Logo of MSmédecine/sciences : m/s
Med Sci (Paris). 2015 February; 31(2): 214–217.
Published online 2015 March 4. doi: 10.1051/medsci/20153102020.

Chroniques génomiques - Recherche cibles, désespérément

Bertrand Jordan1***

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS, Espace éthique méditerranéen, hôpital d’adultes la Timone, 264, rue Saint-Pierre, 13385Marseille Cedex 05, France; CoReBio PACA, case 901, parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Algorithmes, Établissements de cancérologie, Transformation cellulaire néoplasique, Analyse de mutations d'ADN, ADN tumoral, Conception de médicament, Détection précoce de cancer, Gènes tumoraux, Gènes suppresseurs de tumeur, Dépistage génétique, Secteur des soins de santé, Humains, Oncologie médicale, Thérapie moléculaire ciblée, Réaction de polymérisation en chaine multiplex, Protéines tumorales, Tumeurs, Médecine individualisée, Analyse de séquence d'ADN, organisation et administration, génétique, méthodes, tendances, antagonistes et inhibiteurs, diagnostic, traitement médicamenteux

 

inline-graphic medsci20153102p214-img1.jpg

« Oncologie de précision »

Le principe fondateur de la médecine personnalisée (ou « médecine de précision »), c’est de donner « le bon médicament au bon patient, au bon moment ». En oncologie, compte tenu des récents progrès techniques, la mise en œuvre de ce principe s’appuie, outre la CGH1, pour identifier amplifications, délétions et translocations, sur le séquençage de l’ADN de cellules tumorales du malade et l’identification de la ou des anomalie(s) responsable(s) du développement de la tumeur. Cela permet alors - dans l’idéal - le traitement par un agent spécifique visant la correction de cette anomalie. Ce schéma s’est avéré réalisable dans un environnement clinique, avec des délais acceptables (inférieurs au mois) et quelques réussites spectaculaires, bien que l’utilité clinique2 de cette approche, quoique très vraisemblable, n’ait pas encore été strictement démontrée [1, 2]. Sa mise en œuvre impose la réalisation de plusieurs étapes importantes. Il faut d’abord obtenir et traiter immédiatement un échantillon tumoral de bonne qualité, puis séquençer son ADN à une redondance élevée : la lecture est actuellement ciblée sur quelques dizaines ou centaines de gènes (un panel), mais pourrait bientôt concerner l’ensemble des séquences codantes (l’exome). Vient ensuite l’analyse de cette séquence pour y repérer les anomalies vraisemblablement responsables du caractère tumoral, et la recherche, parmi ces anomalies, de celles pour lesquelles existe un traitement ciblé. La décision de traitement est alors prise par une instance collégiale (tumour board) rassemblant cliniciens, biologistes, pathologistes et bioinformaticiens [3]. L’ensemble est souvent effectué dans le cadre d’un essai clinique visant à tester différentes manières d’organiser cette « médecine de précision », et aussi d’évaluer son utilité clinique. Le but de cette chronique est de donner une idée de la façon dont la séquence d’ADN est interprétée afin de trouver des mutations « ciblables » (actionable mutations) et de voir comment ceci est réalisé dans différents environnements publics et privés.

Le processus

L’échantillon de départ est, dans la plupart des cas, un fragment de la tumeur ou d’une métastase. Après les contrôles de qualité (pourcentage de cellules tumorales, respect des protocoles de prélèvement et de stockage), l’ADN à séquencer est obtenu par PCR multiplex (s’il s’agit d’un panel relativement réduit, quelques dizaines de gènes) ou par hybridation/sélection avec un jeu d’oligonucléotides ad hoc pour les panels plus étendus ou pour l’exome entier (encore peu pratiqué aujourd’hui, mais qui s’imposera sans doute bientôt). Il est important à ce stade que l’amplification ou la sélection soient le plus uniformes possible, afin que la représentation des différents gènes dans la séquence obtenue soit équilibrée. On passe alors au séquençage, qui est effectué avec une redondance très élevée, jusqu’à 1000x (chaque base étant lue mille fois en moyenne) afin d’éliminer le plus possible les erreurs de lecture. Les séquences vérifiées sont alors alignées (par homologie) sur la séquence humaine de référence, elles couvrent naturellement les zones correspondant aux différents gènes du panel.

Les différences qui apparaissent entre la séquence de la tumeur et la référence vont alors faire l’objet d’un examen détaillé : s’agit-il de simples polymorphismes présents à une fréquence notable dans la population (donc a priori non pathogènes), de mutations connues pour activer un oncogène ou inactiver un suppresseur de tumeurs, ou de changements dont l’effet biologique est douteux et doit être examiné de plus près ? Il y a là tout un processus impliquant le recours à des bases de données et la mise en œuvre de règles de décision soigneusement établies, notamment pour définir quels variants seront retenus dans l’analyse. Par exemple, une mutation non-sens dans un exon d’un oncogène ne sera pas considérée comme cliniquement significative : il y a fort peu de chances qu’elle active ce dernier ! Si en revanche elle est trouvée dans un suppresseur de tumeur, elle sera retenue, puisque l’inactivation de ce suppresseur peut déclencher ou favoriser la tumorogenèse. En fait, l’idéal serait d’avoir accès à une base de données complète et à jour qui répertorie, pour chacun des gènes impliqués dans le cancer (un millier ?), toutes les mutations déjà repérées, leur effet sur l’apparition et l’évolution de la tumeur, et l’éventuelle existence de thérapies ciblées. Une telle base de données n’existe malheureusement pas, mais certaines s’en approchent, comme COSMIC3, (catalogue of somatic mutations In cancer), établi au Sanger Institute (Royaume-Uni), ou My Cancer Genome4, (Vanderbilt-Ingram Cancer Center, États-Unis). La dernière présente l’avantage de donner une sorte de digest des articles parus à propos d’une mutation donnée. Citons encore Personalized Cancer Therapy5,, émanant du MD Anderson Cancer Center (États-Unis) et CBioportal6 du Memorial Sloan-Kettering Cancer Center (États-Unis). Ces différentes bases fournissent souvent des suggestions de traitement ainsi qu’un répertoire des essais cliniques en cours.

L’ensemble du processus d’interprétation suit un arbre de décision aux multiples embranchements (que les intéressés appellent généralement « algorithme »), formalisant les choix à effectuer tout au long de l’analyse de séquence pour aboutir à un rapport présentant de manière synthétique les résultats interprétés du séquençage et les suggestions qui en découlent. Cet algorithme représente l’état des connaissances à un moment donné, mais reflète aussi les choix scientifiques et cliniques de ceux qui l’établissent ; dans le cas d’un essai clinique, il ne doit évidemment pas changer en cours de route. Bien entendu, il est souhaitable que tout ce processus soit automatisé pour aboutir au rapport d’analyse qui sera discuté, avec le résumé des résultats de CGH et les données cliniques du malade, par l’instance collégiale qui décidera du traitement à appliquer [3]. Ceci est apparemment réalisable, même si les revendications d’entreprises comme GenomOncology7,, qui se vante de fournir un rapport clinique à partir de votre séquence en moins de 20 minutes ( Figure 1 ), semblent exagérées8.

Différents modèles d’organisation

Les différents essais menés à ce jour ont montré que les aspects techniques (prélèvements, séquençage, délais et - dans une certaine mesure - coûts) de cette nouvelle oncologie pouvaient être maîtrisés dans le cadre clinique. Le point critique reste cet algorithme, qui doit interpréter et synthétiser les informations de séquence pour en tirer les indications de traitement. La question peut être abordée de différentes manières. Un centre important peut mettre au point son propre algorithme, en tenant compte des types de cancers auxquels il s’intéresse, du ou des panels de gènes qu’il a choisi d’utiliser, et, éventuellement, des traitements ciblés auxquels il peut avoir accès (problèmes d’autorisation, de coût, de prise en charge). Ceci est vrai également dans le cas d’un essai clinique multicentrique où il faut évidemment s’assurer de l’homogénéité du traitement des données. Cela présente l’avantage d’impliquer directement les équipes scientifiques et cliniques concernées, et d’ajuster précisément l’algorithme au cadre médical et clinique, mais suppose des capacités solides en informatique et bio-informatique qui ne sont pas à la portée de structures de plus petite taille. Celles-ci peuvent alors avoir recours à un prestataire de services9.

De nombreuses entreprises s’intéressent en effet à ce marché. La mise au point d’un système informatique demande beaucoup moins de temps et de moyens que celle d’un diagnostic moléculaire ou, a fortiori, d’un médicament, et les barrières règlementaires sont pour le moment peu importantes. La tactique la plus prometteuse consiste à partir d’une base de données de bonne qualité, à négocier avec ses responsables un accord commercial et à proposer un système « clés en main » qui traite les données du client en utilisant les ressources de la base dans un système informatique mis au point par l’entreprise. C’est le cas de GenomOncology, qui a passé début 2014 un accord avec My Cancer Genome (et le Vanderbilt-Ingram Cancer Center) pour se réserver l’utilisation commerciale de la base (qui reste ouverte aux utilisateurs cliniques et scientifiques). L’analyse garantie en 19 minutes que propose ce site (Figure 1) doit être assez basique, mais le principe semble bon. En réalité, l’entreprise propose au laboratoire hospitalier la mise au point d’un système d’interprétation spécifique adapté à ses besoins et fournissant un rapport clinique dans la forme souhaitée, et elle a déjà passé des contrats avec plusieurs hôpitaux. D’autres firmes sont sur les rangs, on peut citer notamment CollabRx, N-of-One et Caris. De fait, une étude récemment parue sur l’industrie du NGS (next generation sequencing) clinique répertorie 55 entreprises impliquées dans l’interprétation clinique des séquences, dont 21 qui interviennent uniquement dans ce secteur ! [4]. L’estimation est sûrement très large, mais elle montre l’intérêt du secteur privé pour ce marché qui ne demande que des investissements relativement modestes et répond à un besoin grandissant - même si aucune de ces firmes n’est actuellement rentable [5]. Parmi les entreprises fournissant un « service complet », il faut citer Foundation Medicine, qui se charge de l’ensemble du test, depuis la réalisation de la séquence jusqu’à la fourniture d’un rapport clinique suggérant des choix thérapeutiques [6]. Du point de vue des cliniciens, ces services commerciaux d’interprétation ont l’inconvénient de se présenter comme une « boîte noire », les détails des algorithmes mis en place n’étant pas révélés, et peuvent du coup susciter une certaine méfiance. Foundation Medicine participe néanmoins à plusieurs essais cliniques impliquant d’importants centres de recherche.

Bien entendu, les acteurs commerciaux majeurs dans le secteur du séquençage, comme Illumina et son principal concurrent Thermo Fisher Scientific (qui a récemment acquis Life Sciences et de ce fait les machines de la famille Ion Torrent) cherchent eux aussi à offrir une solution complète et, pour ce faire, rachètent des entreprises spécialisées en bio-informatique pour intégrer leur pipeline à leurs offres, tout en participant par ailleurs à des consortiums public/privé qui se constituent pour systématiser ce genre d’analyse. Le plus important est sans doute le Actionable genome consortium (AGC), impliquant l’entreprise Illumina (qui domine actuellement le marché des instruments) et quatre centres d’oncologie10 [7]. L’AGC compte élaborer et publier des répertoires de mutations ciblables (actionable events), des standards pour l’annotation et l’interprétation des variants, et des recommandations pour le format et le contenu des rapports cliniques destinés aux tumour boards. Il ne s’agit donc pas de fournir des systèmes clefs en main, mais de faciliter la mise au point de tels systèmes dans chaque centre concerné tout en définissant des critères de qualité. Un autre consortium assez similaire implique Thermo Fisher Scientific en association avec GlaxoSmithKline et Pfizer [8]. Notons aussi, en Europe, le lancement du consortium Lungcadia [9] qui associe les entreprises Qiagen (diagnostic moléculaire) à travers sa division bio-informatique Biobase, Cartagenia (bio-informatique) et l’Institut de pathologie de Hanovre pour systématiser l’analyse des variants trouvés dans le cancer du poumon (avec extension prévue à d’autres cancers).

On voir donc que cette question - centrale - de l’interprétation suscite, à juste titre, un très grand intérêt, et motive de multiples initiatives où se mêlent centres de recherche, laboratoires hospitaliers, fabricants de machines et firmes de bio-informatique, selon des schémas très variés. Il va être intéressant de suivre l’évolution de ce secteur, sans oublier qu’à un moment ou un autre il fera l’objet d’une régulation, puisqu’il a vocation à diriger le choix du traitement : la FDA, tout comme les autorités européennes correspondantes, ne peuvent donc s’en désintéresser durablement. Cela manifeste en tous cas à quel point les problèmes de l’oncologie de précision se sont déplacés de l’obtention de la séquence vers les modalités de son interprétation et de son utilisation.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Comparative genomic hybridisation, dont le résultat est lu grâce à une puce à ADN et qui donne une vision précise des régions dupliquées, amplifiées ou délétées dans le génome tumoral.
2 Démonstration par une étude prospective que le résultat final (survie à 5 ans par exemple) est meilleur que celui obtenu par le schéma classique.
8 We’ll upload your files and create a clinical report – complete with actionable mutations, regions of “Failed Testing”, FDA, NCCN, ASCO and My Cancer Genome™ annotations, and relevant clinical trials – in 19 minutes or less.
9 C’est assez courant aux États-Unis, beaucoup moins en Europe.
10 Dana-Farber Cancer Institute, Fred Hutchinson Cancer Research Center, MD Anderson Cancer Center, et Memorial Sloan Kettering Cancer Center.
References
1.
Frampton GM, Fichtenholtz A, Otto GA, et al. Development and validation of a clinical cancer genomic profiling test based on massively parallel DNA sequencing . Nat Biotechnol. 2013; ; 31 : :1023.–1031.
2.
André F, Bachelot T, Commo F, et al. Comparative genomic hybridisation array and DNA sequencing to direct treatment of metastatic breast cancer: a multicentre, prospective trial (SAFIR01/UNICANCER) . Lancet Oncol. 2014; ; 15 : :267.–274.
3.
Schwaederle M, Parker BA, Schwab RB, et al. Molecular tumor board: the University of California-San Diego Moores Cancer Center experience . Oncologist. 2014; ; 19 : :631.–636.
4.
Curnutte MA, Frumovitz KL, Bollinger JM, et al. Development of the clinical next-generation sequencing industry in a shifting policy climate . Nat Biotechnol. 2014; ; 32 : :980.–982.
5.
Tansey, B. Data companies carve out niche in DNA test interpretation. Xconomy. , http://www.xconomy.com/boston/2014/11/21/data-companies-carve-out-niche-in-dna-test-interpretation/ (consulté le 6 décembre 2014).
6.
Jordan B. Les retombées cliniques du séquençage de nouvelle génération . Med Sci (Paris). 2014; ; 30 : :589.–593.
7.
Nature Biotechnology News . Actionable genome consortium to guide NGS in cancer . Nat Biotechnol. 2014; ; 32 : :965..
8.
Morrison C. Illumina, Thermo Fisher build consortia to develop universal cancer tests . Nat Biotechnol. 2014; ; 32 : :1073.–1074.
9.
Lungcadia. , Euro Trans Bio. 2013. https://www.eurotransbio.eu/lw_resource/datapool/_items/item_145/etb_2013_28.pdf (consulté le 6 décembre 2014).