La cellule cancéreuse a été longtemps considérée comme responsable à elle seule de la maladie cancéreuse. Cela a conduit à l’établissement de cartographies de mieux en mieux documentées de ses anomalies génétiques, avec comme conséquence logique la recherche de stratégies thérapeutiques ciblant les produits de ces altérations, fer de lance de la désormais fameuse « médecine personnalisée » (→). Gènes suppresseurs de tumeurs, oncogènes, événements mutationnels de tous ordres, la liste est longue de cette diversité génétique. Les plus récents outils de la biologie moléculaire nous ont montré l’instabilité génomique croissante et l’immense hétérogénéité génétique des cellules cancéreuses acquise au cours du développement tumoral. S’en est suivi et se poursuit un jeu du chat et de la souris entre mise au point de thérapies ciblées, fondées sur l’élaboration de molécules spécifiques de réarrangements génétiques conduisant à l’apparition de protéines de fusion ou de mutations de molécules impliquées dans la prolifération des cellules cancéreuses, et apparition de nouveaux accidents génétiques permettant un échappement à ces thérapies ciblées.
(→) Voir le Forum de M. Billaud et X. Guchet, p. 797 de ce numéro
Quelques voix discordantes ont cependant marqué ce combat contre la seule cellule cancéreuse : brefs moments au cours desquels des pères fondateurs de l’immunologie et de l’immunothérapie, comme Paul Ehrlich et William Coley, dirent leur intuition que la maladie cancéreuse était certes une maladie de la cellule, mais aussi une maladie de la cellule plongée dans un environnement tissulaire et cellulaire qui pouvait être hostile, ou favorable, au développement tumoral [1, 2]. Cependant, il fallut plusieurs décennies pour que cette idée, fondée sur des observations expérimentales dont la lecture témoigne d’une étonnante lucidité eu égard aux connaissances d’alors sur l’immunité et l’immunité antitumorale, ne soit revisitée par les scientifiques et les cliniciens qui commencèrent alors à en faire un champ expérimental. Le retour de ce qui sera appelé ultérieurement l’immunothérapie fût marqué par de premiers succès, obtenus dans des cancers de la vessie par des injections intravésicales de BCG par Lloyd Old [3], ou chez des patients leucémiques, par transplantation de moelle osseuse par Georges Mathé [4].
L’art de la guerre antitumorale se déplaça ainsi de la vision simpliste d’une guerre contre la cellule cancéreuse per se à celle d’un combat visant cette cellule dans son environnement. Cet environnement tissulaire et cellulaire devint lui-même un enjeu d’interventions thérapeutiques : l’empirisme génial d’un Cooley inoculant à un patient présentant un cancer laryngé un streptocoque, après avoir observé chez une première patiente atteinte d’un ostéosarcome que la présence d’un érysipèle (infection cutanée due au streptocoque β-hémolytique) avait conduit à une régression tumorale, fût petit à petit remplacé par des interventions thérapeutiques fondées sur des données expérimentales de plus en plus précises. Cette cellule cancéreuse dans son microenvironnement, n’était-ce pas tout simplement une dialectique de la vie et de la mort cellulaires, avec le développement de stratégies pour échapper à un destin funeste : besoin de proliférer et de quitter la masse tumorale qu’elle a elle-même créée, sous peine d’asphyxie et de nécrose ; besoin d’échapper à cette surveillance immune suggérée par Ehrlich [2] et théorisée par Burnet [5] et Thomas [6], surveillance stimulée par une instabilité génétique conduisant à la génération de néoantigènes (molécules mutées, antigènes associés aux tumeurs) repérables par le système immunitaire. Les premiers antigènes associés aux tumeurs furent ainsi identifiés et utilisés, notamment comme marqueurs de la récurrence tumorale, grâce à l’élaboration d’anticorps spécifiques intégrés dans des kits de dosage. Des peptides tumoraux, cibles de lymphocytes T tueurs, furent ultérieurement caractérisés et utilisés à des fins vaccinales curatives, mais malheureusement sans succès majeur chez les patients jusqu’à aujourd’hui.
C’est l’irruption de la technique de fabrication des anticorps monoclonaux [7] qui a ouvert la porte à un remarquable renouvellement de l’arsenal thérapeutique mis à disposition contre les cellules tumorales (→) et leur microenvironnement. L’extraordinaire spécificité de ces molécules, leur capacité à circuler et à pénétrer les tissus, leurs affinités très élevées et modulables, leur dualité fonctionnelle – fixation à la cible par leurs domaines variables VH (variable heavy)/VL (variable light) leur conférant une exceptionnelle capacité de neutralisation, et recrutement de puissants mécanismes effecteurs (phagocytose, cytotoxicité cellulaire et/ou dépendante du complément) par leur région Fc – ont transformé les approches thérapeutiques de la cancérologie. Des anticorps dirigés contre des néoantigènes (par exemple l’antigène carcinoembryonnaire, CEA) ou contre des molécules du soi, comme le rituximab (ciblant la molécule CD20)1, le trastuzumab (ciblant la molécule HER2 [human epidermal growth factor receptor 2]/neu), le cétuximab (ciblant le récepteur de l’EGF, EGFR [epidermal growth factor receptor]), ont été générés et ont montré leur capacité à induire des réponses cliniques significatives bénéficiant aux patients. Puis, des tentatives de coupure des routes d’approvisionnement et d’oxygénation des cellules tumorales ont été entreprises avec quelques succès comme ceux observés avec le bévacizumab, un anticorps bloquant le VEGF (vascular endothelial growth factor), un facteur de croissance essentiel à la néoangiogenèse tumorale.
(→) Voir le numéro thématique « Anticorps monoclonaux en thérapeutique », m/s n°12, décembre 2009
Ces succès ont amené chercheurs et cliniciens à s’interroger sur les mécanismes d’action de ces anticorps et les limites imposées à leur efficacité. Parallèlement, une question majeure a continué à hanter les immunologistes : s’il existe une surveillance immune des cancers, pour quelles raisons le microenvironnement immunitaire ne peut-il qu’exceptionnellement éradiquer les tumeurs établies ? Ces deux interrogations ont conduit, d’une part, à construire des anticorps hautement cytotoxiques grâce à un meilleur recrutement de cellules effectrices et, d’autre part, à analyser très finement le microenvironnement des tumeurs et les conditions de son action pro- ou antitumorale (→).
(→) Voir le numéro thématique « Microenvironnements tumoraux», m/s n° 4, avril 2014
Une ingénierie d’anticorps aux multiples facettes a ainsi permis l’élaboration de nouveaux formats, au premier rang desquels des anticorps bispécifiques, ciblant à la fois l’antigène tumoral et la molécule activatrice de cellules effectrices, et les anticorps dont la région Fc a été modifiée, afin d’optimiser le recrutement de ces dernières cellules. L’étude détaillée du microenvironnement tumoral et des cellules immunitaires qui le composent a conduit à la démonstration que le développement d’une réponse immune adaptative in situ, marquée notamment par la présence de lymphocytes T CD8 et de structures lymphoïdes tertiaires, était associé la plupart du temps à un meilleur pronostic [8–10], tandis que l’expression de molécules participant à des mécanismes inhibiteurs de cette réponse (les molécules de checkpoints immunitaires), comme CTLA-4 (cytotoxic T-lymphocyte-associated protein 4), PD-1 (programmed cell death protein 1), PD-L1 (ligand de PD-1, exprimé sur les cellules cancéreuses et des macrophages infiltrant les tumeurs), ou/et LAG3 (lymphocyte-activation gene 3), avait un impact négatif [11]. Des anticorps antagonistes dirigés contre ces dernières molécules ont alors été développés et testés dans différentes pathologies cancéreuses à un stade avancé (mélanome, cancer du poumon non à petites cellules, carcinome rénal, etc.). C’est ainsi que des réponses cliniques, parfois très importantes, viennent d’être rapportées dans différents essais thérapeutiques utilisant ces anticorps antagonistes, suscitant un intérêt redoublé pour la manipulation de l’immunité antitumorale par les anticorps monoclonaux [12–15]. La capacité à débloquer les mécanismes effecteurs de cette immunité, grâce à l’utilisation éventuellement combinée de différents anticorps (anti-CTLA-4/anti-PD-1, par exemple), ainsi que la capacité à recruter les cellules effectrices en utilisant des anticorps bispécifiques [16] ou optimisés, voire à générer des lymphocytes T exprimant des fragments d’anticorps dirigés contre des antigènes tumoraux (initialement appelés les T-bodies et récemment rebaptisés CAR T cells, pour chimeric antigen receptor T cells) [17], ainsi que les résultats cliniques obtenus, laissent entrevoir un saut majeur dans notre capacité à contrôler le développement tumoral et à induire une survie à long terme dans un nombre grandissant de cancers largement répandus. Cette excitation, justifiée au regard de situations cliniques sans solution satisfaisante, ne doit cependant pas nous faire oublier ce qui fait la force de la cellule cancéreuse, sa capacité à modifier son génome, conduisant à l’échappement aux traitements, que ce soit ceux fondés sur des petites molécules de la thérapie ciblée, ou ceux mobilisant directement ou indirectement les cellules de l’immunité adaptative. Fin de partie pour la cellule cancéreuse ou « attrape-moi si tu peux » renouvelé dans cette course-poursuite entre développement d’une immunité spécifique et échappement tumoral : notre capacité à suivre, voire prédire, l’évolution mutationnelle de la cellule tumorale [18, 19] et à développer des stratégies d’immunothérapie en conséquence nous fera sortir, ou non, du clair-obscur de notre ignorance sur la cellule cancéreuse et le développement tumoral.