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Med Sci (Paris). 2015 March; 31(3): 329–334.
Published online 2015 April 8. doi: 10.1051/medsci/20153103019.

Les souffrances et les maladies dans l’histoire
Intérêt de leur étude pour la médecine et la santé publique contemporaines

Joël Coste1*

1Université Paris Descartes, École pratique des hautes études, Hôtel Dieu, 1, place du parvis Notre Dame, 75004Paris, France
Corresponding author.
 

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Les souffrances et les maladies représentent des aspects essentiels de la vie humaine et occasionnellement des facteurs historiques de première importance. Étudier les grands fléaux, les grandes épidémies, mais aussi les fardeaux de souffrance supportés quotidiennement par l’homme, les recours qui ont été cherchés et les soulagements qui ont été apportés, relève de plein droit de l’histoire. Cette étude peut également être bénéfique pour les médecins et les spécialistes contemporains de santé publique, chercheurs et praticiens. Elle enseigne aux uns et aux autres la modestie et aiguise l’esprit critique en éclairant les mythes, les idéologies et les représentations produits et charriés par la médecine au cours de son histoire [1, 2]. Elle développe le sens éthique en témoignant des valeurs humanistes que la médecine a le plus souvent défendues depuis ses origines. L’histoire des souffrances et des maladies peut encore être directement utile à la science médicale et à la santé publique contemporaine par les données qu’elle apporte sur la réalité historique et la dynamique des phénomènes pathologiques, leur émergence, leur diffusion et leurs relations avec l’environnement physique et humain [2, 3]. Par l’analyse de leur présentation, de leur reconnaissance et de leur conceptualisation, elle éclaire aussi la manière dont ont été élaborées les entités qualifiées de « maladie » par la médecine, et questionne l’universalité des catégories pathologiques employées. Comme les études transculturelles, les études historiques offrent en effet la possibilité de reconnaître aux phénomènes pathologiques des expressions constantes ou variables, orientant vers des mécanismes principalement biologiques ou principalement psychologiques et sociaux. J’illustrerai mon propos par quelques études de textes du xviiie siècle français, témoins d’une culture encore relativement familière et rédigées dans une langue accessible aux lecteurs.

Caractérisation des maladies dans les sources textuelles anciennes

Les études historiques des souffrances et des maladies devraient s’efforcer de caractériser les phénomènes pathologiques à partir des informations disponibles dans les sources considérées. Les sources textuelles, les sources iconographiques et les sources biologiques posent des problèmes différents [46], mais leur étude exige toujours une méthodologie rigoureuse, aux antipodes du recueil d’anecdotes consacrées aux maladies ou aux restes des « célébrités ». L’étude des sources textuelles nécessite le recours simultané à des notions contemporaines, médicales et épidémiologiques, et à des données historiques fines précisant les conditions d’écriture des textes considérés, qui doivent être soumis à la critique historique [7]. Une familiarité avec les connaissances théoriques et les raisonnements utilisés par les médecins à leur époque, ainsi qu’avec les questions et problèmes qui leur étaient posés (par les malades ou les sociétés) est indispensable. L’historiographie des dernières décennies a parfois fait preuve de scepticisme quant à la possibilité de caractériser les phénomènes pathologiques du passé. Au nom du constructivisme social et des travaux de Ludwick Fleck, Michel Foucault et Bruno Latour, certains historiens de la médecine [8, 9] ont réprouvé cette caractérisation au motif que les maladies seraient des constructions socioculturelles historiques, et donc intransposables dans le temps et l’espace. L’attitude de Bruno Latour, refusant de considérer que Ramsès II pouvait avoir été atteint de la tuberculose puisque le bacille de Koch n’a été découvert, ou « socialement construit », qu’en 1882 [10], est emblématique de ce relativisme « postmoderne » [11, 12] devenu très influent en histoire des sciences. Il existe pourtant une voie moyenne entre le positivisme ingénu, qui applique sans gêne les connaissances biologiques et médicales contemporaines aux questions historiques, et le relativisme qui refuse cette application. Cette voie, empruntée notamment par Mirko Drazen Grmek (1924-2000), respecte la complexité des phénomènes morbides historiques et les interactions multiples des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux. À la suite de ce dernier [13], j’ai précisé les méthodes à mettre en Ĺ“uvre selon les objectifs de la caractérisation pathologique (schématiquement diagnostic individuel ou évaluation de l’état de santé d’une population) [14, 15], et je les ai appliquées à des corpus de textes de nature différente [1416]. La caractérisation pathologique requiert des compétences multidisciplinaires, en particulier historiques, médicales et épidémiologiques. En pratique, la richesse des textes anciens augmente la probabilité de relever un signe pathognomonique ou une association de signes évocateurs d’une maladie connue de nous aujourd’hui. Et, en règle générale, les blessures et les traumatismes mentionnés dans les sources anciennes peuvent être transposés sans trop de difficulté dans le cadre nosologique actuel de la traumatologie, alors que les pathologies médicales, particulièrement les affections cardiaques, endocriniennes, nutritionnelles et métaboliques ainsi qu’hématologiques, sont beaucoup plus difficiles à identifier en l’absence des techniques d’exploration paracliniques (biologique et imagerie) presque indispensables à leur caractérisation aujourd’hu.

Dynamique historique, réalité et reconnaissance des maladies

Dans les années 1930, Charles Nicolle (1866-1936) avait évoqué le « destin des maladies infectieuses » [17] et la « naissance, vie et mort » de celles-ci [18]. Les phénomènes pathologiques, quelle que soit leur nature, s’inscrivent en effet dans l’histoire humaine. Déterminer les moments et les conditions de l’émergence des maladies – un concept préférable à celui de « naissance » [19] – sont des prérequis pour envisager leur contrôle. Pour les maladies infectieuses transmissibles, l’importance de bien connaître les épidémies passées a été maintes fois rappelée depuis Webster [20], et l’oubli de l’histoire a souvent conduit à des décisions de santé publique inappropriées, comme cela a été le cas récemment pour la grippe H1N1. En outre, comme l’a montré Grmek pour l’épidémie de Sida [21], seule la méthode historique est utilisable aux phases précoces de l’émergence des maladies, quand elles ne sont pas encore reconnues par la médecine, quantifiées par l’épidémiologie ou accessibles à l’analyse sociologique. Les Observations sur les ulcères produits par l’ardeur du feu du médecin valenciennois André-Ignace-Joseph Du Fresnoy (1733-1801), envoyées à la Société royale des sciences de Montpellier en 1772 (Encadré 1), contiennent probablement la première description de l’erythema ab igne ou dermite des chaufferettes, une entité reconnue au début du xxe siècle, et pour laquelle le risque de dégénérescence néoplasique, accru par l’exposition aux hydrocarbures issus de la combustion du charbon, n’a été rapporté qu’en 1967 [22]. Ce texte, qui met sur la piste d’une maladie méconnue des ouvrières du textile du nord de la France à la fin de l’époque moderne, permet de souligner que la réalité d’un phénomène pathologique n’implique pas toujours sa reconnaissance, et de rappeler que les conditions de celle-ci ne doivent pas être confondues avec celles de l’émergence comme le font les historiens constructivistes [23].

« Observations sur les ulcères produits par l’ardeur du feu par Mr du Fresnoy, médecin de Valenciennes », Archives départementales de l’Hérault, D 173 (58) Société royale des sciences, mémoires, notes, travaux (1705-an II) [1772], p. 1-10 [extrait].

« L’usage du charbon de terre est trés commun dans les provinces de flandre et de hainaut. Le feu est si ardent, et presque tous ceux qui s’en servent en approchent de si près que les hommes ont à la fin de chaque hiver les jambes brûlées et souvent couvertes de croutes que la plus legere blessure fait presque toujours dégénérer en ulceres. […] Pour se garantir du froid, les ouvrieres se servent de chaufferettes remplies de braises plus ou moins allumées selon qu’elles sont plus ou moins frileuses. Elles mettent ces chaufferettes entre leurs jambes et sous leurs chemises, en sorte que l’action du feu porte directement sur leurs jambes et sur leurs cuisses. Elevées dés l’age des 6 ans à rester ainsi assises à leurs rouets ou carreaux depuis 6 ou 7 heures du matin jusqu’à 9 du soir, aussi plus elles avancent en age, plus elles deviennent sensibles au froid et plus elles augmentent le feu de leurs chaufferettes qui leur grille insensiblement les cuisses, ce qui est cause que non seulement elles les ont en tous tems fort marbrées mais encore qu’il s’y forme à la fin de chaque hiver des croutes que la plus légére blessure fait changer en ulceres quand elles sont parvenues à l’age de 55 à 60 ans, et ces ulceres deviennent cancereux au bout de quelques années par leur negligence. Je ne parle ici que des filles du bas peuple et des artisans, car les personnes aisées sont rarement attaquées de ces accidens par la précaution qu’elles ont de porter des caleçons et de ne se servir que de chaufferettes fermées d’un couvercle percée de petits trous, comme un crible, et parce qu’étant d’ailleurs mieux vêtues, le froid les saisit avec moins de rigueur. »

NdE : l’orthographe des textes des auteurs de l’époque a été scrupuleusement respectée.

Si la présence, même épidémique, d’une pathologie dans une population n’implique pas nécessairement sa reconnaissance ni sa conceptualisation par la médecine, inversement, il est des cas où la médecine a reconnu un temps des entités discutables qui ne résistent pas à une analyse approfondie. Celui de l’homosexualité, un temps inclu dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux établi par l’American Psychiatric Association (APA), est bien connu [24]. Une consultation donnée par Paul-Joseph Barthez (1734-1806) dans les années 1770 pour une « masturbation » à l’origine de « pollutions involontaires », alors considérées comme une maladie [25] (Encadré 2), montre que des erreurs d’appréciation, parfois considérables, ont été commises par la médecine - à toutes les époques - sur le caractère pathologique même de certains phénomènes sur lesquels elle s’est penchée. Comme Arthur Kleinman l’a justement rappelé en 1987 [26], bien des entités nosologiques de la médecine contemporaine relèvent davantage des intérêts corporatistes ou financiers de groupes professionnels ou de pression que d’authentiques processus pathologiques. La liste de ces entités est devenue aujourd’hui très longue [27] et leur mise en perspective historique en accentue encore leur caractère saugrenu.

2

« Masturbation » dans Consultations de médecine de M. Barthez, …, Tome second, Paris, Colin, 1807, p. 162-6 [extrait].

« Le malade est âgé de trente ans, il s’est livré fort jeune à ce funeste penchant [la masturbation]; depuis l’âge de seize ans il est sujet à des pollutions involontaires tous les cinq à six jours; elles sont annoncées par un frémissement voluptueux qu’il sent la veille dans les organes de la génération; les érections en sont rares et imparfaites à moins qu’il n’ait été exempt de pollutions pendant quinze jours, ou qu’il fasse quelque voyage à cheval qui dissipe la surabondance d’humeurs qui se portent vers les organes et les fatiguent. Le malade est bien constitué; il eut dans l’automne de 1771 des douleurs de goutte dont il fut gueri par la diète blanche; il eut au printemps suivant une force d’érection singulière; les organes affaiblis se fortifièrent par le régime; les pollutions sont devenues plus rares. Les indications que présente cette maladie sont de détruire la surabondance des humeurs, de remédier aux pollutions nocturnes en détournant la secrétion trop abondante de la semence, en entretenant la plus grande liberté des autres excrétions, en combattant les causes d’irritation qui peuvent les déterminer, et de donner aux organes de la génération une force constante dont le défaut est indiqué par la rareté et la faiblesse des érections. »1

Conceptualisation médicale des maladies et élaboration des catégories nosologiques

L’histoire permet également d’éclairer la manière dont les maladies ont été appréhendées, conceptualisées et classifiées par la médecine. Celles-ci ne sont pas des « espèces » comme des plantes [28], mais des entités élaborées avec des éléments sémiologiques, évolutifs, physiopathologiques, étiologiques inégalement précisés et validés par la science médicale. La nosologie, qui fournit un classement opératoire des maladies pour la pratique médicale, comprend de ce fait des entités hétérogènes dont les niveaux d’élaboration et de validation - en particulier de leurs causes et de leurs mécanismes physiopathologiques - diffèrent. À côté de certaines maladies génétiques ou infectieuses, pour lesquelles l’enchaînement des événements morbides est assez bien établi, se trouvent des entités, utilisées comme des catégories diagnostiques par les médecins, dont le caractère provisoire et révisable est reconnu [29]. La facilité de l’analyse des cas pathologiques historiques et de leur transposition dans la nosologie contemporaine reflète la solidité de l’élaboration des entités nosologiques, particulièrement de la cohérence des syndromes qui en forment le fondement. Une transposition réussie permet en quelque sorte à ces entités d’acquérir une validité « historique », à l’instar de la validité « transculturelle » recherchée dans certaines disciplines médicales comme la psychiatrie [30]. Le cas de ce que nous appelons aujourd’hui la neurofibromatose de type 1, observé en 1747 par un médecin français (Encadré 3), bien avant sa description princeps par Friedrich Daniel Von Recklinghausen en 1882, correspond à une entité nosologique aujourd’hui incontestée, une maladie génétique dont on a pu préciser toute la séquence des événements pathologiques, depuis la mutation du gène jusqu’à l’apparition des symptômes et la phase d’état. Plus intéressant peut-être est le cas d’une femme de 32 ans présentant, en 1737, des manifestations évoquant fortement une schizophrénie paranoïde (Encadré 4). Ce cas, qui répond aux critères diagnostiques de la schizophrénie du DSM-IV-TR [15], plaide en faveur de l’ancienneté de cette pathologie, qui fut longtemps contestée [31, 32], et de l’importance des déterminants biologiques dans la pathogenèse de cette maladie, à l’instar des troubles bipolaires et des dépressions majeures aux expressions en grande partie inchangées depuis l’Antiquité [33, 34].

3

Lettre de Lavergne, « médecin et président de l’élection de Sarlat » à Haguenot, le 7 août 1747, dans Lettres médicales du XVIIIe s. Lettres de Albaret, Bonnefoy, Dufort, Goulard chirurgien, Maurillon, Mullard, Pagès, Piegon, Pons au Dr Haguenot de Montpellier (1737-1769). Consultations médicales, BIU Santé Ms 2440, pièce 43 [extrait].

« Made pour laquelle on consulte est agée de trente ans ou environ, d’un temperemment vif, et ayant assés d’embonpoint. […] [Vers l’âge de 20 ans] il survint à Made dans toute habitude du corps, sous la peau un nombre prodigieux de petites glandes, dont le volûme a toujours augmenté depuis, en sorte qu’on en remarque une surtout à la partie superieure et un peu exterieure de la cuisse gauche, qui surpasse la grosseur du poing; d’autres, qui sont longuettes, et grosses comme le pouce, etc., et il en naît tous les jours de nouvelles. Les glandes sont devenuës douloureuses, et Made y sent de vives piqures dans les changemens de temps, surtout en tems pluvieux. […] Il est a remarquer que le bas ventre de Made n’a pas plus de volume qu’il paroit devoir naturellement en avoir, et qu’on y observe d’autres duretés que celles qui sont sous la peau; il semble pourtant qu’on doit en soubçonner intérieurement. Elle a eté engendrée par un officier décédé depuis longtemps, et l’on n’a pû rien decouvrir tant de ce coté-là que du coté maternel. M son mari se porte parfaitement bien. »1

4

« Sur un délire maniaque », dans Consultations choisies de plusieurs médecins celebres de l’université de Montpellier sur des maladies aigues et chroniques, Tome huitième, Paris, Durand et Pissot fils, 1750, p. 186-90 [extrait].

« Une femme juive âgée de trente-deux ans, mere de huit enfans outre celui dont elle accoucha mort il y a environ un an s’étant blessée, d’un tempérament sanguin et mélancholique, se croyant très-belle et très-prudente, fort portée à faire des reflexions et à rechercher les honneurs, ayant beaucoup de confiance en ses propres lumieres, faisant un grand usage depuis cinq ans de caffé et de bière; menant une vie fort sédentaire, lisant continuellement une grande partie de la nuit les livres hébraïques, même les plus difficiles, voulant par ce moyen, suivant la coutume reçue parmi son sexe, être regardée par tout le monde comme très-pieuse; cette femme il y a environ trois ans, étant en compagnie avec quelques-uns de ses amis, sans en avoir eû la moindre occasion, tint des discours si dénués de bons sens qu’on la regarda comme une personne qui déliroit; cette espece d’accès dura deux ou trois heures, après lesquelles il cessa de lui-même.Au commencement du mois de juillet dernier, elle vint à Ratisbonne, où elle fut très-bien reçue et très-bien traitée par ses amis; elle eut occasion de se mettre dans une vive colere, ce qui la fit tomber de nouveau dans le delire, même jusqu’à dire des injures aux personnes qui étoient avec elle; le sommeil et l’appétit disparurent, cependant ses forces augmenterent. […] La maladie augmentant de jour en jour, ses amis lui conseillerent de se rendre à Vienne où elle arriva vers le quinze d’août; là on mit en usage les fréquentes saignées de pied, les demi-bains, les eaux de Spa, ce qui produisit une parfaite guérison. Elle devint grosse dans le courant de décembre; tout le temps de sa grossesse se passa parfaitement bien, à cela près qu’elle avoit un goût si marqué pour le caffé qu’elle le poussoit à l’excès, et qu’elle s’étoit encore adonnée à une continuelle lecture. […] Le tems s’accoucher arriva, elle eut un fils, se portant fort bien […]. Au bout d’un mois, étant avec quelques-unes de ses amies, elle garda un profond silence pendant un assez long temps, après quoi prenant la parole sur un ton plus élevé qu’à l’ordinaire elle fit un discours très-long, assez mal raisonné et sans suite qu’elle finit en se donnant des louanges et se mettant en colere contre celles qui étoient avec elles. La malade est actuellement presque sans appétit, ayant le ventre paresseux, un goût excessif pour la biere, le visage pensif, et toujours très sérieuse. […] [Elle est] très-taciturne, faisant différentes mines et différens gestes comme si elle parloit à quelqu’un : tantôt elle ouvre les yeux, les tient fixes, le moment d’après elle les ferme; enfin elle éclate de rire d’une façon tout-à-fait ridicule. »1

Plus généralement, l’analyse historique des cas de maladies confirme l’intérêt de distinguer la souffrance ressentie par le sujet atteint de celle qui est reconnue par la société dans laquelle il vit, et de celle qui est prise en charge par la médecine. Ces trois dimensions de la morbidité, associées depuis les années 1970 aux termes anglais illness, sickness et disease [35], qui pourraient être traduits en français respectivement par souffrance (dimension personnelle ressentie), maladie (dimension sociale et partagée) et pathologie (dimension médicale), ont une dynamique historique propre et ne doivent pas être confondues. L’exemple de l’angine de poitrine, dont les manifestations furent bien décrites en 1763 par un malade lui-même (Encadré 5), illustre la pertinence de la distinction de ces trois dimensions. Les souffrances exprimées par ce malade furent qualifiées de « vapeurs » par Haguenot, le médecin montpelliérain consulté, qui reprenait une catégorie alors à la mode en France, souvent utilisée par les médecins pour qualifier des manifestations somatiques bénignes survenant dans des états qu’on qualifierait aujourd’hui d’« anxieux ». Cette étiquette commode permettait la reconnaissance de leur état de malade à bien des hommes et des femmes de la société française du xviiie siècle. (Les douleurs précordiales intenses ne furent réunies à l’angoisse dans le syndrome d’angor ou angina pectoris qu’en 1768, par le médecin anglais William Heberden, très probablement au moment où la pathologie devint plus fréquente en Angleterre, c’est-à-dire commença à émerger en population.) Dans cet exemple, les souffrances (les symptômes pour la médecine) sont restées invariantes au cours du temps, alors que la reconnaissance sociale et la catégorisation médicale ont profondément évolu.

5

Lettre de Mr de St Cosme Tornier à Haguenot, juin 1763 dans Lettres médicales du XVIIIe s. op. cit., pièce 85, n° 173 et 174 [extrait].

« Il y a quelques mois que l’exposant sentit en marchant dans les rues une grande douleur au sternum, ou dans la poitrine, elle dura fort peu et se dissipa en continuant sa route et rallentissant sa marche. Cet accident luy est arrivé trois ou quatre fois sans aucune suite et sans autre incommodité d’aucune espece. Il y a huit jours que sortant de chés luy à cinq heures du soir, à peine eut-il fait quatre pas que cette mesme douleur le prit ; dans l’idée qu’elle se dissiperoit en marchant comme il luy estoit arrivé precedemment, il continua sa route mais elle augmenta au point et avec de si grandes douleurs qu’il fut obligé de revenir chés luy, où il eut bien de la peine à arriver parce qu’il s’en estoit déjà eloigné de plus de cinq cent pas. Arrivé chés luy, il se mit dans un fauteüil, la respiration fort genée, souffrant des douleurs inexprimables et à mourir, comme si on luy ouvroit et ecrasoit la potrine. On luy fit prendre une cuillerée d’eau de fleur d’orangé, après un quart d’heure de sejour sur son fauteüil, il revint dans son estat naturel, mangea un potage à souper, se coucha et dormit tranquillement. Le lendemain […] il se coucha sur les dix heures, s’endormit sans peine ; à une heure il s’eveilla, les douleurs le prirent, furent fort violentes, durerent plus de demy heure, mais se dissiperent peû à peû sans remede, et il se rendormit tranquillement jusques à six heures. […] La nuit suivante, il eut le mesme accident qui fust aussi violent, ne dura pas plus longtemps, se dissipa de mesme sans remede, et aprés lequel il s’endormit. […] L’exposant n’a ny mal de tete, ny maux d’estomach, ny aucune espece d’incommodité lorsque les douleurs sont passées. Il desireroit sçavoir ce qui les occasionne et le remede. Elles sont si vives lorsqu’il marche dans les rues d’un pas ordinaire et lorsqu’elles le prennent dans la nuit regulierement, comme il luy est déjà arrivé les trois dernieres nuits, qu’il craint que si elles duroient plus long-temps il ne pust y resister, et cependant il a de l’appetit, mange, boit à peû prés à son ordinaire, joue, se promene chés luy sans autres incommodités que celles dites cy dessus. »1

Il est important que la médecine contemporaine considère avec attention l’histoire des souffrances et des maladies. En remettant en question l’universalité des catégories pathologiques employées, une approche historique pragmatique et méthodique, à égale distance du positivisme naïf et du scepticisme relativiste, peut contribuer, de même qu’une approche transculturelle rigoureuse, à éclairer les débats de certaines disciplines médicales, comme la psychiatrie, ou les débats philosophiques, toujours vifs, sur la notion de la maladie [27, 36]. Les leçons de l’histoire devraient inciter la médecine, en matière de soins, à se recentrer sur ses valeurs et ses objets les plus universels et, en matière de science, à renforcer les exigences épistémologiques, méthodologiques et éthiques.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 NdE : l’orthographe des auteurs des textes a été scrupuleusement respectée.
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