Merci beaucoup pour cette invitation qui va me donner l’occasion de faire un point sur nos réflexions actuelles à la Commission nationale du débat public (CNDP) sur l’évolution des rapports entre sciences et citoyens et, d’une façon beaucoup plus générale, sur les relations entre politiques, citoyens, scientifiques, dans les différentes formes que le débat public peut prendre. Effectivement, dans chacun des débats que nous organisons, très diversifiés, nous sommes confrontés très régulièrement à des questions scientifiques et techniques, qui sont plus ou moins controversées, mais très régulièrement présentes.
Je vais d’abord effectuer un retour en arrière, en commençant par le diagnostic de ce qui fonctionne bien et de ce qui a beaucoup changé depuis la création de la CNDP, je parlerai ensuite des questions qui se posent aujourd’hui.
Créée en 1995, la CNDP est une autorité administrative indépendante depuis 2002, qui a beaucoup évolué en 12 ans. Nous avons donc maintenant une expérience, qui n’est pas négligeable et sommes face à des évolutions extrêmement importantes. Quelles sont-elles et quels en sont les points positifs ?
Tout d’abord, il faut dire que la Commission a organisé plus de 70 débats publics depuis 1997, dont la grande majorité après 2002, ce qui est énorme ! Finalement, assez peu d’entre eux ont été perturbés. On peut regretter que reviennent systématiquement les mêmes exemples, dont les débats ont posé de gros problèmes, tels les nanotechnologies et les déchets radioactifs.
La grande majorité des débats publics se déroulent dans une atmosphère de discussions, d’échanges, de partage, même s’il y a des questions qui sont récurrentes, notamment celles du rapport entre le débat et la décision. L’activité est extrêmement intense, dans une atmosphère qui n’est pas systématiquement délétère, loin de là, avec une montée en compétences des associations, des Organisations non gouvernementales (ONG) qui participent régulièrement aux débats, des maîtres d’ouvrage qui, en interne, organisent maintenant des séances de formation ou ont des services spécifiques au débat public, à la concertation, à la démocratie participative. Il s’opère donc, finalement, un changement organisationnel au sein même des collectivités locales, des ministères, des grandes administrations ou parmi les entreprises privées qui sont également des maîtres d’ouvrage avec lesquels nous organisons des débats publics. Ils réalisent l’importance de ces actions pour l’évolution de la qualité des projets.
Un autre acquis très important est la professionnalisation croissante des parties prenantes, des acteurs de la participation, c’est-à-dire des cabinets de conseil divers et variés qui se sont montés. Ils sont d’ailleurs organisés au sein de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Institut de la concertation, réseau informel de chercheurs et d’acteurs, qui contribuent localement, dans les territoires, à la tenue de ces différents types de concertation (dans les domaines de l’urbanisme, de l’environnement, etc.) et qui contribuent à ce que ces concertations tentent de respecter une forme de déontologie, des chartes, des conditions de mise en œuvre relativement sincères. Il y a une forte demande sociale de participation, qui s’est accrue depuis 2002, où l’on voit une montée en compétences des citoyens. Cela a été très bien décrit par les sociologues, notamment cette compétence du citoyen profane qui ne l’est plus tant que cela, puisque nous sommes tous des profanes de quelque chose dans les débats où nous sommes présents. Donc, une forte demande sociale de participation, de lien à la décision, d’implication dans les choix qui sont faits, qu’il s’agisse d’infrastructures ou, plus largement, de choix sociétaux à moyen ou long terme.
Il y a également la reconnaissance de cette intelligence collective. Nous l’avons évoqué ce matin, et Michel Callon, notamment, a insisté sur le fait que nous avions remis en cause cette notion d’intérêt général, dont l’administration, les décideurs, une forme d’élite, seraient dépositaires parce qu’ils auraient une façon de considérer ou de voir les choses au nom de tous. Cette conception est aujourd’hui largement battue en brèche au profit d’une reconnaissance de cette expertise partagée, de cette intelligence collective qui reconnaît l’importance de l’échange, de la participation et de la délibération pour l’amélioration, tant des projets que des politiques publiques. Il y a la reconnaissance de cette validité normative du principe démocratique participatif, comme étant une assise de la légitimité. La légitimité ne relève plus du savoir, du sachant ou même de certaines instances, mais elle relève de la mise en commun, du partage et d’un certain respect de la procédure, même si elle ne peut pas s’épuiser dans la procédure, bien entendu.
Il faut quand même rappeler que la France est riche de très nombreux projets qui se réalisent, en dépit de certaines formes de résistance à l’innovation. Pas seulement des projets d’autoroutes dont on connaît l’histoire tumultueuse, mais des grandes entreprises, des infrastructures industrielles, qui s’organisent et, en tout cas, trouvent des éléments d’amélioration dans le débat. Le droit de la participation s’ancre très profondément maintenant dans notre code de l’urbanisme, dans celui de l’environnement et dans notre Constitution. Je rappelle que nous avons ratifié la convention d’Aarhus, convention de 1998, dont la participation est un des trois piliers. Et, aujourd’hui, la France est un des très bons élèves de cette convention.
Nous avons donc un paysage difficile et compliqué, mais nous avons tout de même un certain nombre d’acquis qu’il me paraît important de rappeler, puisque c’est là-dessus que peut, à mon avis, se construire l’avenir, sans oblitérer ce qui pose problème.
Qu’est-ce qui pose problème ? On l’a déjà rappelé ce matin et tout le monde partage ce diagnostic : crise de confiance, instrumentalisation des procédures, des conceptions alternatives du monde que viennent défier ces technologies… On parlait des technologies du vivant ce matin. Ces conceptions du monde s’affrontent, elles se sont toujours affrontées, ce n’est pas nouveau. Les conceptions du monde ne sont pas apparues avec les biotechnologies, les OGM ou les nanotechnologies; elles existent depuis toujours. Elles existaient au moment du nucléaire, rappelons-nous les grands débats qui ont eu lieu dans cette histoire de l’invention, la mise au point de la bombe atomique. Nous l’avons vu dans les années 1960, dans les années 1970 et dans les années 1980. Les technologies et l’innovation technique portent en elles-mêmes des conceptions différentes du monde et viennent réveiller ces différents conflits. Ce n’est donc pas un élément nouveau auquel nous aurions à faire face aujourd’hui de façon spécifique.
Qu’est-ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui ? On pensait que la mise en place de ces dispositifs participatifs, que leur inscription dans notre droit positif allait permettre de régler tous ces différents conflits, ou en tout cas allait permettre de mettre en discussion ces conceptions du monde diverses et variées. Peut-on parler d’un échec ? En tout cas aujourd’hui, on peut en établir le bilan. Nous ne sommes pas du tout face à un échec, nous sommes face à un révélateur. Plus vous mettez de la participation, plus vous mettez de la discussion, plus vous réveillez des conflits et plus vous permettez aux individus qui portent ces visions du monde différentes de les exprimer. On sait que les procédures participatives sont instrumentalisées par tout le monde et c’est de bonne guerre. Elles sont instrumentalisées par les élus qui essayent de promouvoir leurs projets, par les scientifiques qui essayent de promouvoir leurs recherches, par les ONG et les autres parties prenantes qui essayent d’utiliser cette tribune médiatique. C’est exactement ce qui s’est passé à propos du projet de Bure, puisque ceux qui ont empêché le débat public de se tenir de façon normale ou en tout cas relativement pacifique sont aujourd’hui à la table des négociations avec l’Agence nationale pour la gestion des déchets publics (ANDRA), comme pour les Comités locaux d’information et de surveillance (CLIS). Je veux bien qu’on utilise les médias pour se valoriser, mais ces structures sont aujourd’hui dans une dynamique de discussions pas faciles, conflictuelles; cependant, cette dynamique a le mérite d’exister.
Qu’est-ce qui change aujourd’hui ? Effectivement, nous sommes dans une période de crise économique, qui fait que les fondements essentiels de la décision partagée et du débat public sont mises au défi de façon relativement forte sur trois plans.
D’abord, c’est très cher. Évidemment, en période de crise économique, passer du temps à payer des dispositifs participatifs… Oui, parce que la démocratie, cela coûte cher, c’est plus cher que la dictature ! A certains égards, ce que l’on met dans la discussion, on ne le met pas dans les prisons ou on ne le met pas dans des dispositifs policiers, et c’est en général beaucoup plus cher.
Deuxièmement, c’est trop lent. Évidemment, discuter, c’est plus lent que de prendre rapidement des décisions.
Troisièmement, c’est trop technique, parce que toutes ces questions scientifiques sont éminemment complexes et difficiles à s’approprier, en particulier pour les profanes.
Nous sommes donc aujourd’hui à une espèce de tournant et, à mon avis, à un moment décisif. Que faire ? Est-ce que l’on dit : « On a essayé la participation, cela ne marche pas, donc on va essayer de passer à autre chose; on va tous les techniciser, les “procéduraliser”, travailler en petits cénacles, etc. » Ou alors, on va approfondir, on va essayer de trouver un certain nombre de solutions pour approfondir les formes de la participation et, si on les approfondit, comment ? Comment tenter de répondre à ces verrous que j’ai juste soulignés, qui sont aujourd’hui apparus au bout d’un certain nombre d’années ?