotechnologie deux nouveaux concepts issus des sciences de l’ingénieur, la standardisation et la simulation.

La biologie de synthèse

La démarche de la biologie systémique est une démarche bottom-up (Figure 3). On part d’un morceau du vivant pour construire un modèle. La première étape consiste à décrire les différentes parties, ce qui suppose des compétences en bio-informatique et en biologie intégrative, car il faut intégrer des données hétérogènes. Il faut ensuite étudier les interactions entre les différents éléments. Puis il faut modéliser l’ensemble en utilisant des équations différentielles, logiques ou stochastiques, pour parvenir à établir un modèle prédictif, qui n’est pas nécessairement explicatif mais qui permet d’être opérationnel.

La démarche inverse, top-down, caractérise la biologie de synthèse (Figure 4). Elle consiste, à partir d’une fonction, à la concevoir, à prendre les éléments du vivant nécessaires, à les assembler et les intégrer dans un châssis cellulaire. Le châssis n’est pas la base servant à construire un homme amélioré, mais ce qui apporte l’énergie et l’horloge permettant à la fonction que l’on souhaite réaliser de disposer des quantités de matière et d’énergie nécessaires.

Je ne pense pas qu’il existe une définition unique de la biologie de synthèse. Dans le continuum qui va de la science au produit - qui associe biologie systémique, biologie de synthèse et innovation - la biologie de synthèse peut être plutôt du côté de la science et servir d’outil à la compréhension du vivant. Elle peut être une technique pour construire des fonctions à partir d’éléments standardisés issus du vivant. Elle peut également permettre d’élaborer des produits visant à réparer ou améliorer le vivant.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 « La Fondation Macy (du nom d’une famille américaine de la grande bourgeoisie marchande d’origine Quaker) organise dans les années 1940-1950 à Princeton un cycle annuel de grandes conférences résidentielles. Ces conférences regroupent des représentants de diverses disciplines autour d’un même thème étudié plusieurs années de suite » (extrait de [1]).
References
1.
Winkin Y . La Fondation Macy et l’interdisciplinarité . Actes de la Recherche en Sciences Sociales. 1984; ; 54 : :87.–90.
2.
Haiech J , Ranjeva R , Kilhoffer MC . Biologie des systèmes et ingénierie biologique modifient la découverte et le développement des médicaments . Med Sci (Paris). 2011; ; 27 : :207.–212.
3.
Gendrault Y , Madec M , Lallement C , et al. Synthetic biology methodology and model refinement based on microelectronic modeling tools and languages . Biotechnol J. 2011; ; 6 : :796.–806.