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Med Sci (Paris). 2014 April; 30(4): 343–344.
Published online 2014 May 5. doi: 10.1051/medsci/20143004001.

Microenvironnements tumoraux : conflictuels et complémentaires

Jean-Luc Teillaud1* and Guido Kroemer2,3,4**

1Équipe 13, centre de recherche des Cordeliers, Unité mixte de recherche Inserm 1138, Université Paris Descartes et Université Pierre et Marie Curie, 15, rue de l’École de Médecine, 75270Paris Cedex 06, France
2Équipe 11 labélisée par la Ligue nationale contre le cancer, centre de recherche des Cordeliers, Unité mixte de recherche Inserm 1138, Université Paris Descartes et Université Pierre et Marie Curie, 15, rue de l’École de Médecine, 75270Paris Cedex 06, France
3Metabolomics and cell biology platforms, Institut Gustave Roussy, Villejuif, France
4Pôle de biologie, hôpital européen Georges Pompidou, AP-HP, Paris, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Tumeurs, anatomopathologie, Microenvironnement tumoral

 

Dès le début du XXe siècle, le cancer a été considéré comme une maladie où des cellules tumorales aux capacités de prolifération devenues hors de contrôle envahissent et lèsent les tissus hôtes comme le feraient des organismes étrangers, tels que des parasites ou des bactéries. Cette vision de la cellule tumorale comme étant la seule responsable de la maladie cancéreuse a perduré tout au long du siècle dernier, en dépit et/ou grâce à l’essor de la génétique et de la génomique. Du fait des progrès de nos capacités de séquençage et de l’annotation fonctionnelle du génome, de nombreux oncogènes et gènes suppresseurs de tumeurs ont été en effet identifiés, offrant une explication rationnelle à la transformation maligne de nos cellules. La caractérisation de l’ensemble du génome nous a permis de mieux appréhender l’instabilité génomique croissante, ainsi que l’hétérogénéité des cancers au cours de leur évolution, depuis la lésion initiale pré-maligne jusqu’à la dissémination métastatique finale conduisant aux décès des patients.

En apparence, la génétique et la génomique ont corroboré la théorie cellulaire du cancer, en expliquant le comportement déviant et agressif de la cellule cancéreuse.

Cette interprétation de l’essence de la malignité a fortement inspiré l’industrie pharmaceutique ainsi que la recherche clinique : pour guérir le cancer, il fallait comprendre les propriétés génétiques sous-jacentes aux caractéristiques phares des cancers (indépendance par rapport aux facteurs de croissance, prolifération, suppression de la mort cellulaire, capacité d’envahissement et de métastases, etc.), afin de créer des molécules capables de bloquer les processus clés de l’oncogenèse et de la progression tumorale. L’échec thérapeutique, qui, hélas, constitue une issue fréquente à cette démarche, a été ensuite expliqué par l’hétérogénéité des cancers d’un patient à l’autre (invitant désormais à une personnalisation accrue de traitements ciblant les oncoprotéines suractivées) et, pour chaque individu, par la plasticité génomique des cellules tumorales, permettant à certaines d’entre-elles d’échapper à l’action des drogues utilisées lors du traitement (ce que l’on essaie d’éviter en combinant les traitements pour contourner ces résistances, par analogie avec l’antibiothérapie et les antiviraux).

Grâce aux progrès de la biologie et à la suite de fiascos parfois cinglants de la plupart des chimiothérapies cytotoxiques et des thérapies ciblées développées par l’industrie, la théorie purement cellulaire du cancer a été révisée, voire abandonnée. Au lieu de concevoir la tumeur comme un simple ensemble de cellules cancéreuses, de nombreux chercheurs ont adopté un angle de vue moins étroit, intégrant l’idée que la tumeur est formée par un écosystème composé des cellules cancéreuses, certes, mais aussi d’une panoplie de cellules de l’hôte : leucocytes impliqués dans des réactions inflammatoires ou immunitaires, cellules formant des vaisseaux sanguins et lymphatiques, fibroblastes, adipocytes, et incluant même des terminaisons nerveuses. La tumeur est désormais devenue un organe à part entière pour de nombreux scientifiques et cliniciens, formée d’un parenchyme (les cellules cancéreuses stricto sensu) et d’un stroma (la contribution de l’hôte).

Malheureusement, chacun des multiples types cellulaires de l’hôte peut contribuer à sa façon à la progression tumorale. Ainsi, les fibroblastes (et parfois les adipocytes et les leucocytes inflammatoires) échangent-ils des métabolites avec les cellules cancéreuses se trouvant dans leur voisinage, tout en créant des circuits symbiotiques alimentant la croissance tumorale et organisant la matrice extracellulaire. Les leucocytes inflammatoires produisent des facteurs de croissance et des molécules participant à la néoangiogenèse, conduisant à une prolifération des cellules cancéreuses et à la formation de néovaisseaux sanguins intra- et péritumoraux. D’autres cellules de l’hôte contribuent également au bourgeonnement des capillaires et à l’angiogenèse, formation des vaisseaux sanguins nécessaires à une croissance tumorale soutenue. Les vaisseaux lymphatiques facilitent la dissémination des tumeurs vers les ganglions drainants. L’érosion des parois vasculaires par les macrophages peut contribuer à l’extravasation des cellules cancéreuses. Bref, un grand nombre d’interactions entre les cellules malignes et celles de l’hôte créent un terreau favorisant l’expansion locale, l’infiltration des tissus avoisinants et la dissémination métastatique de la tumeur. Fondée sur cette nouvelle vision d’une cellule cancéreuse intégrée dans un vaste complexe cellulaire où le rôle des cellules de l’hôte est tout aussi important que celui des évènements oncogéniques, la cancérologie du troisième millénaire réfléchit désormais à des stratégies visant à interférer avec cette coopération délétère : citons, par exemple, l’intervention sur l’échange des métabolites, la neutralisation des récepteurs des facteurs trophiques, la réduction de l’inflammation intratumorale, la mobilisation des cellules de l’immunité antitumorale et le blocage de l’angiogenèse.

Il est clairement apparu au cours des vingt dernières années que la mobilisation d’une immunité antitumorale permet un contrôle de la croissance tumorale, voire une éradication complète de masses tumorales. Cependant, il est tout aussi vrai que cette immunité antitumorale se heurte souvent au fait que les interactions entre cellules de l’hôte et cellules cancéreuses peuvent être bénéfiques pour ces dernières ! La théorie de l’immunosurveillance prône qu’une lésion maligne ne peut se développer que si elle échappe au contrôle par le système immunitaire de l’hôte. Autrement dit, les cellules en voie de transformation maligne seraient reconnues et éliminées par les effecteurs du système immunitaire inné ou acquis. C’est seulement l’existence d’un défaut immunitaire congénital ou la subversion de la réponse immunitaire par la cellule cancéreuse qui permettraient à la tumeur de se développer et de progresser. Cette subversion immunitaire peut impliquer deux stratagèmes complémentaires : la suppression active de la réponse immunitaire par des facteurs produits par les cellules malignes (l’immunosuppression) ou la perte, voire le camouflage, de leurs caractéristiques antigéniques (l’immunosélection). D’une certaine manière, on peut concevoir l’évolution des tumeurs comme une lutte entre les cellules malignes et le système immunitaire de l’hôte, qui passe par des étapes successives d’élimination, d’équilibre et d’échappement.

L’immunothérapie anticancéreuse vise à rétablir la réponse immunitaire contre la tumeur, soit en bloquant les mécanismes d’immunosuppression, soit en stimulant directement la fonction des cellules effectrices. Elle constitue l’un des plus grands espoirs actuels, non seulement de ralentir la progression tumorale pendant la durée du traitement, mais aussi de mobiliser le système immunitaire de l’hôte de manière durable contre sa tumeur. En effet, il est possible, et même plausible, que les succès occasionnels de certaines chimiothérapies et thérapies ciblées observés dans le passé, soient dus à l’induction d’une réponse immunitaire garante d’un effet antitumoral à long terme !

Étant donné la complexité des interactions positives et négatives entre les cellules cancéreuses et les cellules de l’hôte, nous nous devons de considérer l’existence non pas d’un seul, mais de plusieurs microenvironnements, se chevauchant dans l’espace et dans le temps, et dictant différents aspects de l’évolution cancéreuse, tout en étant responsables de la complexité de « l’organe tumoral » avec ses hétérogénéités locales. L’application de ce concept a ouvert la porte à une nouvelle façon d’affronter le cancer et son traitement : au lieu de viser uniquement la cellule maligne, les thérapies anticancéreuses ont également commencé à cibler - et cibleront - les interactions entre l’hôte et sa tumeur, en interrompant les circuits favorables à la progression tumorale et en renforçant l’immunosurveillance. Quelques aspects de cette révolution qu’est la vision d’une cellule cancéreuse se mouvant désormais dans des microenvironnements conflictuels et complémentaires sont décrits dans le présent numéro de médecine/sciences.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.