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Med Sci (Paris). 2014 February; 30(2): 206–209.
Published online 2014 February 24. doi: 10.1051/medsci/20143002021.

Médecine de la procréation et désir d’enfant
De l’évaluation normative à l’analyse conceptuelle

Marie Gaille1*

1SPHERE UMR7219, Université Paris Diderot, bâtiment Condorcet, case 7093, 5, rue Thomas Mann, 75205Paris Cedex 13, France
Corresponding author.
 

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Malgré son haut degré de technicité, les compétences pointues qu’elle exige et des pratiques qui évoluent en fonction d’une recherche souvent décrite comme étant « aux frontières du possible », la médecine de la procréation fait l’objet d’une discussion bien au-delà de ses spécialistes. Elle est devenue, depuis une trentaine d’années, un objet de description et d’analyse de la part des sciences sociales et humaines. Elle apparaît aussi comme un sujet passionnel de débat public. En France, avec la fin de vie, la procréation constitue un sujet de controverse dès la naissance du premier bébé éprouvette en 1982. Depuis cette date jusqu’au clonage de la brebis Dolly en 1997, cette controverse s’est s’inscrite dans un débat plus général relatif à la médicalisation de la procréation, la stérilité, la fertilité et ses troubles, le statut de l’embryon et ses usages dans le domaine clinique ou dans celui de la recherche biomédicale, la filiation, la parentalité et la famille [ 13]. Après ce moment, la vivacité et la difficulté des débats ne se sont pas amoindris, comme l’attestent les discussions sur une réforme éventuelle de la législation française de l’assistance médicale à la procréation et de la gestation pour autrui, depuis la révision des lois de bioéthique [ 46].

Objet

Un trait saillant des discussions, spécialisées ou non, au sujet de la médecine de la procréation est l’usage récurrent qui y est fait de l’expression du désir d’enfant. On parle aussi parfois de demande d’enfant ou encore de projet parental, mais ici, nous nous bornerons à l’examen de cette expression « désir d’enfant », suffisamment complexe pour mériter une enquête propre, préalable à tout élargissement du propos [ 7].

La caractéristique majeure de cette expression est d’être considérée comme une évidence. On ne prend pas la peine de la définir comme si ce désir allait de soi, tout comme les multiples jugements normatifs dont il fait l’objet et, avec lui, les formes de parentalité ou de vie de famille qui l’accompagnent. Or, rien n’est plus trompeur que cette apparente évidence, qui brouille l’interrogation sur la finalité des pratiques d’assistance médicale à la procréation.

Un examen philosophique du désir d’enfant permet de se déprendre de cette pseudo-évidence et d’en proposer une définition critique, à distance des jugements normatifs qui sont portés sur lui [ 8]. À travers elle, il ne s’agit pas de renoncer à l’évaluation normative, mais de la reporter et de laisser d’abord sa place au travail d’analyse conceptuelle, souvent négligé dans les polémiques qui entourent les usages contemporains de l’expression de désir d’enfant.

Méthodologie

L’analyse se caractérise donc par le parti-pris méthodologique de dissocier le questionnement ontologique (qu’est-ce que… ?) d’une vision axiologique (que doit être… ?). L’ambition est de proposer une conception du désir d’enfant qui ne repose pas sur, pas plus qu’elle ne produit sui generis, une distinction et une hiérarchisation entre de « bons » et de « mauvais » désirs d’enfant.

En outre, cette analyse est d’un genre philosophique particulier. Son point de départ est le choix de travailler à partir des usages de l’expression du désir d’enfant et non de façon abstraite et indépendante de tout contexte d’énonciation. Une telle perspective s’intéresse donc aux occurrences de l’expression du désir d’enfant dans le langage ordinaire, celui que les (futurs) parents et les équipes médicales emploient dans leurs interactions les plus quotidiennes. Cette analyse s’inspire de la philosophie de Wittgenstein (1889-1951) qui, après avoir écrit le Tractacus, infléchit significativement ses positions sur le sens. Il développa l’idée selon laquelle le sens des mots résidait dans leurs usages et invita les philosophes à revenir au « sol rugueux » de la réalité [ 9, 10].

L’analyse de cet usage est proposée en contexte français, avant tout en raison d’un argument de faisabilité, même si, bien sûr, il conviendrait de l’étendre à d’autres contextes. La connaissance effective de ce contexte social, moral, politique, législatif et professionnel particulier a reposé sur un travail de longue haleine, et exigé, notamment, le dépouillement d’une bibliographie pluridisciplinaire (médecine, droit, philosophie, anthropologie, sociologie, psychologie clinique, bioéthique, littérature, avis d’institutions de réflexion éthique, témoignages publiés, etc.) et une réflexion méthodologique sur les articulations de ces différents corpus.

Une notion à la frontière entre privé et public

L’expression du désir d’enfant recèle un premier élément de complexité, souvent mal perçu par ses locuteurs. Ce désir semble relever de la sphère intime, c’est-à-dire d’un espace que le sujet décide de soustraire du « domaine de la visibilité commune », mais, en réalité, il est tout autant pris dans des logiques publiques et collectives, objet d’intervention du pouvoir et de régulations juridiques. Ce désir est donc de nature mixte, à la fois privé et public, d’autant que la définition de la sphère de l’intime relève, jusqu’à un certain point, d’un choix politique, y compris en démocratie [ 11].

Un second élément important est que l’énoncé de ce désir a une histoire. Aussi, la première tâche que doit se proposer l’analyse philosophique consiste à comprendre comment le désir d’enfant est venu à se dire publiquement. Parmi les facteurs d’explication, on peut évoquer la mise au point et la diffusion de moyens de contraception qui garantissent un meilleur contrôle de la fécondité que par le passé, notamment par les femmes, et favorisent de ce fait l’idée que désormais, avoir un enfant, ou pas, relève d’un choix. La législation sur l’interruption volontaire de grossesse a pu également produire un tel effet. En outre, l’expansion de la fivete (fécondation in vitro et transfert d’embryon) semble avoir produit un effet tout aussi important en faveur de l’expression de la parole. Mehl rapporte qu’avant celle-ci, la stérilité des couples ne faisait guère l’objet de récits publics [1]. Par ailleurs, le dispositif médical, technologique, institutionnel et juridique de l’assistance médicale à la procréation, par les débats qu’il suscite ou auxquels il est associé, et par les échanges qu’il occasionne entre les équipes médicales et les couples, a favorisé l’expression du désir d’enfant : on raconte son désir pour présenter ou justifier de sa demande ; on le revendique sur la place publique pour élargir la sphère de ceux qui peuvent légalement bénéficier d’une telle assistance.

Le sens du désir d’enfant : un objet d’enquête à ramifications multiples

Le désir d’enfant a fait l’objet de plusieurs explications. La voie la plus fréquemment adoptée a consisté à se poser la question de l’origine de ce désir. Dans cette perspective, et ce depuis des siècles dans la culture occidentale, trois motifs essentiellement ont été à ce jour élaborés : l’explication est biologique, sociologique ou psychologique. Dans le premier type d’explication, on rencontre l’idée d’un destin organique de la reproduction : faire des enfants est semblable au fait de manger, de boire ou de dormir. Dans ce cas, l’expression du désir d’enfant correspond à la formulation d’un phénomène qui aura lieu de toute façon, une manière d’accepter son destin biologique. Cette perspective a pu être appliquée de manière spécifique aux femmes, dotées depuis l’Antiquité d’un rôle particulier dans la perpétuation de l’espèce. Les caractéristiques corporelles de la femme, dans cette vision des choses, expliquent autant qu’elles mettent en évidence.

Objet de nombreuses critiques, notamment féministes, cette explication biologique a cédé du terrain face à une compréhension qui se veut sociologique du désir d’enfant : être parent confère dans bien des sociétés un véritable statut social [ 12, 13], et notamment aux femmes. Une femme sans enfant paraît frappée du sceau du malheur, de la faute morale, voire de la monstruosité. Le désir de paternité est d’expression récente, mais il commence aussi à être mis en valeur et se trouve désormais pris en compte dans cette analyse des effets sociaux de la parentalité [ 14].

Cependant, parce qu’elle pèche par généralité, l’explication, qu’elle soit biologique ou sociologique, ou même une combinaison des deux, paraît insuffisante. L’expression du désir d’enfant est certes un usage courant du langage ordinaire, mais elle est toujours relative à une histoire de vie singulière : c’est moi qui l’énonce, à un moment déterminé de mon histoire personnelle et affective. De ce fait, au sujet du désir d’enfant, l’analyse philosophique peut nourrir son questionnement de façon féconde à partir de certains éléments de réflexion empruntés à la psychanalyse freudienne, notamment en raison de la place accordée par elle au sujet désirant, y compris dans sa dimension inconsciente, et de sa tentative d’articuler le biologique, le singulier et le social dans le parcours psychique des individus. Cette intégration du regard clinique psychanalytique permet de considérer que les identités - masculine et féminine, paternelle et maternelle - sont un entrelacs indissociable des significations biologique, sociologique et psychosexuelle. À partir de cet entrelacs, on peut éclairer le désir d’enfant, non sur le mode de la généralité, mais pour chacune des vies singulières considérées [10]. Les travaux cliniques de la psychologie et de la psychanalyse au sujet de l’infertilité vont également dans le sens d’une telle conclusion [ 16, 17].

L’analyse de l’explication du désir d’enfant par son origine invite à rejeter le motif biologique ou sociologique du fait de leur incapacité à rendre compte de ce désir-là, exprimé à ce moment-ci de l’existence d’une personne, et à privilégier une explication qui s’efforce de ressaisir les dimensions biologique et sociologique dans la trame d’une vie particulière, dans ses parts consciente et inconsciente. Dans cette optique, l’explication du désir d’enfant par son origine relève nécessairement du cas par cas.

Cependant, une telle optique, si féconde soit-elle, n’épuise pas l’interrogation sur le sens du désir d’enfant, notamment parce qu’elle n’éclaire pas sa visée. Quel que soit le moment où se forme une conscience de ce désir, sa visée semble se fragmenter en une pluralité de conceptions possibles, tout aussi légitimes les unes que les autres et difficilement hiérarchisables [ 18]. Une grande variété de désirs d’enfant est formulée. En tant que femme, le désir d’enfant renvoie à diverses expériences, appréhendées selon les cas avec plus ou moins de bonheur : grossesse, expérience de l’accouchement, relation mère-enfant après la naissance. Le désir d’enfant, pour un homme comme pour une femme, peut également renvoyer au fait de prolonger ou fonder une famille, la notion de famille recélant en elle-même diverses formes. Il n’équivaut pas nécessairement au désir de transmettre ses gènes et, pour certains, peut être comblé par une adoption. L’idée d’une transmission, des valeurs jusqu’au patrimoine, peut intervenir en tant que telle dans ce désir de fonder une famille, de la même façon que celle de prendre soin, aimer, éduquer.

Du point de vue conceptuel, le désir d’enfant renvoie ainsi à une réalité essentiellement multiple. Sa pluralité constitutive recèle même des cas limites. Qu’en est-il, en effet, du désir d’enfant chez les mères porteuses, chez les femmes qui donnent ou vendent leurs ovocytes, et les hommes qui font de même avec leur sperme, chez les parents qui cherchent à concevoir un « bébé du double espoir » ? Qu’en est-il des équipes médicales engagées dans l’assistance à la procréation ? On ne peut certes décrire ces situations à partir de l’idée de désir d’enfant, mais elles ne sont sans doute pas totalement étrangères à celui-ci.

L’appréhension du désir d’enfant par le biais de la connaissance de son origine ou de sa visée conduit donc à mettre en avant son caractère toujours singulier et sa complexité. Il faut encore ajouter à ces caractéristiques une dimension dynamique, patente dans certains parcours de grossesse et d’attente d’un enfant à naître. Ce désir peut connaître une variation d’intensité en fonction des conditions de la procréation, du déroulement de la grossesse et du diagnostic posé au cours de celle-ci sur l’état de santé de l’enfant à naître. Il ne renvoie donc pas à un élément toujours stable dans le temps. Il peut être suspendu, voire interrompu, mais aussi connaître une nouvelle impulsion, selon le cours de la grossesse, les conditions de la mise au monde et l’état de santé du bébé à la naissance.

La psychologie clinique et la psychanalyse fournissent des descriptions nourries de ces fluctuations du désir, en lien avec les attentes fantasmatiques projetées sur l’enfant à naître ou né, suggérant que le temps de l’attente d’un enfant est un temps où sont ravivés des enjeux personnels et propres au couple. Le jeu des identifications, des projections, des transferts conscients et inconscients est particulièrement développé au cours de la grossesse et se cristallise notamment sur la question de la filiation [ 19, 20]. Le rapport de chacun au handicap s’avère déterminant [ 21]. Cette dimension dynamique du désir d’enfant se donne également à voir après la naissance [ 22].

Comme le suggère le sociologue Elias, cette variabilité du désir d’enfant, pour être pleinement comprise, doit être resituée dans l’évolution historique des formes de vie familiales. Aujourd’hui, dans des sociétés telles que la France, les enfants satisfont certains des besoins et désirs des parents, avant tout d’ordre affectif et émotionnel. Les déceptions sont d’autant plus importantes que les attentes sont fortes [ 23].

Conclusion

L’analyse du désir d’enfant remet en cause son caractère d’évidence et rend discutable toute prise de position normative sur la procréation qui n’aurait pas pris la peine, au préalable, de se doter d’une définition robuste à son sujet. L’exigence de clarté et de prudence s’avère d’autant plus forte qu’à l’issue de l’enquête, nous comprenons, tout d’abord, qu’une analyse de l’origine de ce désir n’en épuise pas le sens et doit être menée au cas par cas : un tel désir s’appréhende une fois ré-inscrit dans l’histoire consciente et inconsciente, personnelle et relationnelle d’un sujet. L’enquête montre, ensuite, qu’envisagé à travers sa visée, ce désir est essentiellement pluriel et peut connaître de substantielles variations d’intensité au cours de la grossesse et après l’accouchement. Le travail d’évaluation normative du désir d’enfant, effectué pour les décisions individuelles comme pour les choix collectifs et objets de législation, ne peut commencer qu’une fois ce travail d’analyse critique opéré et abandonné la poursuite chimérique d’une définition qui fournirait, en même temps que la signification du désir d’enfant, sa norme.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes

Vignette (Photo © Inserm-Claude Carré).

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