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Med Sci (Paris). 2015 February; 31(2): 209–213. Published online 2015 March 4. doi: 10.1051/medsci/20153102019.La Cour suprême libère les gènes Justifications économiques et juridiques – Impacts sur l’innovation et l’offre de santé 1CERMES3, 7, rue Guy Môquet, 94801Villejuif, France 2Institut Curie, Université Paris Descartes, 26, rue d’Ulm, 75248Paris, France Corresponding author. MeSH keywords: Tumeurs du sein, ADN complémentaire, Prestations des soins de santé, Détection précoce de cancer, Gènes, Gène BRCA1, Gène BRCA2, Dépistage génétique, Humains, Inventions, Mutation, Syndromes néoplasiques héréditaires, Brevets comme sujet, Polymorphisme génétique, Groupes d'entraide, Sociétés médicales, Sociétés savantes, Décisions de la Cour Suprême (USA), États-Unis d'Amérique, diagnostic, génétique, législation et jurisprudence, méthodes, tendances | ||
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Le 13 juin 2013, la Cour suprême des États-Unis s’est unanimement prononcée pour l’invalidation des revendications de brevets de gènes portant sur de l’ADN génomique simplement isolé de son environnement naturel, et pour la brevetabilité de l’ADN complémentaire (ADNc), assimilé à une création artificielle obtenue en laboratoire. Cette décision met un terme à un procès commencé aux États-Unis en 2009, qui opposait la société Myriad Genetics à une large coalition d’associations médicales, d’associations de patientes, de patientes à titre individuel qui n’avaient pu accéder aux tests, et de généticiens qui avaient été empêchés d’offrir ces tests sous peine de contrefaçon1. Rappelons-nous qu’en Europe, en 2001 et 2002, des Instituts du cancer et des hôpitaux, un consortium de généticiens ainsi que des ministres de la Santé s’étaient portés opposants devant l’Office européen des brevets (OEB) pour demander l’invalidation des brevets BRCA (breast cancer), dont la portée avait été finalement très réduite. Toutefois, la décision de l’OEB fut alors fondée sur des arguments techniques, des erreurs contenues dans la séquence revendiquée par Myriad Genetics, sans toucher au principe de la brevetabilité des séquences isolées du corps humain [1]. La décision de la Cour suprême américaine déplace, quant à elle, notablement le curseur de la brevetabilité en faisant tomber dans le domaine public tous les brevets qui revendiquent tout ou partie d’un génome simplement isolé de son environnement, et toutes les mutations ou polymorphismes apparus spontanément. Plus largement, l’Office américain des brevets a publié en mars dernier des recommandations2 qui établissent que le fait d’isoler une entité naturelle ne suffit pas à en faire une matière brevetable, qu’il s’agisse d’une bactérie isolée et non modifiée en laboratoire, d’une substance extraite d’une plante sans autre transformation chimique - quand bien même on aurait établi une utilité thérapeutique pour ce composé -, ou encore d’amorces pour amplifier l’ADN. Il n’est, dès lors, pas licite de s’approprier des « produits de la nature » sans les transformer de manière « substantielle ». Ce faisant, la Cour suprême restaure le domaine public de la recherche et de l’innovation, et donne un coup d’arrêt à la tendance à l’extension de la sphère des brevets à de nouvelles entités biologiques et scientifiques observée depuis le début des années 1980 [2]. Ce déplacement de la norme de brevetabilité décidé par les juges suit assez étroitement la position du gouvernement des États-Unis qui fut publiée en octobre 2010 lors de la procédure d’appel devant la Cour d’appel du circuit fédéral [3]. Le gouvernement avait admis une révision fondamentale de sa politique de brevetage des gènes : « We acknowledge that this conclusion is contrary to the longstanding practice of the Patent and trademark office, as well as the practice of the National Institutes of Health and other government agencies that have in the past sought and obtained patents for isolated genomic DNA » (amicus brief, octobre 2010). Lors de l’audition du représentant du Département d’État à la Justice en avril 2013, les juges soulignent le changement de la position du gouvernement : « It’s one on which the government has changed its position; isn’t that correct? » (juge Alito, p. 28)3, et s’efforcent d’envisager les effets d’un tel changement : « if we were to accept the government position that the DNA is not patentable, but the cDNA is… » (Juge Keneddy, p. 58). Dans ce procès, on peut dire que l’État reprend la main pour contribuer à faire le droit. Le Département d’État à la Justice s’est porté « ami de la cour » en faveur d’aucune des parties, dès octobre 2010, pour faire valoir « l’intérêt des États-Unis » sur la brevetabilité des découvertes dans le champ de la génétique4,. La régulation produite par les offices de brevets sous forme de guidelines 5 ne saurait s’imposer face à l’autorité de la position émise par le Département d’État à la Justice : « Further undercutting the PTO practice, the United States argued in the Federal Circuit and in this Court that isolated DNA was not patent eligible under and 101 » (Jugement, p. 16). | ||
Quelles justifications pour bouleverser une norme juridique et industrielle établie depuis plus de 30 années ? Ce jugement de la Cour Suprême bouleverse une norme juridique et industrielle établie depuis plus de 30 années. Au cours du procès, le poids du passé a été invoqué par les propriétaires des brevets ou encore par des juges pour ne rien changer. Un des juges de la Cour d’appel du circuit fédéral, pourtant hostile au brevetage des séquences d’ADN isolées qui sont semblables aux séquences naturelles, s’est finalement prononcé pour le statut quo, afin de ne pas bouleverser les pratiques et les anticipations des industriels et des inventeurs : « If I were deciding this case on a blank canvas, I might conclude that an isolated DNA sequence that includes most or all of a gene is not patentable subject matter… The settled expectations of the biotechnology industry - not to mention the thousands of issued patents - cannot be taken lightly and deserve deference. » 6. En même temps, on relève une contestation continue de ces brevets depuis leur irruption dans le champ de la génétique médicale au milieu des années 1990. Dès 1994, les responsables du programme génome humain dénoncent les brevets déposés sur les gènes BRCA [4] et, en 1999, l’American college of medical genetics publie soutient : « Genes and their mutations are naturally occurring substances that should not be patented » (statement on gene patents and accessibility of gene testing, august 2, 1999). Quelles sont les justifications économiques et juridiques avancées par la Cour Suprême pour placer les gènes naturels en dehors du champ des inventions brevetables ? Rappelons que la dispute porte sur l’éligibilité des entités revendiquées à entrer dans la sphère du brevetable (c’est le paragraphe 101), qui n’est pas sans limites, en amont de la satisfaction des critères d’utilité, de nouveauté (paragraphe 102), et de non-évidence de l’invention (paragraphe 103).
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Quels sont les principaux impacts de cette décision sur la recherche, l’innovation et l’offre de soins ? Ouverture des marchés des tests génétiques
Des préoccupations subsistent En plaçant dans le domaine public les gènes naturels, et au-delà toutes les entités naturelles isolées qui n’ont pas été modifiées de manière substantielle en laboratoire, la Cour Suprême rend disponibles un grand nombre d’outils de recherche, ce qui était une préoccupation des NIH (National institutes of health) depuis la fin des années 199015,. De la même manière, des brevets revendiquant des corrélations entre des biomarqueurs et des pathologies relèvent des lois de la nature également non brevetables. Pour autant, des chercheurs s’inquiètent de la décision de maintenir brevetables les séquences d’ADNc qui sont des outils de recherche pour concevoir de nouveaux animaux modèles, de nouveaux traitements ou de nouveaux tests diagnostiques16. Lors du procès à la Cour Suprême, les plaignants avaient fait valoir que des brevets sur les ADNc pourraient s’avérer bloquant pour construire des protéines médicaments. Plus largement, le brevetage de l’ADN synthétique, quand bien même il s’agit de la copie d’un ADN naturel, permet de s’approprier l’usage de nombreux outils de recherche.La non-brevetabilité des gènes naturels ne règle pas non plus le problème du secret appliqué à des bases de données de mutations qui ont été engrangées au fil des tests réalisés. La question a été soulevée à propos de la base de données de mutations BRCA détenue par Myriad Genetics, dès lors qu’un tel secret entretient le monopole de la firme et est susceptible de gêner l’interprétation médicale des mutations. Des chercheurs ont proposé la création d’une base de données publique pour contourner le secret, ou l’instauration d’une obligation de divulgation des mutations lors des demandes de certification des tests [6]. Les laboratoires concurrents de Myriad Genetics ont porté l’affaire en justice en 2013 pour infraction aux lois antitrust. Des scientifiques mettent encore en Ĺ“uvre des stratégies de recherche collective pour permettre un accès libre aux variations génétiques. Ils organisent de vastes consortiums, à l’image du human variome project, qui utilisent des licences open source pour garantir la disponibilité des données17,. Le travail d’interprétation des variations génétiques nécessite de multiples contributions qui rendent l’attribution d’un droit de propriété, à tel ou tel des participants, incertain ou impraticable. C’est ici la notion même de brevet qui est interrogée18. La décision de la Cour Suprême des États-Unis dans l’affaire Myriad Genetics introduit enfin une singulière asymétrie entre la régulation de la brevetabilité des gènes aux États-Unis et en Europe. Le droit européen pourra-t-il longtemps encore conserver son article 5.2 de la directive sur la protection juridique des inventions biotechnologiques qui stipule : « Un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel » ? Certains auteurs préconisent à la fois le maintien des brevets de gènes et leur mutualisation pour limiter les effets négatifs de la dispersion de la propriété19 [7]. Toutefois, des enquêtes réalisées en Europe concluent que les détenteurs de brevets de gènes seraient fort peu enclins à les verser dans un pool 20, et des économistes signalent des revendications croissantes d’exclusivité sur les biomarqueurs pour les tests de la médecine personnalisée, dont les coûts de certification augmentent [8]. Les conflits récents déclenchés par une alliance entre des industriels des semences et des agriculteurs à propos de brevets revendiquant des gènes natifs dans des plantes obtenues par des méthodes traditionnelles d’obtention végétale pourraient favoriser la réouverture de la question de la brevetabilité des gènes en Europe21. Les oppositions juridiques engagées aujourd’hui dans le domaine de l’agriculture viennent en quelque sorte relayer les oppositions naguère conduites dans le champ de la génétique médicale. | ||
D. Stoppa-Lyonnet déclare avoir une participation financière dans le capital de l’entreprise Fluigent et participer à des interventions ponctuelles pour l’entreprise AstraZeneca. M. Cassier déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article. | ||
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En avril 2010, un juge fédéral de New York (États-Unis) invalidait les revendications de ces brevets portant sur des gènes, aussi bien l’ADN génomique isolé que l’ADN complémentaire, classés produits de la nature non brevetables, ainsi que les revendications des méthodes qui consistent à comparer une séquence mutée à une séquence sauvage d’un gène, au motif qu’il s’agit d’une opération intellectuelle non brevetable. « United States District Court southern district of New York, Association for molecular pathology et al., Plaintiffs, against United States patent and trademark office et al., Defendants, March 29, 2010, 152 pages ». Le cas fut jugé en appel à deux reprises par la Cour d’appel du circuit fédéral, en juillet 2011, puis en août 2012, avant d’être jugé par la Cour suprême en juin 2013.
2
Guidance for determining subject matter eligibility of claims reciting or involving laws of nature, natural phenomena and natural products, USPTO, 4 mars 2014. Ces recommandations ont été soumises à une consultation publique jusqu’au 31 juillet 2014.
4
Brief for the United States as amicus curiae in support of neither party, october 29, 2010, 56 pages.
6
U.S. Court of Appeals for the Federal Circuit, Association for molecular pathology et al. versus Myriad et al., august 16, 2012.
10
Crespi S. Patent on genes. Do they have a future ? http://www.law.ed.ac.uk/ahrb/publications/online/Crespi.htm, december 15, 2006.
12
University of Utah research versus Ambry Genetics, memorandum decision and order denying plaintiffs’motion for preliminary injonction, March 10, 2014.
13
Gene patents and licensing practices and their impact on patient access to genetic tests. Report of the secretary’s advisory committee on genetics, health, and society, April 2010, 392 pages.
14
La position d’amicus curiae permet à des tiers de contribuer au procès en communicant des informations et des argumentaires pour éclairer la Cour, en faveur de l’une ou l’autre des parties, ou ni de l’une ni de l’autre. Dans l’affaire Myriad Genetics, l’éventail des « amis de la Cour », qui recouvre le département d’État à la Justice, de nombreuses associations médicales et de patientes, des organisations religieuses et de défense des libertés civiques, des associations de l’industrie biotechnologique, des juristes, des économistes, ou encore une compagnie d’assurance, est un fait remarquable qui illustre la discussion entre brevets, médecine, éthique et santé publique. Le gouvernement des États-Unis fut auditionné par la Cour Suprême en avril 2013 au titre « d’ami de la Cour », en faveur d’aucune des parties.
15
Sharing biomedical research ressources ; principles and guidelines for NIH research grants and contracts. Federal register, vol. 64, December 23, 1999.
16
New Supreme Court decision rules that cDNA Is patentable. What it means for research and genetic testing, Megan Krench, july 9, 2013.
17
Towards an ecology of collective innovation: human variome project. Rare disease consortium for autosomal loci, data-enabled life sciences alliance. Current Pharmacogenomics Person Med 2011 ; 9 : 243-51.
18
CF l’audition de Dominique Stoppa-Lyonnet à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, 27 mars 2013.
19
C’est notamment la position exprimée par G. Van Overwalle lors du récent colloque « Breveter les gènes ? Les défis de la politique européenne ». Conseil économique et social, 29 avril 2014.
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1.
Cassier M, Stoppa-Lyonnet D. L’opposition contre les brevets de Myriad Genetics et leur invalidation totale ou partielle en Europe. Premiers enseignements . Med/Sci (Paris). 2005; ; 21 : :658.–662. 2.
Eisenberg R. The move toward the privatization of biomedical research . in C Barfield, Smith BLR, eds. The future of biomedical research . Washington DC: : American Entreprise Institute; , 1997 : :121.–124. 3.
Cassier M, Stoppa-Lyonnet D. Un juge fédéral et le gouvernement des États-Unis interviennent contre la brevetabilité des gènes . Med Sci (Paris). 2011; ; 27 : :662.–666. 4.
Sulston J, Ferry G. The common thread. A story of science, politics, ethics and the human genome . Washington: : Joseph Henry Press; , 2002. 5.
Calvert J, Joly PB. How did the gene become a chemical compound ? The ontology of the gene and the patenting of DNA . Social Science Information. 2011; ; 50 : :157.–177. |