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Med Sci (Paris). 2014 June; 30(6-7): 675–678.
Published online 2014 July 11. doi: 10.1051/medsci/20143006019.

La recherche sur le cancer
Un champ privilégié pour penser les rapports entre hasard, réductionnisme et holisme

Anna Zielinska1,2* and Tarik Issad3,4**

1Max Planck Institute for Comparative Public Law and International Law,  
2Fondation Maison des sciences de l’homme, la Commission européenne (programme Action Marie Curie, COFUND, 7e PCRD) et la fondation Fritz Thyssen,  
3Institut Cochin, université Paris Descartes, CNRS (UMR 8104), Paris, France
4Inserm, U1016, Paris, France
Corresponding author.
 

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Les débats autour du cancer qui ont été menés lors de ces quarante dernières années reproduisent le parcours de la philosophie des sciences dans sa volonté, à plusieurs moments de l’histoire [ 1], de trouver un élément unique qui deviendrait la clé pour comprendre le monde naturel. Les tentatives des présocratiques sont bien connues : le monde devait être exprimé suivant un seul principe, que ce soit le feu, l’eau ou l’esprit. Descartes, de son côté, avait besoin d’un point d’appui, d’un élément premier, pour fonder son épistémologie : il a choisi pour cela la certitude du moi. La recherche de fondements simples, réductibles à un facteur fiable et contrôlable, a toujours été présente dans diverses tentatives de saisir le monde. La recherche sur le cancer a eu, elle aussi, ce moment fondateur, le moment qu’on pourrait qualifier de cartésien, et cela non seulement en vertu des thèses que le philosophe français a prononcées sur le fondement de la connaissance, mais aussi en vertu de sa conception de la biologie :

« Si on connaissait bien quelles sont toutes les parties de la semence de quelque espèce d’animal en particulier, par exemple de l’homme, on pourrait déduire de cela seul, par des raisons entièrement mathématiques et certaines, toute la figure et conformation de chacun de ses membres, comme aussi, réciproquement, en connaissant plusieurs particularités de cette conformation, on en peut déduire quelle est la semence » [ 2].

Ce moment cartésien n’a pas eu lieu au début de l’histoire de la recherche sur la maladie. Ce n’est que dans les années 1980 qu’un consensus s’est imposé au sein de la communauté américaine de recherche sur le cancer : ce dernier serait provoqué par une famille de gènes. Cette théorie permettait d’unifier plusieurs champs de recherche sur le cancer, qui jusqu’à présent étaient plutôt distincts, avec l’espoir de trouver peut-être un médicament miracle commun (magic bullet). Ce consensus a été suscité par les résultats des travaux de deux équipes de recherche dirigées par des physiologistes (et non par des médecins) : J. Michael Bishop et Harold Varmus (prix Nobel de médecine en 1989 « for their discovery of the cellular origin of retroviral oncogenes ») d’une part, et Robert Weinberg de l’autre. Pour Bishop, « la réduction du cancer à ses éléments génétiques essentiels est une source de fierté et de gratification pour les chercheurs en biomédecine » [ 3]. Dans ce même esprit, en 1987, Weinberg, le célèbre chercheur en génétique du cancer, a dit à une journaliste scientifique qui l’accompagnait pendant cette période dans la vie de son laboratoire :

Je crois que la nature est finalement organisée sur des principes très simples […]. Le gène qui doit être activé pour signaler à une cellule de se diviser est probablement le même que celui qui est activé après qu’un spermatozoïde a pénétré dans un ovule. Je n’en ai pas la preuve, mais j’en suis convaincu. Quelquefois, quand un de mes étudiants écrit un article et s’obstine à le compliquer, je lui dis : “ il ne faut pas essayer d’obscurcir la question mais plutôt essayer de t’exprimer le plus simplement possible” » ([ 4], p. 28).

Il semble que la recherche qui a été menée notamment dans le laboratoire de Robert Weinberg ne se faisait pas dans une perspective thérapeutique : « Les biologistes moléculaires qui travaillent sur les oncogènes ne parlent presque jamais de traitement du cancer » ([4], p. 36). Ce qui y était visé, c’était l’élégance d’une science simple pouvant produire des résultats modélisables et de ce fait réutilisables. L’étalon de la science élégante se trouve, par définition, dans les mathématiques.

La question générale qui est en jeu ici est évidemment celle du réductionnisme. Existe-t-il un niveau fondamental qui serait privilégié du point de vue de l’exactitude et de la pertinence de l’explication d’un phénomène ? Habituellement, le réductionnisme en philosophie correspond à l’idée selon laquelle tous les phénomènes observables, malgré leur apparente diversité, « peuvent être expliqués en termes de principes universels qui gouvernent les éléments ultimes communs, à partir desquels […] ces phénomènes divers sont réellement composés » [ 5]. Cette position peut être qualifiée de physicalisme ou de matérialisme. Or ce qu’on trouve dans la citation de Descartes d’une part, et dans les idées de Weinberg et de Bishop de l’autre, ne fait pas du tout intervenir la dimension physique des explications. Au contraire, le niveau de l’explication reste celui de la biologie. Ce qui est en revanche souligné est le caractère fondamental du gène, cette entité qui encapsule une destinée de la cellule ou de l’organisme. Le réductionnisme biologique ne se prononce pas sur les éléments constitutifs du monde (comme le fait le physicalisme), et de ce fait semble ne pas comporter de thèses ontologiquement fortes.

Tout réductionnisme espère une explication parfaite, celle qui ne laisse pas de place aux porosités des explications fragmentaires et incertaines. Or parfois, il vaut mieux résister à ce désir d’élégance théorique pour adopter l’antiréductionnisme tel qu’il a été défini par Thomas Nagel :

Certains phénomènes du monde physique, bien qu’ils puissent être expliqués en termes des principes qui conviennent à leurs particularités, n’ont simplement pas d’explication au niveau ultime – autrement dit, ne peuvent pas être expliqués en termes des lois universelles qui gouvernent leurs éléments constitutifs ultimes » [5].

Pour lui, du point de vue pratique et épistémologique, cet antiréductionnisme demeure une position nécessaire pour le fonctionnement de la biologie en tant que discipline, car certaines explications n’ont un sens qu’en tant qu’explications fonctionnelles.

En fait, l’antinomie réductionnisme/antiréductionnisme nous paraît même singulièrement féconde dans le cadre de la recherche sur le cancer, en ce sens qu’elle a finalement généré des approches conceptuelles et méthodologiques diamétralement opposées.

S’il semble patent que le réductionnisme en biologie a souvent consisté à réduire le vivant à son code génétique, ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne le cancer, longtemps défini comme un processus dans lequel des altérations génétiques sont responsables d’une prolifération cellulaire aberrante. Ainsi, la théorie des mutations somatiques propose qu’à la suite d’une mutation génétique, une cellule va, au sein d’un tissu, acquérir un avantage sélectif lui permettant de prendre le dessus sur ses congénères. Après accumulation de plusieurs évènements mutationnels, on obtient des cellules cancéreuses agressives qui vont envahir le tissu puis l’organisme. Dans cette conception, l’évènement ou les évènements causaux concernent en premier lieu le génome, et le cancer doit être vu avant tout comme une maladie de la cellule. Cette conception constitue encore le courant de pensée dominant chez la plupart des biologistes et continue d’irriguer le travail de la majorité des chercheurs dans le domaine.

Cependant, de nombreuses données expérimentales montrent les limites et les contradictions inhérentes à cette vision réductionniste, et suggèrent que le cancer devrait plutôt être considéré comme une maladie du tissu ou de l’organe, les altérations du génome au sein des cellules cancéreuses pouvant être une conséquence secondaire des altérations tissulaires [ 6]. Tout d’abord, un certain nombre de données épidémiologiques suggèrent que la désorganisation tissulaire, observée dans certaines maladies chroniques, précède souvent la formation de tumeurs épithéliales. Ainsi, les maladies chroniques du foie (hépatites C et B, cirrhose alcoolique, hémochromatose, etc.) augmentent le risque de cancer hépatique. Plus le tissu est désorganisé, plus le risque d’hépatocarcinome est important. Les maladies chroniques du poumon (bronchite chronique, emphysème, asthme, infection pulmonaire chronique, fibrose pulmonaire primaire) sont aussi associées à une augmentation du risque de cancer du poumon [6]. L’importance de la désorganisation tissulaire dans les processus cancéreux est également soulignée par des expériences de carcinogenèse physique. En effet, certains corps étrangers chimiquement inertes (cellulose, verre), implantés chez l’animal, peuvent induire des sarcomes [ 7]. En outre, un même corps étranger, selon sa structure et sa taille (diamètre des pores, longueur des fibres) pourra induire ou non un cancer [ 8, 9]. D’autres travaux ont montré qu’une lignée cellulaire dérivée d’un polype adénomateux humain est non tumorigénique lorsqu’elle est implantée sous la peau chez des souris nude, alors qu’elle devient tumorigénique lorsqu’elle est implantée avec une plaque de plastique qui induit une forte inflammation [ 10]. Enfin, de nombreux travaux indiquent qu’un phénotype cancéreux peut être « réversible » si la cellule est replacée dans un environnement tissulaire normal. Ainsi, une lignée hépatique transformée donne des tumeurs agressives lorsqu’elle est implantée sous la peau de rats, alors qu’elle s’intègre dans le tissu hépatique et ne produit pas de tumeur lorsqu’elle est implantée dans le foie [ 11]. L’implantation sous la peau de cellules de tératocarcinomes (cellules embryonnaires malignes) donne des tumeurs contenant différents types cellulaires. Lorsque ces cellules sont implantées dans des blastocystes, elles participent au développement des souris parfaitement viables, mosaïques de cellules de tératocarcinomes et de cellules normales [ 12]. Plus récemment, il a été montré que des cellules cancéreuses humaines, placées in vivo dans un environnement épithélial de glande mammaire de souris, pouvaient se différencier en cellules épithéliales mammaires humaines qui s’incorporaient au tissu mammaire de souris et étaient capables de sécréter des protéines de lait humaines chez les souris allaitantes [ 13]. Ces résultats suggèrent que le contrôle du phénotype par l’environnement cellulaire est au moins aussi important que celui exercé par les gènes présents dans la cellule cancéreuse1, faisant écho à la théorie selon laquelle une expression stochastique des gènes au sein d’une cellule pourrait être stabilisée par l’environnement de cette cellule [ 14].

Ainsi, selon la vision organiciste, les mutations ne sont pas causales. L’état prolifératif serait l’état « basal », par défaut, de toute cellule. L’organisation des cellules en tissu constituerait un frein à la prolifération, et les agents induisant une perturbation de l’organisation tissulaire, en levant ce frein, entraîneraient une reprise de prolifération. Les mutations ne seraient alors qu’une conséquence de cette prolifération exacerbée, qui pourrait favoriser les erreurs lors de la réplication de l’ADN.

Deux visions, en apparence diamétralement opposées, s’affrontent donc. Bien que des tentatives de réconciliation apparaissent (prise en compte du microenvironnement cellulaire par les tenants de la théorie des mutations somatiques, rôle de la production des radicaux libres liée aux processus inflammatoires dans l’apparition des mutations, prise en compte grandissante des phénomènes épigénétiques), certains suggèrent que cette réconciliation ne serait pas nécessairement souhaitable, dans la mesure où elle empêcherait les chercheurs de sortir du paradigme encore dominant aujourd’hui [ 15].

La sortie de ce paradigme paraît cependant inéluctable : au moment où nous achevons la rédaction de ce manuscrit, le représentant emblématique de la théorie des mutations somatiques cité plus haut, Robert Weinberg, publie dans Cell un texte dans lequel il semble faire un constat d’échec de la « pensée réductionniste », qui, selon lui, n’a pas réussi à proposer de modèle permettant « d’assimiler et d’interpréter la masse écrasante de données que nous accumulons » [ 16].

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Voir le numéro de médecine/sciences « Microenvironnements tumoraux : conflictuels et complémentaires », publié en avril 2014 (m/s 2014, vol. 30, n° 4).
 
Autres articles de ce numéro relatifs au colloque

  • Morange M. Les modèles explicatifs du cancer : aspects historiques. Med Sci (Paris) 2014 ; 30 : 679–82.
  • Solary E. Une approche réductionniste du cancer. Med Sci (Paris) 2014 ; 30 : 683–7.
  • Sonnenschein C, Soto AM. Le cancer et ses gènes insaisissables. Med Sci (Paris) 2014 ; 30 : 688–92.
  • Capp JP. Le rôle des phénomènes aléatoires dans le cancer. Med Sci (Paris) 2014 ; 30 : 693–8.
  • Kupiec JJ. Comment le hasard intervient-il dans le débat entre holisme et réductionnisme ? Conclusion du dossier Cancer/Haredhol. Med Sci (Paris) 2014 ; 30 : 699–700.

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