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Med Sci (Paris). 2015 October; 31(10): 819–820.
Published online 2015 October 19. doi: 10.1051/medsci/20153110001.

Investir dans la connaissance

Alain Prochiantz1*

1Professeur au Collège de France, Membre de l’Académie des sciences, Chaire des Processus Morphogénétiques, Centre Interdisciplinaire de Recherche en Biologie, Collège de France11, place Marcelin Berthelot75231Paris Cedex 05, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Recherche biomédicale, Industrie pharmaceutique, Éducation, Europe, Humains, Connaissance, Secteur public, Recherche, Nations Unies, organisation et administration, éthique, normes

 

La stratégie dite « de Lisbonne », décidée par les pays européens en mars 2000, devait mener rapidement à une dépense européenne en Recherche et Développement de l’ordre de 3 % du PIB. Sur la période 1995-2015, selon la Banque Mondiale, l’Allemagne a augmenté son investissement de 2,25 % à près de 3 % du PIB. la France, elle aussi partie de 2,25 %, en est restée là. Ce différentiel de 0,8 % entre nos deux pays correspond à quelques 16 milliards qui, chaque année, creusent la différence, non sans conséquences importantes dans une économie qui se veut « de la connaissance ». Ces 2,2 % français se divisent, peu ou prou, en 1,4 % pour le secteur privé et 0,8 % pour les investissements dans la recherche publique au lieu des 2 % et 1 % respectifs qui devraient être au rendez-vous.

On laissera aux industries et - pour ce qui concerne la biologie - aux grands groupes pharmaceutiques la responsabilité qui est la leur de ne pas investir suffisamment dans la recherche, en France notamment, privant les doctorants de débouchés professionnels, en dépit des aides dont ils bénéficient, dont l’intouchable Crédit Impôt Recherche. Constatons seulement que priver la recherche publique de ces 4 milliards supplémentaires (0,2 % du PIB) dans son budget annuel condamne notre pays à décrocher tôt ou tard dans la compétition internationale et à perdre son rang de cinquième ou sixième puissance mondiale dans la production des connaissances.

Pour se pencher plus précisément sur la recherche biologique et médicale, et pour quitter momentanément le seul aspect comptable, on rappellera qu’au tout début des années 1990, sous l’impulsion de Claude Paoletti et Daniel Louvard, le département des sciences de la vie du CNRS avait initié le programme ATIPE, appel d’offre compétitif qui a permis à de jeunes chercheurs de monter leur première équipe et de se libérer ainsi de l’emprise mandarinale. Ce programme qui, à l’origine, concernait la seule biologie cellulaire, s’est étendu à toutes les branches de la biologie et l’Inserm, sous la houlette d’André Syrota, s’y est joint, ce qui a permis sous l’intitulé « ATIP/Avenir » de le rendre encore plus performant. On lui doit pour une grande part la présente excellence de la recherche biologique française.

Mais cette réforme portait aussi en elle une véritable transformation du fonctionnement de la recherche en sciences de la vie en poussant à sa structuration en ensembles plus larges - Instituts, Centres ou Départements - composés d’équipes indépendantes recrutées de façon compétitive, loin du schéma classique d’un grand patron créant lui-même des équipes dans son laboratoire et distribuant entre ses affidés des crédits initialement dirigés sur sa seule tête et attribués, pour l’essentiel, par les EPST. Il n’est donc pas étonnant que des résistances très fortes se soient manifestées, et se manifestent encore, contre ce modèle, comme le démontrent, hélas, de très récentes réformes.

Car, par-delà leur insuffisance, le mode de distribution des moyens revêt une grande importance. La recherche sur contrat joue dans ce modèle un rôle décisif pour limiter le népotisme et imposer une forme d’équité dans le financement des équipes. Dans de tels Centres, le financement est assuré à la fois par les crédits récurrents, qui doivent servir aux équipements et services communs et assurer un minimum de sécurité aux équipes, mais aussi, et à une hauteur importante, par des contrats compétitifs d’un montant et d’une durée qui assurent à ces mêmes équipes indépendance et stabilité.

C’est ce à quoi devait servir une Agence Nationale pour la Recherche (ANR) richement dotée, finançant très majoritairement des programmes non fléchés, et non empêtrée dans des règles contraignantes et absurdes qui vont à l’encontre de la liberté nécessaire à une recherche de qualité. Or, le budget de l’ANR a récemment été réduit à 500 millions d’euros environ, et son action orientée vers des objectifs ciblés. L’inverse exactement de qui est souhaitable. Au niveau des équipes, cette baisse n’a pas, quoiqu’on en dise, été compensée par une augmentation des crédits récurrents. La perte est donc sèche, si bien que nombre d’équipes ne peuvent plus travailler de façon correcte.

Une ANR suffisamment dotée pour assurer chaque année 20 % de succès, et des contrats de longue durée - autour de 4 ans - permettant de fonctionner sans qu’il soit nécessaire de les multiplier, peut financer de l’ordre de 60 à 80 % des équipes. Si on prend en compte les crédits récurrents et les autres sources contractuelles (fondations, Europe, industrie), ce modèle, quoique compétitif, assure le fonctionnement indépendant de la très grande majorité des équipes. Pour celles qui ne sont pas financées, certaines - peu nombreuses - peuvent disparaître et les autres bénéficier de la solidarité des autres équipes qui - dans ces conditions - peut s’exercer facilement au sein d’un Centre de recherche. Mais avec 10 % de succès annuel et 30 % à 40 % d’équipes financées - parfois chichement -, c’est la guerre de tous contre tous qui s’installe avec ses effets négatifs sur les échanges intellectuels et les collaborations.

Pour conclure, revenons à ces 0,2 % de PIB - quelques 4 milliards d’euros - qui manquent à la recherche publique. Ils sont nécessaires pour financer la recherche à travers les crédits récurrents et compétitifs que nous venons d’évoquer, mais aussi pour acquérir des équipements performants et embaucher du personnel. Chacun pensera ici aux ingénieurs, techniciens et administratifs de haut niveau, indispensables pour libérer les chercheurs de travaux qui ne devraient pas leur revenir. Mais nous ne devons pas non plus oublier le recrutement de chercheurs et d’enseignants chercheurs.

Il faut absolument que ces derniers soient embauchés plus nombreux, plus jeunes, et avec des salaires plus élevés, compétitifs sur le plan international et attractifs pour les nouvelles générations. L’exact opposé de la situation actuelle marquée par une diminution des postes, des salaires bas et des embauches tardives, pour ne pas parler de la loi Sauvadet, inadaptée à nos métiers, qui pousse ceux que nous avons formés vers la sortie, le plus souvent vers les laboratoires dirigés par nos compétiteurs. Et s’il y a là un risque d’embaucher des chercheurs qui n’ont pas forcément le niveau espéré, il est mineur par rapport au coût de la désaffection pour les carrières scientifiques et celui des départs que nous venons d’évoquer.

Face aux défis scientifiques et sociétaux, seules seront aux rendez-vous les nations qui seront capables d’inventer et d’innover. Cela exige des investissements qui peuvent sembler importants mais qui restent raisonnables, comparés à d’autres postes budgétaires. Le prix à payer pour rester parmi les pays qui comptent est infiniment plus faible que celui d’une politique d’abandon qui mène à la dépendance scientifique avec, comme conséquence, le décrochage économique, voire - un été grec nous le rappelle - la soumission politique.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article