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Med Sci (Paris). 2015 June; 31: 13–14.
Published online 2015 July 16. doi: 10.1051/medsci/201531s104.

Comment rendre utiles les débats publics1

Michel Callon1*

1Professeur à Mines ParisTech et chercheur au Centre de sociologie de l’innovation, Mines ParisTech, CNRS UMR 7185, 60, boulevard Saint-Michel, 75272Paris Cedex 06, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Disciplines des sciences biologiques, Évolution culturelle, Prise de décision, Désaccords et litiges, Humains, Inventions, Énergie nucléaire, Santé publique, Opinion publique, éthique, organisation et administration, tendances

 

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Les débats publics sur les sciences et les techniques resteront stériles tant qu’un choix réel entre plusieurs options n’y sera pas proposé

Californie, février 1975. À l’appel du biochimiste américain Paul Berg, plus de 150 chercheurs venus du monde entier se réunissent à Asilomar pour un congrès d’un genre nouveau. La question posée est : faut-il encadrer les manipulations génétiques pour éviter qu’elles ne constituent un danger pour l’espèce humaine ? La réponse apportée – contentons-nous de renforcer les règles de sécurité – ne brille pas par son audace, mais le mouvement est lancé. Depuis cette date, de nombreux débats, consacrés aux problèmes posés par les sciences et les techniques, ont été organisés par les scientifiques, mais aussi les pouvoirs publics, des associations, des organisations non gouvernementales (ONG), des entreprises ou des citoyens. Cependant, leurs bienfaits semblent de moins en moins évidents, et des doutes s’élèvent sur leur utilité.

Une majorité de chercheurs estime qu’il est inutile d’ouvrir les dossiers techniques à des groupes - associations, structures de recherches alternatives, citoyens - qui se révèlent incapables d’entrer dans les contenus et qui sont prompts à dénigrer le progrès scientifique et technique. Quant aux citoyens intéressés, ils tendent à considérer que ces débats ne servent à rien, si ce n’est à faire accepter des décisions déjà prises.

Faut-il donc en finir avec les débats publics sur les nanosciences, les déchets radioactifs, les antennes-relais, les biotechnologies, l’environnement, et admettre que les technosciences et leurs effets ne sont pas discutables ? La solution est tentante, mais chaque jour des problèmes pratiques se rappellent à notre attention. Il y a des déchets radioactifs à gérer, legs des générations passées de décideurs, et dont nous ne savons pas s’il faut les enterrer ­définitivement ou les conserver à portée de main ; il y a des plantes transgéniques dont certains pensent qu’elles mettent en péril les formes d’agriculture traditionnelles ; il y a le changement climatique qui, on le sait déjà, empoisonnera la vie de nos descendants.

Face à ces problèmes, il ne suffit pas de se demander s’il faut en discuter et avec qui.

Comment créer une diversité des choix ? En imposant leur réversibilité, la coexistence des options, et des prises de décision mesurées

Quelques siècles de vie démocratique nous enseignent que des choix doivent exister entre plusieurs options. Si cette diversité des mondes possibles disparaît, alors le débat, même s’il a lieu dans les formes, ne peut être que stérile. Comment créer cette diversité ? L’expérience de ces dernières décennies apporte des éléments de réponse. Trois notions en particulier ont joué un rôle exemplaire dans plusieurs débats : la réversibilité des choix, la coexistence des options et la décision mesurée. Trois dossiers en montrent l’importance : les déchets radioactifs, les organismes génétiquement modifiés (OGM) et le changement climatique.

En misant sur le nucléaire, les générations précédentes se sont peu souciées de l’héritage qu’elles nous laissaient. Elles ont imposé leurs choix sans nous demander notre avis. Devons-nous faire de même avec les générations futures ? Cette question a été au cœur des débats sur les déchets radioactifs organisés lors de la préparation de la loi Bataille, en 1991, et de ceux qui ont suivi. La notion de réversibilité des décisions y a été proposée pour sortir de cette logique.

Une décision sera considérée comme réversible si elle permet de transmettre à la génération suivante une palette d’options au moins équivalente à celle dont nous disposons. La génération suivante pourra alors décider soit de laisser ouvertes ces options et de continuer à les enrichir pour les transmettre à son tour, soit de s’engager définitivement dans l’une d’elles.

La notion de réversibilité a un contenu moral puisqu’elle invite à donner des marges de manœuvre à nos successeurs. Elle exprime également une exigence technique et scientifique. Pendant 30 ans, notre génération doit continuer à explorer la possibilité de l’enfouissement profond tout en investissant dans des activités de recherche et de développement consacrées à d’autres options. Alors nos enfants auront les moyens d’un vrai choix. Ils pourront décider de continuer ou d’arrêter certaines explorations, et, s’ils le désirent, de n’en poursuivre qu’une seule.

Une autre question, au moins aussi importante, est celle du maintien de la diversité des options face aux nombreuses forces qui tendent à la réduire. Comment assurer que les choix envisageables ne seront pas éliminés avant même que les modalités de leur développement n’aient été éprouvées ? Cette menace n’a rien de théorique. Livrés à eux-mêmes, c’est-à-dire aux puissants intérêts qui les gouvernent, les marchés tendent à privilégier certaines solutions qui deviennent, du fait des investissements consentis, les seules considérées comme rentables et efficientes : le standard VHS s’est imposé pour les magnétoscopes alors que Betamax était le meilleur techniquement ; le clavier QWERTY de même, bien qu’il n’optimise ni la vitesse de frappe ni le confort de travail ; et sans les investissements considérables dont elle a fait l’objet en France, l’énergie nucléaire ne serait pas devenue aussi incontournable pour les décideurs.

C’est sur le dossier des OGM qu’ont été formulés avec le plus de clarté les défis posés à la démocratie par ces mécanismes de sélection et d’élimination. Comment s’assurer, par exemple, que soient conciliées dans le futur deux formes d’agriculture et d’industrie alimentaire, l’une qui recourt aux OGM et l’autre qui repose sur des plantes non modifiées, sachant que les rapports de force économiques tendent à favoriser la première au détriment de la seconde ? La réponse apportée par le législateur tient en une notion - la coexistence - à laquelle il reste à donner un contenu.

Le Haut conseil des biotechnologies a fait des propositions intéressantes sur le sujet. Elles incluent notamment : la mise en place d’expérimentations progressives et de dispositifs d’évaluation de leurs effets sociaux, environnementaux et économiques ; l’organisation de recueils d’informations et leur mise en circulation ; un accès ouvert à la recherche publique pour les différentes options ; la réforme du système de la propriété intellectuelle. Ces formes nouvelles d’organisation, réalistes, éviteraient, si elles étaient adoptées, les mécanismes de verrouillage et préviendraient la disparition des options.

Mais réformer la recherche et les marchés pour entretenir la diversité des options ne suffira pas. Dans les dossiers mis en débat ces 40 dernières années, les décisions et les choix ne reposent, au moins au début, sur aucune certitude établie. Les réponses passent par des modélisations et des simulations qui mobilisent nombre d’hypothèses pas toujours explicites ni faciles à vérifier.

Comment, dans ces conditions, prendre des décisions raisonnables et éclairées et ne pas sombrer dans l’inaction ?

C’est dans le cas du changement climatique, où les incertitudes sont plus fortes et complexes qu’ailleurs, qu’ont été imaginés des dispositifs loin d’être parfaits, mais prometteurs. Des procédures permettent de mieux évaluer la solidité des preuves et la confiance à accorder aux travaux des experts. C’est ainsi qu’une instance (SBSTA) intermédiaire entre les experts (GIEC) et les gouvernements a été créée pour rendre moins étanche la frontière entre questions de fait et de valeur.

On demande aussi aux experts d’évaluer leur degré d’accord et les incertitudes non encore levées. Enfin, des décisions mesurées tendent à se substituer aux décisions tranchantes et définitives : à chaque étape sont attendus les retours d’expérience pour conforter les modèles et prendre de nouvelles décisions.

On l’aura compris, les débats restent nécessaires. Mais leur rôle ne doit pas se limiter à l’inventaire des points de vue et à la recherche de compromis souvent introuvables. Leur principale fonction est d’aider à faire émerger les options envisageables et à en accompagner l’exploration. Les illustrations précédentes montrent que la tâche n’est pas impossible. Des solutions sont imaginées. Notre devoir est de les faire connaître, de faciliter leur discussion et leur transposition. Certes elles peuvent paraître utopiques. Pourtant, l’utopie pourrait bien être du côté de ceux qui pensent que la simple recherche d’un consensus suffit à la démocratie.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.