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Med Sci (Paris). 2014 November; 30: 4–7.
Published online 2014 November 17. doi: 10.1051/medsci/201430s201.

Médecine personnalisée : chimère ou révolution ?

Jean-Paul Moatti1*

1Université d’Aix-Marseille-AMU UMR 912 AMU-Inserm-IRD (sciences économiques et sociales de la santé et traitement de l’information médicale- SESSTIM) UMR91223, rue Stanislas Torrents, 13006Marseille, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Biologie informatique, Génome humain, Humains, Programmes nationaux de santé, Médecine individualisée, éthique, tendances, Administration de la santé publique, Traitements en cours d'évaluation

Innovations technologiques : techno-pessimistes et techno-optimistes

En 1938, neuf ans après le déclenchement de la crise économique la plus profonde jamais traversée par le système capitaliste, l’économiste d’Harvard, Alvin Harvey Hansen, alors conseiller du président américain Franklin D. Roosevelt, évoquait dans un ouvrage la possibilité que le monde soit entré dans une période de « stagnation séculaire » [ 1]. Les destructions massives de la seconde Guerre Mondiale et les nécessités de reconstruction qui en ont découlé, ainsi que les politiques keynésiennes de relance par l’investissement public (dont Hansen était lui-même un fervent partisan), ont eu raison de cette prédiction pessimiste. Fin 2013, cinq ans après le début de la crise financière qui s’est traduite par la deuxième récession la plus grave de l’histoire économique mondiale, un autre économiste d’Harvard, Lawrence Henry Summers, ancien conseiller des présidents américains B. Clinton et B. Obama, remettait au goût du jour ce concept de « stagnation séculaire », à l’occasion d’une adresse devant le Fonds monétaire international [ 2]. Le constat que la plupart des économies, notamment celles des pays les plus avancés, dont ceux de l’Union européenne, ne soient toujours pas parvenus à retrouver les rythmes de croissance d’avant la crise de 2008 en dépit de taux d’intérêt proches de zéro, de taux d’inflation très faibles, et que les signes de reprise semblent s’accompagner systématiquement de la résurgence de « bulles » financières, entretient un vif débat dans les cercles académiques sur la possibilité que le monde soit entré dans une longue période de ralentissement de la richesse produite par habitant [ 3].

Parmi les facteurs les plus âprement discutés pour expliquer la menace d’une stagnation économique sur une longue période, figurent au premier rang des prédictions opposées quant à l’impact des innovations technologiques. Pour certains « techno-pessimistes », comme Robert Gordon, de l’université Northwestern (Illinois), les « progrès rapides réalisés au cours des 250 dernières années pourraient bien représenter un épisode unique de l’histoire humaine » [ 4]. Selon cette thèse, à la différence des inventions de la deuxième révolution industrielle, qui court du milieu du xix e siècle à celui du xx e (électricité, eau courante, transports automobile et aérien, téléphone, cinéma, télévision, équipement ménager, etc) qui ont permis la globalisation progressive des échanges et de la consommation de masse, les innovations actuelles (nouvelles technologies de l’information et de la communication, biotechnologies, énergies renouvelables, etc), en dépit des bouleversements profonds de la vie quotidienne qu’elles apportent, ne se traduiraient pas par d’importants gains de productivité ; ceci serait confirmé par la statistique selon laquelle la croissance de la productivité américaine dans les huit décennies ayant précédé l’année 1972 aurait été en moyenne supérieure d’environ 1 % par an en comparaison des quatre qui ont suivi jusqu’à aujourd’hui [ 5]. Pour les « techno-optimistes », à l’inverse, cette vision sous-estime complètement le fait que « la croissance économique se produit lorsque les gens prennent des ressources et les réarrangent de façon plus efficace » [ 6], et que les gains de productivité les plus importants découlent désormais de l’amélioration de l’efficacité du « capital intellectuel » que favorisent les progrès actuels dans l’obtention et l’analyse automatisée de l’information dans tous les secteurs de l’activité humaine [ 7, 8].

Impact de l’innovation en matière de santé : la médecine personnalisée
La médecine personnalisée : avenir des systèmesde santé ?
En matière de santé, rien ne peut mieux illustrer ce débat général sur l’impact de l’innovation que la médecine dite « personnalisée ». Un rapport récent de la Fondation européenne de la science souligne qu’elle est appelée à jouer un rôle sans cesse croissant « dans l’avenir des systèmes de santé », et à susciter des transformations radicales en ce qu’elle représente « une nouvelle approche pour classifier, comprendre, traiter et prévenir les maladies sur la base de données et d’information prenant en compte les différences biologiques et environnementales entre les individus » [ 9]. Il n’est nul besoin de rappeler aux lecteurs de médecine/sciences que le couplage entre la baisse spectaculaire des coûts de séquençage du génome et de l’exome humains (d’un facteur 100 000 au cours des cinq dernières années) permise par les nouvelles techniques à haut débit et les informations des biobanques et des bases de données cliniques à grande échelle alimente une accélération sans précédent du progrès des connaissances biomédicales et de l’essor des thérapies ciblées guidées par des biomarqueurs. On peut d’ailleurs se féliciter que le rapport récent de la Commission Open Data en santé1, dont les principales recommandations sont reprises dans le projet de nouvelle loi de santé publique qui devrait être examiné par le Parlement au début de 2015, facilite, dans le respect des règles juridiques et déontologiques de protection de la vie privée et d’anonymisation des informations individuelles, l’extension de ce couplage des données biomédicales aux fins de recherche avec les grandes bases de données médico-administratives qui recouvrent la quasi-totalité des prescriptions médicales et sanitaires dont bénéficie la population française [ 10]. Nul besoin de rappeler aux chercheurs en biomédecine et en santé que la thématique de la médecine personnalisée est au cœur du défi « santé, évolution démographique et bien-être », l’un des sept « défis sociétaux » qui structure Horizon 2020, le nouveau programme pour la recherche et l’innovation de l’Union européenne dont va dépendre pour une part significative leur financement des cinq prochaines années.

La question demeure néanmoins posée de l’impact réel, économique, social, éthique et de santé publique, des innovations biomédicales qui s’inscrivent dans ce domaine, aux contours encore flous et évolutifs, de la médecine dite personnalisée. Les contributions rassemblées dans ce numéro de médecine/sciences -  issues du 2e colloque de l’Institut thématique multiorganismes santé publique (ISP) de l’Alliance des sciences de vie et de la santé (AVIESAN), qui s’est tenu le 5 décembre 2013 à la Bibliothèque nationale de France - discutent justement ces enjeux, et notamment jusqu’à quel point ces promesses indéniables de retombées positives pour la prise en charge des patients se concrétiseront effectivement à l’échelle de la santé globale des populations, et feront plus que contrebalancer les divers risques éthiques et sociaux que la médecine personnalisée ne peut aussi manquer de susciter.

Médecine personnalisée : de quoi parle t-on ?
Face aux promesses marketing, associées à la commercialisation de certains biomarqueurs, de « faire de chaque traitement, un traitement unique » [ 11], les scientifiques ont raison de rappeler que la médecine dite personnalisée « ne signifie pas, au sens littéral, la création de médicaments et de procédures thérapeutiques qui seraient uniques et individualisées pour chaque patient, mais plutôt une capacité accrue de classer les individus en sous-groupes qui diffèrent dans leur susceptibilité de contracter une maladie donnée ou de répondre à une thérapie spécifique » [ 12]. Les spécialistes de santé publique qui s’expriment dans ce numéro, rejoints en cela par nombre de biologistes et de cliniciens, préfèrent d’ailleurs parler de « médecine stratifiée » ou de « médecine de précision », dans la mesure où l’approche moléculaire ne fait en définitive qu’apporter un complément d’information aux facteurs classiquement utilisés pour les classifications diagnostiques et pour guider les choix et options de prise en charge thérapeutique. La nouveauté ne tient donc pas à un changement de nature intrinsèque dans le raisonnement probabiliste qui caractérise la médecine moderne, mais plutôt à ce que les différents outils « omiques » permettent d’identifier des facteurs pronostiques « ex ante », avant l’initiation de la thérapeutique, voire avant le déclenchement même de la pathologie. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que la médecine de précision diffère des approches médicales classiques, c’est-à-dire des « modèles adaptatifs et séquentiels où l’adaptation ultérieure de la thérapeutique dépend de la réponse observée chez le patient suite à la mise en œuvre d’un traitement antérieur » [ 13]. C’est pourquoi généticiens d’une part, biostatisticiens et bio-informaticiens d’autre part, peuvent aisément converger sur l’idée que « la génomique n’est pas suffisante » [ 14], et que l’obtention de prédictions individuelles de qualité suffisamment fiable pour s’avérer utile en pratique clinique ou à des fins d’intervention préventive, suppose des algorithmes complexes prenant en compte l’interaction entre telle ou telle anomalie moléculaire et les multiples autres facteurs susceptibles d’influencer le pronostic et la réponse au traitement [ 15]. De ce point de vue, on peut se féliciter que le plan d’action 2015 de l’Agence nationale de recherche inscrive dans ses priorités explicites le développement des « outils de bio-informatique, biostatistique et modélisation en biologie, recherche préclinique et clinique, épidémiologie intégrant les données de la biologie à haut débit », et fasse de l’analyse des « données massives » en biologie, biotechnologies et santé-environnement un de ses principaux axes transversaux [ 16] ; et espérer que cela contribuera à rattraper le retard accumulé par notre pays en matière de personnel qualifié et de maîtrise des outils informatiques à des fins médicales.
La médecine personnalisée : dépasser les oppositions et identifier les paramètres et les choix pour une innovation biomédicale bénéfique

Face aux discours qui voient dans la médecine personnalisée un moyen de répondre à la montée générale de l’individualisme dans nos sociétés et à sa traduction dans les exigences croissantes des patients (et de leurs associations) pour une relation médecin-malade moins « asymétrique », plus transparente et plus participative [ 17], les chercheurs en épidémiologie et sciences sociales soulignent la complexité des processus cognitifs d’interprétation de l’information « prédictive » et le fait qu’elle s’inscrit dans un processus « d’échange symbolique » dont les effets ne sont pas toujours unilatéralement positifs [ 18]. Diverses contributions de ce numéro discutent également les possibles avantages, mais aussi les inconvénients, de la diffusion de la médecine dite personnalisée en matière d’inégalités de santé (entre pays développés et en développement, et à l’intérieur de chaque pays), et les risques de discrimination sociale, de transformations de la division du travail entre différentes spécialités et catégories de professionnels de santé, de modifications entre les rôles respectifs du secteur public et du marché privé dans la fourniture des biens et services de santé, ou de protection de la vie privée.

Un des apports de l’économie à la compréhension de la dynamique des dépenses de santé a été de montrer que le progrès biomédical est responsable du tiers, voire de la moitié, de la hausse de ces dépenses sur une longue période, notamment parce que la majorité des innovations en médecine obéissent à une loi des rendements décroissants. Cette loi caractérise les situations où une augmentation de l’utilisation de tous les facteurs de production, dans une proportion donnée, se traduit par un accroissement du produit dans une proportion moindre. Ces rendements d’échelle décroissants ont pour conséquence inévitable l’augmentation à long terme du coût moyen, et cela s’est avéré être le cas de la quasi totalité des innovations médicamenteuses récentes dans les principales pathologies. En permettant de mieux cibler les innovations coûteuses sur les sous-groupes de patients susceptibles d’en bénéficier, en obligeant les firmes pharmaceutiques à concentrer les indications de leurs produits sur les niches où leur valeur ajoutée est effectivement maximale, la médecine personnalisée peut a priori apparaître comme un outil de maîtrise de l’impact des progrès sur les dépenses de santé. Encore faut-il que les gains d’efficacité que ces innovations permettent soient plus que proportionnels aux surcoûts qu’elles induisent en matière d’ajouts de tests génomiques et d’inclusion dans le prix des thérapeutiques, d’un amortissement de frais de recherche et développement élevés, voire de rentes de situation liées à une position de monopole des fabricants. Les recherches évoquées dans ce numéro, comme une récente revue de la littérature portant sur 84 études d’évaluation économique des thérapies ciblées [ 19], conduisent là aussi à un jugement nuancé : si les coûts par année de vie supplémentaire gagnée restent de l’ordre de 20 000 € dans un certain nombre de cas, soit un chiffre équivalent à nombre d’innovations médicales des trente dernières années, ils peuvent souvent être multipliés par un facteur dix ou cinquante en fonction des caractéristiques des tests et des molécules associées et des négociations de prix et de remboursement auxquelles ces innovations donnent lieu.

Dans le débat général, évoqué au début de cet éditorial, qui voit s’affronter techno-optimistes et techno-pessimistes parmi les économistes, certains s’efforcent aujourd’hui de proposer un dépassement de cette opposition : plutôt que de discuter si les innovations d’aujourd’hui sont, ou non, moins porteuses de gains de productivité que celles d’hier, ne faudrait-il pas se demander si c’est le concept même de productivité, étroitement lié à la seule progression du produit intérieur brut, qui nécessite une remise en cause pour intégrer dans sa mesure d’autres composantes du bien-être et du développement humains [ 20]. Dans le même esprit, l’apport principal de ce numéro de médecine/sciences sera sans doute de contribuer au dépassement des oppositions mécaniques entre promoteurs de la médecine personnalisée et analystes critiques de ses risques potentiels pour favoriser un dialogue interdisciplinaire dans la communauté scientifique, et entre celle-ci et la société, pour mieux identifier les paramètres et les choix qui permettraient d’insuffler aux innovations biomédicales issues de la génomique les trajectoires les plus favorables à l’amélioration du bien-être des populations.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 « Le comité interministériel pour la modernisation de l’action publique, qui s’est tenu le 17 juillet 2013, a confié au Ministère des Affaires sociales et de la Santé l’animation d’un débat sur l’ouverture des données publiques de santé, porté par une commission associant les différents acteurs concernés et ouvert aux contributions citoyennes. Cette commission a remis son rapport à la Ministre, Mme Marisol Touraine en juillet 2014 (voir [10]).
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