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Med Sci (Paris). 2015 June; 31: 27–32.
Published online 2015 July 16. doi: 10.1051/medsci/201531s108.

La « démocratie technique » au pays de la démocratie directe : la Suisse et le débat sur les sciences de la vie

Alain Kaufmann1*

1Directeur de l’Interface sciences-société, Université de Lausanne, bâtiment Amphipôle, CH-1015Lausanne, Suisse
Corresponding author.
 

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Je vais faire une présentation un peu descriptive pour vous donner un inventaire des instances qui sont engagées dans le débat public au-delà de la démocratie directe1, mais je ferai aussi un retour sur la controverse sur le génie génétique, sur les OGM en particulier, sujet qui a joué un rôle déclencheur et a constitué une irréversibilité centrale dans le débat sur les sciences de la vie en Suisse.

J’appartiens d’une manière ou d’une autre à peu près à toutes les instances de débat public suisse. J’ai donc une position d’observateur critique entre ces différentes instances, c’est-à-dire le TA-SWISS (Centre d’évaluation des choix technologiques), l’Académie des sciences naturelles où j’ai fait partie du groupe d’experts sur le génie génétique, et la Fondation sciences et cité.

Un ouvrage paru en 2013, La démocratie et ses gènes, retrace les principales étapes du débat sur le génie génétique en Suisse. Ce débat démarre en 1985, suite à une initiative lancée par une association de consommateurs, Schweizerische Beobachter, initiative formulée de la manière suivante « Contre l’application abusive des techniques de reproduction et de manipulation génétique à l’espèce humaine ». Est posée ici la question des manipulations de l’embryon et celle des grossesses de substitution, dans l’objectif, étant donné les risques de dérives eugénistes, de réglementer étroitement le génie génétique appliqué à l’homme. Le Conseil fédéral, comme cela est possible en Suisse, va proposer un contre-projet pour une modification constitutionnelle, qui va introduire des dispositions concernant la médecine reproductive et le génie génétique dans le domaine non humain.

Cette initiative va représenter une première en Suisse, en permettant la constitution d’un public des biotechnologies, au sens de John Dewey. La proposition du Conseil fédéral sera acceptée à 73,8 % de oui, à l’exception du canton du Valais, un canton catholique qui souhaitait des restrictions plus importantes en ce domaine.

Jusque-là, on connaissait une autorégulation de l’industrie et une régulation par les cantons. Nous sommes un pays fédéral et les cantons jouissent d’une grande marge d’autonomie sur les questions de génie génétique. On a vu donc arriver, à ce moment-là, un mécanisme où la régulation fédérale a commencé à prendre le pas sur la régulation cantonale.

Malgré tout, cette régulation introduite dans la Constitution a été jugée insuffisante par la gauche et les écologistes. Le Conseil fédéral, tout au long de l’histoire du génie génétique, va chercher à réguler sans interdire, sans mettre trop de barrières au développement du génie génétique, un peu à l’image de ce qui se passe aux États-Unis et au Japon. Il y a eu bien sûr un débat pour savoir s’il s’agissait d’instaurer une réglementation spécifique au génie génétique, ce qui donnera lieu ultérieurement à la loi sur le génie génétique, ou de réguler la question via des réglementations déjà existantes, en particulier les lois sur la protection de l’environnement, sur les denrées alimentaires et sur les brevets. Quand on promeut une nouvelle loi et non pas des ordonnances, le peuple a la possibilité de se prononcer via un référendum ou une initiative. Le Conseil fédéral peut donc éviter trop de régulation, en essayant de réguler à la marge, en utilisant le mécanisme des ordonnances.

Partant de là, on note une polarisation entre deux axes : un camp qui soutient le génie génétique de manière massive pour favoriser la recherche fondamentale, le maintien d’une expertise en recherche et les emplois en Suisse liés au développement industriel du génie génétique; de l’autre côté, un camp animé par le souci de la protection de la santé, de l’environnement et des problèmes éthiques, y compris les questions d’éthique animale, de dignité de la créature, etc. La Constitution comporte un article sur la protection de la dignité de la créature, qui est traduite différemment dans les différentes langues. En allemand, c’est « dignité de la créature ». En français, c’est « intégrité des êtres vivants » et cette disposition pose un certain nombre de problèmes quand il s’agit, par exemple, de déterminer quelle est la dignité d’une plante. Dans le cas des animaux, en revanche, c’est assez simple.

Suite à l’insatisfaction de la gauche et des écologistes, la fameuse initiative pour la protection de la vie et de l’environnement contre les manipulations génétiques, dite « Initiative pour la protection génétique », est lancée; elle est le fait d’une constellation d’acteurs très diversifiés dans les domaines de la protection de l’environnement, des animaux et de la nature, et de l’aide au développement dans les pays du Sud. Cette coalition va proposer un texte très restrictif qui, en particulier, souhaite interdire la production et l’acquisition d’animaux génétiquement modifiés, de même que la dissémination d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement (ce qui rend impossible la culture commerciale, mais aussi les expérimentations en plein champ), l’octroi de brevets pour les animaux et les plantes génétiquement modifiés, etc. C’est donc l’interdiction des brevets sur le vivant. De plus, elle prévoit toute une série de dispositions concernant l’acquisition, la production industrielle et la recherche utilisant les plantes génétiquement modifiées. Enfin, les personnes qui souhaitent utiliser ces techniques doivent faire la preuve de l’utilité, de la sécurité et de l’absence d’alternative possible. Cette question de l’absence d’alternative sera d’ailleurs gardée dans la loi sur le génie génétique : il faudra démontrer qu’il n’est pas possible d’obtenir les mêmes résultats par d’autres moyens que la transgenèse.

L’« Initiative pour la protection génétique » : un traumatisme fondateur

Cette initiative va constituer une sorte de traumatisme fondateur pour la communauté scientifique suisse. Si l’on était un peu critique et méchant, on pourrait dire que les scientifiques suisses vont découvrir la société à ce moment-là, puisque, comme je le dirai en conclusion, on n’a pas vraiment, en Suisse, de tradition de science de gauche, de science critique comme on peut les trouver aux États-Unis, en Angleterre ou en France.

S’ensuivirent toute une série d’étapes. Le lobby de l’industrie pharmaceutique et du génie génétique en Suisse (Gen Suisse) va qualifier de non éthique le renoncement aux retombées thérapeutiques du génie génétique. On a un clivage très fort, en Suisse, mais c’est le cas aussi dans d’autres pays, entre le génie génétique dans le domaine vert, c’est-à-dire végétal, et dans le domaine rouge, le domaine médical, qui est beaucoup mieux accepté. Les initiateurs vont publier, par exemple, une affiche comparant le génie génétique aux retombées de Tchernobyl, en montrant une jeune fille irradiée. Les chercheurs se mobilisent et publient une lettre ouverte, ce qui est tout à fait inhabituel en Suisse. Le Centre d’évaluation des choix technologiques de la Confédération publie l’un de ses premiers rapports, repris très largement ensuite durant la campagne, qui recommande le développement du débat public et montre le déficit important de débat. Et, bien sûr, une série d’études essayent de faire l’inventaire des dégâts que provoquerait l’acceptation de l’initiative, notamment une étude de l’École polytechnique de Zurich, qui estime que 42 000 emplois dépendent du génie génétique en Suisse. Ces résultats seront, bien entendu, critiqués et contestés dans la presse par la partie adverse.

Les chambres, c’est-à-dire le Conseil national et le Conseil des États qui forment le Parlement suisse, renoncent à formuler un contre-projet. Elles proposent plutôt de rejeter l’initiative, mais, en contrepartie, de commencer à préparer un ensemble législatif qui s’appellerait Gen-Lex. Tout cela est très compliqué. Gen-Lex prévoit notamment que l’on régule le génie génétique, mais via des lois existantes, donc en passant par des ordonnances nouvelles qui ne demandent pas une « votation » populaire. Il prévoit également la création d’une commission d’éthique et la promotion du débat public.

Ce qui est tout à fait particulier, c’est que l’on assiste à une très forte mobilisation et à une coalition entre les milieux politiques, ceux de la recherche et de l’économie, puis à des manifestations, avec 5 000 scientifiques environ qui descendent dans les rues de trois villes, ce qui est tout à fait inhabituel en Suisse.

Le Conseil fédéral mobilise trois de ses ministres pour argumenter contre cette initiative : ministres de l’Environnement, de l’Économie et de la Recherche. Cette très forte mobilisation est tout à fait inédite dans l’histoire de la démocratie suisse. On a parlé d’ailleurs de votation ultime, de votation de tous les dangers ou de votation du siècle (Figure 1). Le vote pour la limitation radicale du génie génétique va obtenir 66,7 %, le vote contre 33,3 %. On peut considérer que c’est peu, mais je considère, de mon côté, que c’est assez important, et l’ensemble des cantons va rejeter cette initiative.

La démocratie directe en Suisse a constitué, durant toute cette période de débat sur cette initiative, qui, entamé en 1986, a duré à peu près 12 ans, une forme de technology assessment informel. Le technology assessment est une des ressources que mobilise la démocratie directe. On peut parler aussi d’un social shaping of technology, c’est-à-dire que ce que doit être et ne doit pas être le génie génétique est formalisé suite aux débats publics qui se déroulent dans toutes les arènes, et ensuite inscrit dans les textes de loi.

Bien sûr, à la fin d’une discussion, demeure le problème du vote sur un processus et des objets très complexes, sur la seule base d’un oui ou d’un non et sur des textes rassemblant un grand nombre de paramètres, tels que, par exemple, la question de l’animal, des plantes, de la recherche publique et de la recherche industrielle. On peut donc imaginer des mécanismes complémentaires émanant de forums hybrides qui pourraient désintriquer éventuellement ce genre de textes soumis à la votation. Voici, maintenant, rapidement relaté, ce qui concerne les essais en plein champ d’OGM en Suisse. Pour résumer, on peut considérer que l’on a eu un essai en plein champ à l’occasion du vide juridique préexistant en 1991. Ensuite, deux essais demandés en 1998 et en 1999 ont été refusés. Un troisième, demandé en 2000 pour un blé résistant à la carie du blé, qui contenait trois transgènes dont un gène de résistance à l’ampicilline, a fait l’objet d’une controverse de 4 ans et a finalement été autorisé. Il a coûté sa démission au directeur de l’Office fédéral de l’environnement, Philippe Roch, un biologiste à sensibilité écologiste très affirmée, qui milite maintenant contre le changement climatique.

Le processus d’autorisation a été simplifié depuis cette époque où l’évaluation d’un tel essai devait faire l’objet d’un examen par l’Office fédéral de la santé publique, l’Office fédéral vétérinaire, la Commission fédérale de sécurité biologique, la Commission fédérale d’éthique pour le génie génétique dans le domaine non humain et l’instance responsable du canton. Finalement, toutes ces évaluations étaient transmises à l’Office fédéral de l’environnement, qui statuait.

En novembre 2005, une nouvelle initiative importante, « stop OGM » voit le jour, qui demande un moratoire sur leur culture et leur commercialisation dans les domaines de l’élevage et de l’agriculture. On passe alors d’un débat très général sur les bienfaits du génie génétique à un débat sur la coexistence, mentionnée plus haut par Michel Callon, sur la place de la recherche suisse et sur le développement économique en Suisse. Finalement, ce moratoire a été accepté à 55 % et est encore en vigueur, puisqu’il a été prolongé deux fois depuis, et ce jusqu’en 2017.

Dans le même temps, le Conseil fédéral, voyant les résistances importantes liées au développement du génie génétique dans le domaine alimentaire, met en place – c’est vraiment très tard, les premières discussions datant de la fin des années 1980 – un programme national de recherche « Utilité et risques de la dissémination des plantes génétiquement modifiées ». De 2007 à 2011, environ 30 projets de recherche ont été développés dans ce programme, dans l’objectif d’apporter des réponses scientifiques pour une éventuelle levée du moratoire.

Fondation Science et Cité

Une des retombées de la votation sur le génie génétique a été la création d’une fondation censée favoriser, comme cela était indiqué dans sa profession de foi, le dialogue critique entre la recherche et la société. Cette fondation Science et Cité a été mise en place par le secrétaire d’État à la recherche, Charles Kleiber à l’époque. Elle a été créée par le Fonds national de la recherche scientifique, qui est l’unique instance en Suisse de financement de la recherche publique, les quatre académies – des sciences techniques, des sciences médicales, des sciences naturelles et de médecine –, les milieux de l’économie et une fondation privée. A cette époque, le Conseil de cette fondation était représenté pour moitié par des membres de la société et pour moitié par des membres scientifiques. D’ailleurs, son conseil consultatif, qui ne s’est pas réuni très souvent, a invité Michel Callon pour discuter des perspectives de développement de cette fondation. Elle a pris de nombreuses initiatives censées animer le débat public sur les questions scientifiques, notamment en sciences de la vie : en 2002, à l’occasion de la loi sur les cellules souches et les embryons surnuméraires, en 2004, à l’occasion de la discussion des brevets sur le vivant, puis à l’occasion de 3 festivals qui ont donné lieu à plusieurs centaines d’événements en 2001, 2005 et 2009.

TA-SWISS : centre d’évaluation des choix technologiques

Le TA-SWISS, Centre d’évaluation des choix technologiques, qui est proche de l’OPECST français, a été créé à titre provisoire en 1991 et officialisé en 1996. Il va jouer un rôle important sur ces sujets. Le technology assessment vise à produire des connaissances sur les opportunités et les risques des technologies émergentes et à proposer des choix politiques plus légitimes et fondés sur un dialogue social, mettant en contact direct, si possible, les citoyens, les parties prenantes, les élus et les experts. Il ne faut jamais oublier que les méthodes participatives, délibératives, etc., se comptent par plusieurs dizaines et que l’on n’a pas toujours affaire à des dispositifs permettant aux citoyens de s’exprimer. On a tendance à résumer la question de la participation et de son impact à l’expression des citoyens et on néglige complètement l’impact, au moins aussi important, de ces démarches sur les décideurs, les hauts fonctionnaires et les administrations.

TA-SWISS est désormais un centre de compétences des académies, dont l’indépendance intellectuelle et politique est avérée. Etant donné ce rattachement, on pourrait considérer qu’il s’agit de l’annexe d’un lobby scientifique, ce qui n’est pas le cas. TA-SWISS applique deux types de méthodologies : les études de synthèse (études interdisciplinaires) et les démarches participatives (PubliForum, PubliFocus, PubliTalk, World Wide Views…), qui, chaque fois, sont accompagnées par un groupe de parties prenantes supposé représenter les différents groupes d’intérêt en jeu, qui produit les documents d’information et qui est garant de la qualité du processus.

Dans le domaine des sciences de la vie, les principaux champs d’activité de TA-SWISS sont les biotechnologies et la médecine, les nanotechnologies et la question du vieillissement (Figure 2). Ces outils vont venir s’ajouter au processus de consultation réalisé auprès de toutes les parties concernées suisses sur ces questions, avec une démarche participative faite par TA-SWISS. On peut également citer, parmi les instances, les commissions fédérales d’éthique, que je ne détaillerai pas ici.

En conclusion, la Suisse se caractérise par le fait qu’il n’y a pratiquement pas de tradition d’engagement militant de la communauté scientifique, comme celle qui a débuté dans plusieurs pays européens dans les années 1960. On n’a pas non plus de véritable lobby de la recherche auprès du Parlement, à l’exception des écoles polytechniques fédérales de Lausanne et de Zurich, qui ont leurs lobbyistes désignés au Parlement. On note donc une certaine faiblesse des milieux des universités par rapport aux autres lobbys, en particulier ceux de l’industrie privée. Aucun volet ELSI (ethical, legal and social issues) n’est associé aux grands programmes de recherche en Suisse, ce qui paraît curieux et contestable. Et, en tant que membre de la communauté des chercheurs en sciences sociales sur ces questions, je le regrette vivement.

On peut dire aussi, en faisant le bilan de ce que je vous ai présenté, que finalement le Tiers État scientifique, c’est-à-dire la société civile en Suisse manifeste surtout ses prérogatives par le biais de la démocratie directe, c’est-à-dire le droit d’initiative qui donne, comme dit plus haut, la possibilité à un groupe de 7 citoyens de recueillir 100 000 signatures dans l’espace de 18 mois, pour proposer une modification de la Constitution par le droit de référendum, qui repose sur 50 000 signatures qui doivent être recueillies dans un laps de temps de 100 jours.

La procédure de consultation, qui se situe en amont des votations, joue un rôle central dans la fabrication d’un social shaping of technology, qui passe par l’élaboration de nouvelles lois. En amont des votations, toutes les parties prenantes concernées, ou du moins la plus grande partie, peuvent faire des remarques sur les projets de loi. Ces derniers vont être ensuite amendés en fonction de ces remarques, le Gouvernement sachant très bien que s’il va en votation sans avoir tenu compte de la représentation des différents intérêts, il va « au casse-pipe ». On a donc un système de concordance de négociations opérées par le biais de la consultation. Cependant, les discussions sur les limites de la démocratie directe ont lieu sur des questions très diverses, morales ou scientifiques, quand le pays semble en danger. Cela a été le cas de la discussion sur le génie ­génétique, mais également celui de l’initiative populaire sur la construction de minarets, il y a de cela assez peu de temps, et c’est le cas pour la votation du 9 février dernier sur la libre circulation des Suisses au sein de l’Union européenne.

La participation conventionnelle, donc, celle qui est inscrite dans la démocratie directe par l’initiative et le référendum, a besoin des compléments de la démocratie exceptionnelle délibérative et participative, pour raffiner le processus de discussion, pour raffiner les objets, pour désintriquer les enjeux. Il faut tenir compte, quand on évalue cette participation (et cela a été dit par beaucoup de monde avant moi), de l’influence qu’exercent ces processus participatifs ou délibératifs non seulement sur la décision, mais sur l’intérêt du processus lui-même. Si l’on prend le cas de la Suisse, les différentes démarches, les dizaines de processus engagés par TA-SWISS depuis 1991 ont permis la rencontre de centaines d’experts, de dizaines d’instances, d’Organisations non gouvernementales (ONG), d’offices fédéraux, de ministères, etc., et tout cela a un effet d’apprentissage collectif très important.

J’ajouterai que les débats publics (qu’ils soient délibératifs ou participatifs) ou la démocratie directe même sont insuffisants pour la démocratisation des sciences et des techniques s’ils ne sont pas associés à des dispositifs plus ambitieux qui relèvent de ce que Michel Callon a appelé les groupes concernés, c’est-à-dire des procédures de recherche-action, des processus de recherche collaborative, des boutiques de sciences. Toutes ces opérations demandent un désenclavement du travail des scientifiques, qui doit être soutenu au niveau du monde académique et au niveau du tissu associatif, par exemple via des structures qui existent en France comme les PICRI (partenariats institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation).

Une dimension centrale, et je rejoins ici Alexei Grinbaum, de la réussite de toute cette problématique de démocratisation est la formation des scientifiques. Il faut former des scientifiques 3.0 qui soient confrontés à des sciences humaines et sociales intégrées à leurs centres d’intérêt. On ne peut plus se contenter de former les scientifiques comme on le faisait au XIXe siècle, et même à la fin du XXe siècle.

Discussion
Sylvie Bony
Chercheuse à l’Inra, je parle en mon nom propre bien sûr et, en aucun cas, je n’implique l’institut où je travaille.

Parmi les raisons qui expliquent la défiance des citoyens envers les sciences, trois n’ont été que brièvement abordées. La première est le fonctionnement actuel de la recherche scientifique publique. La plupart des chercheurs sont poussés à faire des articles dans des revues à facteur d’impact important, donc parlent peu avec leurs concitoyens, que ce soit dans les médias ou dans les conférences.

Le deuxième type d’acteurs est la recherche privée dont on parle très peu ici, puisqu’on parle des scientifiques, mais les scientifiques, cela n’existe pas; il y en a au moins deux catégories très différentes : les scientifiques du secteur académique et ceux du secteur privé. Or, à l’heure actuelle, la recherche privée n’est pas faite comme elle était faite il y a un siècle quand on avait foi dans le progrès; elle est faite aujourd’hui principalement par de très grandes multinationales. Il y a une certaine méfiance envers la recherche menée par les grands groupes, non pas qu’ils ne visent pas le bien de l’humanité, mais parce que nous sommes dans une société capitaliste, avec des impératifs de rentabilité financière extrêmement élevés qui n’ont rien à voir avec ceux d’ il y a 50 ou 100 ans.

Le troisième aspect, également fondamental, qui a été abordé légèrement, est qu’il y a peut-être, dans une partie du public, le sentiment que tout ce qu’ont produit la science et la technologie a abouti à une sorte d’impasse. La croissance de la population entraîne une diminution de la biodiversité et le changement climatique. On a l’impression que d’innombrables techniques ont été produites par d’innombrables acteurs, mais comme c’est sans aucune gouvernance, la catastrophe est devant nous, si j’ose dire, le changement climatique, les problèmes de surpopulation et de misère.

Ces trois facteurs, me semble-t-il, sont à l’origine d’une certaine méfiance.

Marc Fellous1
Sur le sujet des biotechnologies vertes, je n’ai pas entendu parler des agriculteurs. Que pensent-ils ? En particulier en Suisse, on ne les a pas entendus.

Ma deuxième remarque est qu’en Suisse, il y a une biotechnologie verte qui a l’air d’être appréciée dans le monde : le riz doré y a été créé dans l’une de vos universités. Vous ne l’avez pas cité; c’est quand même un des rares produits qui serait peut-être accepté, dans la mesure où il permettrait de lutter contre un déficit en vitamines dans le monde.

Alain Kaufmann
Les agriculteurs ont été très présents, mais je n’ai pas eu le temps d’en parler. Dans la liste des coalitions que j’ai présentée, les agriculteurs étaient présents. Les agriculteurs, en Suisse, sont pour l’instant plutôt opposés à la culture d’OGM, également pour des questions de maintien de séparation des filières OGM/non-OGM et de maintien du choix du consommateur. L’opinion publique est majoritairement opposée à la consommation et à la culture d’OGM en Suisse, comme dans la plupart des pays d’Europe d’ailleurs.

Cependant, cela soulève une question intéressante. Vous avez cité le cas du riz doré qui est enrichi en vitamine A, développé par Potrykus à l’École polytechnique de Zurich. Il y a une controverse sur ce riz, puisque des personnes disent que pour l’augmentation de quantité de vitamine A, on ne devrait pas recourir à une solution technique, mais plutôt à une gestion alimentaire classique. Cela rejoint un point important. En tant que membre du groupe d’experts sur le génie génétique de l’Académie des sciences naturelles, j’essaye toujours de convaincre mes collègues que, tant qu’ils n’auront pas politisé leur démarche face aux OGM, ils n’auront aucune chance de faire la démonstration que ceux-ci sont utiles. Politiser leur démarche, c’est-à-dire chercher des alliés autres que ceux émanant de leur milieu pour les intéresser au fait que les OGM qu’ils développent dans leurs laboratoires pourraient être utiles, et donc s’allier au milieu paysan. En fait, on assiste à une usure très importante du débat sur les OGM en Suisse. Cela fait bientôt 20 ans que l’on en discute. Cela n’avance pas et c’est, entre autres, parce que les milieux scientifiques ont été incapables de tisser des alliances avec des milieux concernés et intéressés par ces techniques.

Sébastien Duprat
The conventional formula is between two missions. I wanted to ask who speaks for scientists in the public debate in the US? As we discussed, we have the question in Europe, especially between public and private science, but in the US, many academics are also creating companies and they could be criticised for a conflict of interests. What is the situation for scientists in this matter?
Stephen Hilgartner
It is very difficult to find a major life scientist, either in agricultural biotechnology or in biomedicine, in the US who does not have some connections with particular companies, even if they are employed in American universities, public or private universities. The approach to trying to police the conflict of interest is, as you know, through disclosure, which of course has a very limited reach. Then, of course, when you have major advisory bodies that play an important role in the production of science advice, etc., they will try to identify scientists who do not have specific connections to obvious interests that the group is advising on, and this is done by the federal agencies, it is done by the US National Academy of Sciences…, but probably the easiest and most effective way to discredit a piece of science advice is to point to those ties and suggest that backstage, behind the production of the report, there has been some influence peddling or other bias allowed into the process.

There is no solution to this problem. The question of who speaks for science is a fundamental one that shows up in many different ways in all of these debates, as is the question of who speaks for the public or who speaks for nature…, so we do not have a solution to it on the other side of the Atlantic.

De la salle
I am from IFRIS. I was very much impressed by the fact that in the studies you did, you compare what happens in Brazil with the situation in the USA or Europe, but Brazil has been on a very particular course and I would like to know if, for example, SBPC has had a position on GMOs or on genetic engineering? I would like to know, for example, what is the comparison with Argentina, which is the main producer of soya and has had a debate on GMOs? What happens with Mexico, where organic agriculture has been taken in charge by those who invented GMOs? Really, I have the impression that the exceptionality of Brazil is a very bad tie, politically, to other developing countries and that the debate today is by comparing the rich ones and the poor ones, so the rich ones debate and the poor ones just produce. What is your position on that?
Julia Guivant
That is a very interesting question because comparing the countries, we have different detonations of the conflict. We can see that in the case of the United States now, I think that the market is playing a strong role, considering the position of the Supermarket Whole Foods. It is organic and it is really doing a strong campaign in relation to labelling and using their own label in their huge chain of stores. They are very active in this respect and I think the private sector is not only taken by Monsanto, but other sectors from the private companies.

In Argentina, the detonation has been very late also, like in the United States. It is very recent, but it is related to the problems of contamination of glyphosate and not to social and economic problems. Social movements acting against GMOs mostly focus on health and environmental issues. Argentina is the third. Brazil is the second. Argentina used to be the second one.

The situation in Mexico is different because the problem is with GMOs as food and corn. Corn is becoming a big issue because corn is basic in their diet and so there is a kind of resistance from indigenous groups to GMOs. Things are not going as fast as in Brazil, where farmers were the main actors, together with Monsanto and scientists in the progress of science. These were in favour of GMOs, considering it part of enlightenment. A few scientists were against GMOs, mainly geneticists, but they are marginalised by the mainstream academic community.

 
Footnotes
1 C’est-à-dire, le droit d’initiative, qui donne la possibilité à un groupe de 7 citoyens de recueillir 100 000 signatures en 18 mois, pour proposer une modification de la Constitution et par le droit de référendum, qui repose sur 50 000 signatures devant être recueillies en 100 jours.
1 Professeur émérite à l’université Paris VII.