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Med Sci (Paris). 2014 April; 30(4): 436–438.
Published online 2014 May 5. doi: 10.1051/medsci/20143004019.

Nos bactéries commensales
Un coup de pouce pour les thérapies antitumorales

Adelaida Sarukhan1*

1CR1 Inserm, C. Enric Gimenez 17-19, 08034Barcelona, Espagne
 

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Le tube digestif des mammifères contient environ 100 billions (1014) de bactéries commensales bénéfiques - plus de dix bactéries pour chaque cellule de notre organisme ! Cette flore intestinale joue un rôle vital dans le bon fonctionnement du système immunitaire, qui a « appris » a coexister de façon pacifique avec les populations bactériennes commensales [ 1] ().

() Voir la Brève de N. Korneychuk, m/s n° 5, mai 2013, page 479

Des données récentes montrent que le microbiote aide à contrôler l’inflammation au niveau local. Pas très surprenant donc que des déséquilibres de la flore intestinale (ou dysbiose) puissent favoriser un état inflammatoire chronique, qui contribue à l’apparition de cancers colorectaux [ 24]. De façon un peu moins attendue, le microbiote peut aussi influencer des réponses immunes en dehors du tractus digestif. Ainsi, des souris traitées par des antibiotiques (et dont la flore intestinale est donc fortement réduite) sont peu protégées lors d’infections virales pulmonaires en raison d’un défaut de production d’interférons de type I et d’une diminution de l’activation des cellules natural killer (NK) [ 5] et des macrophages [ 6] ().

() Voir la Brève de N. Korneychuk, m/s n° 5, mai 2013, page 479

Le microbiote peut-il alors moduler d’autres réactions inflammatoires et immunes « à distance », par exemple celles qui accompagnent des tumeurs hors du système digestif ? C’est la question qu’a explorée une équipe américaine [ 7] et une équipe française [ 8], et leurs résultats ont été publiés récemment dans Science. Nous les détaillons ci-dessous.

La flore intestinale module le microenvironnement des tumeurs

Les cellules immunes présentes dans les tumeurs induisent une inflammation chronique de faible intensité qui favorise la prolifération des cellules tumorales et la suppression des réponses immunes [ 9, 10] ().

() Voir les Synthèses de W.H. Fridman et C. Sautès-Fridman, et de M. Bruchard et F. Ghiringhelli, pages 359 et 429 de ce numéro

Ce microenvironnement suppresseur de la tumeur peut être altéré par certaines thérapies anticancéreuses, favorisant l’induction de réponses antitumorales efficaces [ 1113] ().

() Voir la Synthèse de J. Galon et al., page 439 de ce numéro

Pour déterminer si la flore intestinale joue un rôle dans ce processus, l’équipe de G. Trinchieri et R. Goldszmid a administré par voie orale à des souris une combinaison d’antibiotiques afin d’éliminer la flore intestinale ; différents types de cellules tumorales murines ont ensuite été greffés aux souris par voie sous-cutanée [7]. Dans les tumeurs des souris traitées par antibiotiques, l’expression de gènes intervenant dans l’inflammation, la phagocytose et la présentation antigénique était diminuée, alors que l’expression de gènes liés au métabolisme, à la régénération tissulaire et au cancer était augmentée. Les auteurs ont ensuite analysé l’effet des antibiotiques sur la réponse à deux types de thérapies antitumorales (Figure 1). La première est une immunothérapie basée sur l’activation (par des oligodéoxynucléotides CpG) du récepteur TLR9 (toll like receptor) présent sur les cellules immunes innées (dont les cellules myéloïdes), et le blocage (par un anticorps) du récepteur de l’IL (interleukine)-10, une cytokine immunosuppressive. Cette immunothérapie induit une nécrose de la tumeur via la production de TNFα (tumor necrosis factor α) par les cellules myéloïdes intratumorales, suivie par une réponse T CD8 cytotoxique qui élimine la tumeur [ 14]. La deuxième est une chimiothérapie à base d’oxaliplatine, couramment utilisée chez l’homme et dont l’effet ne dépend pas directement d’une réaction inflammatoire (avec activation de cellules immunes innées), mais de l’apoptose des cellules tumorales et de l’induction d’une immunité T CD8 cytotoxique [ 15].

Les deux types de thérapies s’avéraient moins efficaces chez les souris sous antibiotiques, comme en témoignaient une progression de la taille des tumeurs et une mortalité 3 à 4 fois plus élevée que chez les souris qui n’avaient pas reçu d’antibiotiques. De plus, l’expression de gènes codant pour des protéines anti-inflammatoires observée dans les tumeurs des souris contrôles (soumises aux mêmes thérapies anticancéreuses mais sans antibiotiques), était fortement diminuée chez les souris traitées par des antibiotiques ou sans flore intestinale (axéniques).

Les auteurs ont ensuite déterminé que la production de TNFα par les cellules myéloïdes intratumorales en réponse à l’immunothérapie nécessitait une stimulation des TLR4 [1] par des produits de la flore intestinale (tels que le LPS, lipopolysaccharide, produit de la paroi bactérienne). Ces derniers sont très diminués chez les souris sous antibiotiques, et, en conséquence, l’activation de TLR4 et les niveaux de TNFα dans les tumeurs également. De fait, les auteurs ont corrélé la production de TNFα dans la tumeur à la composition du microbiote et à la présence dans l’intestin de certaines espèces de bactéries à Gram négatif (Alistipes) mais aussi à Gram positif (Ruminococcus).

À la différence de l’immunothérapie, la réponse à l’oxaliplatine ne dépend pas du TNF, mais de la production de dérivés réactifs de l’oxygène (ROS) par les cellules myéloïdes dans la tumeur. L’activation de ces cellules est nécessaire (de fait, la réponse à l’oxaliplatine est caractérisée par une surexpression de gènes liés à l’activation, la fonction et la différenciation de monocytes), mais elle est indépendante des TLR4. Les antibiotiques agissant dès les premiers jours, les auteurs suggèrent que les bactéries commensales augmentent, en quelque sorte, la toxicité des molécules de platine, indépendamment de la réponse immune induite par la mort cellulaire, qui, elle, survient plus tardivement.

La chimiothérapie favorise la translocation de certaines bactéries commensales

Les mécanismes par lesquels les bactéries commensales peuvent, depuis l’intestin, avoir un effet sur le microenvironnement de tumeurs qui sont loin du tube digestif, restent encore à définir. Néanmoins, l’étude publiée dans le même numéro de Science par l’équipe de Laurence Zitvogel contribue à identifier le mécanisme par lequel les bactéries de l’intestin peuvent augmenter les réponses antitumorales lors d’une chimiothérapie.

Dans cette étude, les auteurs ont exploré l’effet du cyclophosphamide (CTX), une drogue anticancéreuse utilisée couramment, sur le microbiote et les réponses antitumorales. Ils avaient en effet remarqué que les patients recevant du CTX présentaient des troubles digestifs. Cette même équipe a précédemment montré que le CTX induit une mort cellulaire immunogénique, et stimule les lymphocytes Th1 et Th17 cells qui contrôlent la croissance tumorale ([ 16], voir aussi [9, 11]). L’exploration du lien entre microbiote et CTX chez la souris montre que le CTX modifie la structure des villosités intestinales et de l’épithélium intestinal et augmente la perméabilité de la barrière épithéliale intestinale, provoquant la translocation de certaines bactéries commensales vers les ganglions mésentériques et la rate. La majorité des espèces cultivées à partir de ces organes lymphoïdes étaient Gram positives (avec une prédominance de Lactobacillus johnsonii et Enterococcus hirae). Ce passage bactérien était suivi de changements importants dans la composition de la flore intestinale, également observés chez les patients traités par CTX. Cette dysbiose s’accompagnait d’une conversion, dans la rate, de lymphocytes T CD4 en cellules Th1, cellules productrices d’IL17 (Th17) et cellules pathogéniques Th17 (pTh17), caractérisées par la coexpression d’IFNγ (interféron) et du facteur de transcription Tbet. Cette augmentation dépend des bactéries commensales, car elle n’était pas observée chez des souris axéniques ou traitées avec une combinaison d’antibiotiques ou avec de la vancomycine, qui tue des bactéries à Gram positif. De plus, la production d’IL17 dans la rate était positivement corrélée à la présence de Lactobacillus dans l’intestin, et était détectée chez des souris naïves (non manipulées) recevant par gavage une solution de L. johnsonii et E. hirae. Sur la base de ces résultats, les auteurs proposent que la translocation de certaines souches de bactéries commensales Gram positives dans les organes lymphoïdes est nécessaire et suffisante pour y induire la conversion de cellules T CD4+ naïves en cellules pTh17 et Th1 à forte activité antitumorale. Comme on pouvait s’y attendre, l’administration d’antibiotiques à des souris porteuses de différents types de tumeurs a fortement diminué leur réponse au CTX : cela se traduisait par un accroissement de la taille des tumeurs et une chute du nombre de cellules pTh17 et TH1 par rapport aux souris contrôles (n’ayant pas reçu d’antibiotiques). De façon importante, l’effet du CTX était restauré par l’injection de cellules pTh17, ce qui démontre le lien de cause à effet entre l’effet de la CTX sur la perméabilité intestinale et donc les mouvements du microbiote, la génération de cellules pTh17, et la réponse antitumorale.

Conclusion

Il est encore trop tôt pour exploiter ces observations et manipuler le microbiote humain afin d’améliorer les traitements anticancéreux. D’autres études sont nécessaires pour mieux comprendre les mécanismes par lesquels le microbiote régule les réponses inflammatoires (en particulier les cellules myéloïdes) dans et en dehors de l’intestin. Néanmoins, dans l’ensemble, ces résultats illustrent l’interaction complexe entre flore intestinale, inflammation, cancer et réponse thérapeutique. Ils prônent une utilisation rationnelle d’antibiotiques chez les patients cancéreux et soulignent l’importance de prendre en compte le microbiote comme un autre paramètre prédictif de la réponse aux thérapies antitumorales.

Liens d’intérêt

L'auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

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