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Med Sci (Paris). 2015 June; 31: 58–61.
Published online 2015 July 16. doi: 10.1051/medsci/201531s116.

Conclusions du colloque

Pierre-Benoît Joly1* and Isabelle This Saint-Jean2,3**

1Directeur de l’IFRIS (Institut francilien, recherche innovation société), directeur de recherche à l’Inra, Unité science en société (SenS), Inra, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Cité Descartes, 5, boulevard Descartes, Champs-sur-Marne, 77454Marne-la-Vallée Cedex 2, France
2Vice-présidente du Conseil régional d’Île-de-France chargée de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 33, rue Barbet de Jouy, 75007Paris, France
3Présidente du GIP Genopole, 5, rue Henri Desbruères, 91030Evry Cedex, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Accès à l'information, Communication, Divulgation, Désaccords et litiges, Humains, Inventions, Politique, Opinion publique, Changement social, Réseautage social, éthique, législation et jurisprudence, tendances

 

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Ce colloque avait pour objectif de faire un bilan de l’expérience des débats publics sur les sciences de la vie et de tracer quelques pistes d’avenir. Les échanges ont été d’une grande richesse et ont permis d’établir de nombreux éléments de diagnostic sur lesquels je voudrais revenir dans cette synthèse à chaud, sans souci d’exhaustivité.

Premier élément de diagnostic : l’importance des mutations technoscientifiques contemporaines. Certes, le thème de l’accélération et de la révolution technologique est tellement rebattu que nous avons un peu de mal à voir ce qu’il y a de nouveau et faire la part des choses entre le discours et la réalité. Mais la convergence entre technologies numériques et sciences de la vie est porteuse de transformations essentielles qui se traduisent dès aujourd’hui par l’émergence de nouveaux acteurs et par la constitution de nouveaux noeuds de savoir/pouvoir, à commencer par les « GAFA » (Google, Apple, Facebook et Amazon) comme indiqué par Hervé Chneiweiss. À la différence d’Asilomar, ce ne sont pas seulement aujourd’hui les possibilités de manipulation du vivant qui font débat mais aussi (et surtout) le couplage entre les techniques du vivant (notamment la génomique) et les techniques du big data appliquées aux niveaux individuel et populationnel (mesure de soi, algorithmes de profilage, surveillance généralisée).

Deuxième élément de diagnostic : l’importance des changements d’ordre politique et dans les façons de gouverner. Laurence Monnoyer-Smith nous a permis de mesurer l’ampleur des changements au cours des vingt dernières années. Le débat public constitue aujourd’hui un point de passage obligé; il constitue comme un processus informel d’évaluation sociale de la technologie (pour reprendre une idée exprimée par Arie Rip dès 1986). Certes, les expériences récentes conduites en France notamment par la Commission nationale de débat public (CNDP) montrent que les conditions de félicité de tels débats publics ne sont pas toujours réunies. Il faut certainement mieux comprendre ces conditions de félicité ainsi qu’une écologie complexe des débats faite d’interactions dans de nombreuses arènes, faite aussi de tensions entre des débats institués et des débats ou controverses liés aux dynamiques de mobilisation des groupes concernés. Le besoin de recherches en sciences humaines et sociales est ici évident et on ne peut que souligner l’importance des activités du GIS Participation et Démocratie Participative présidé par Loïc Blondiaux. Il est en effet essentiel de constituer une communauté, un espace d’échanges où l’on peut en permanence travailler sur ces questions. C’est essentiel pour la démocratie en général et pour la démocratie technique en particulier.

Interrogé en 2005 à l’occasion du trentième anniversaire de la Conférence d’Asilomar, Paul Berg déclarait « On ne pourrait plus faire Asilomar comme on l’a fait alors». Certes, Asilomar a été un grand moment de réflexion de la communauté scientifique sur les transformations fondamentales liées au génie génétique. Cependant, au-delà d’une vision mythique, la Conférence se solde finalement par une séparation de la science et de la société : séparation dans la mesure où seuls les chercheurs prennent part aux débats, séparation dans la mesure où l’on considère alors que le confinement technique des virus permet de ne pas traiter des effets du génie génétique dans l’environnement, mais aussi du confinement de la science dans la mesure où l’on affirme une coupure nette entre la recherche et ses applications.

Or, on ne peut plus raisonner de cette manière et il faut prendre acte du fait que la science est produite dans la société, « avec et pour la société » pour reprendre l’expression du programme européen Horizon 2020. Comme l’indique Alexei Grinbaum, même si l’on reconnaît les différences entre science et technologie (et elles sont évidemment essentielles), les technologies sont comme les enfants des chercheurs. Même si ces techniques arrivent à maturité et vivent donc leur propre vie, il y a un lien de continuité entre la recherche et la technologie, ce qui pose la question de la responsabilité. Et la responsabilité de la recherche et de l’innovation n’est pas simplement une affaire de scientifiques, c’est une affaire de scientifiques qui vivent en société.

Pour ce qui concerne les débats publics sur les sciences et les techniques, je ne ferai que pointer plusieurs éléments qui me semblent tout à fait essentiels. Tout d’abord, il faut savoir pourquoi on débat. Clarifier ce qui est en jeu dans le débat devrait constituer une obligation formelle de toute institution prenant une telle initiative. Si les enjeux du débat ne sont pas clairs et si on lance un débat alors que, en fait, toutes les décisions ont été prises, on s’aventure dans des terres très dangereuses et qui, épisode après épisode, ruinent le débat et sont vraiment délétères du point de vue de la vie en démocratie. Pour reprendre ce qu’a indiqué Laurence Monnoyer-Smith, il faut savoir quand on est dans des zones de discutabilité. Les faits scientifiques sont-ils discutables ? Sans entrer dans un long débat, on peut affirmer que les faits scientifiques sont discutables par définition. Ce sont en quelque sorte des erreurs en sursis si l’on retient le principe de falsifiabilité de Karl Popper ; les controverses concernent alors principalement les communautés de spécialistes. S’agissant des discours ou décisions publics basés sur la science, ils sont systématiquement discutables car ils dépendent toujours de jugements de valeurs, que l’on se situe dans une idéologie du progrès ou du côté de l’heuristique de la peur.

Mais la notion de zone de discutabilité de Laurence Monnoyer-Smith concerne surtout les enjeux, les conséquences potentielles du débat. Les réflexions de Michel Callon sur les conditions de réversibilité, de coexistence et de pluralité technologique sont ici cruciales. Avec lui, j’insisterai sur le fait que ces réflexions sont nées des débats, notamment sur les OGM et sur la gestion des déchets nucléaires. Elles ont été travaillées par les acteurs impliqués, par les scientifiques certes, mais aussi par les responsables politiques, les responsables économiques, les responsables associatifs, et c’est cela qui fait qu’aujourd’hui, on dispose d’une véritable réflexion sur les conditions de réversibilité des choix scientifiques et techniques et les conditions de coexistence de différentes techniques. Ces pistes de réflexion sont d’une extrême importance.

D’autres grands chantiers ont été évoqués. Évidemment, l’éducation est importante, même si elle ne peut pas tout. L’éducation concerne avant tout les chercheurs eux-mêmes pour lesquels il faut promouvoir une culture scientifique large, informée par l’histoire des sciences, mais aussi par la pratique de l’interdisciplinarité, notamment entre sciences expérimentales et SHS.

En ce qui concerne les espaces de débats, il faut se garder d’une position monolithique. Le débat se développe dans différents espaces, différents mondes, à différentes échelles, et c’est cette pluralité qui est importante. Le débat et la culture du débat au sein des communautés scientifiques sont essentiels; il faut que les chercheurs, par des comités d’éthique et par des dispositifs à imaginer, aient les moyens, les outils, les ressources d’une réflexivité sur leurs activités.

Enfin, il est important de mieux penser la complémentarité entre la délibération et la décision, entre les espaces de participation et les espaces de représentation. C’est également un chantier essentiel.

En s’appuyant sur quelques expériences françaises récentes de débats sur les sciences et techniques émergences (OGM, nanotechnologies, biologie de synthèse, déchets radio-actifs…), certains dressent un tableau très négatif et suggèrent que l’épreuve des débats publics n’a rien de bon à apporter à la production de sciences et de techniques en société. Ce Colloque a démontré qu’il n’en est rien et que, si l’on veut bien s’en donner la peine, l’expérience très riche des débats publics (ainsi que celle des débats sur les débats) apporte des enseignements solides sur lesquels il est possible de poursuivre la construction d’une démocratie technique.

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Je suis désolée, car, comme le font souvent les élus, j’arrive, je repars, et ne parviens pas à assister aux débats sur des questions que je considère comme absolument fondamentales. De nombreux sujets ont été abordées et de nombreuses propositions formulées sur « Sciences de la vie en société », objet du colloque aujourd’hui. Nous sommes à un moment historique tout à fait particulier, notamment en France, avec une situation qui fait que la question des relations entre sciences et société se pose de manières urgente et majeure. J’en suis intimement convaincue, à la fois comme universitaire, puisque j’ai un peu travaillé sur ces questions, et en tant que responsable politique en charge de la recherche et de l’enseignement supérieur en Île-de-France, première région européenne de recherche. Cette problématique du dialogue sciences-société ne peut pas être abordée correctement si on ne pose pas, dans le même temps, celle de la représentation politique, de la place et du rôle des élus dans les conditions de ce dialogue, en particulier. Mais, pas seulement.

Comme Sylvestre Huet l’a souligné, cette question mobilise les élus, la société, nos concitoyens, le milieu académique et la communauté médiatique. Celle-ci joue effectivement un rôle majeur et il est de notre responsabilité, en tant qu’élus, de se donner les conditions d’un exercice satisfaisant de la part des médias pour mener correctement ce dialogue essentiel et difficile. Je compléterai par un autre élément : la responsabilité des élus est également de faire en sorte que les émissions scientifiques des chaînes publiques, en particulier à la télévision, soient programmées à des horaires décents et en quantité. Aujourd’hui, l’offre est insatisfaisante, alors que les émissions scientifiques à la radio sont les plus podcastées de toutes les émissions, faisant la preuve qu’il y a un vrai appétit de nos concitoyens pour ces questions. Aussi, les médias doivent-ils eux même se poser cette question ; les chaînes de télévision publiques doivent être convaincues de leur responsabilité, ce qui sera dans l’intérêt de chacun.

Nous devons également mettre en place les conditions du dialogue, faire en sorte d’être correctement informés, parce que si la politique n’est pas un métier, l’exercer est une responsabilité, celle que vous nous avez confiée. Malheureusement, aujourd’hui, il y a trop peu d’allers et retours entre la société civile et la représentation politique, et notamment une absence de connaissances scientifiques de la part des élus qui est, à mon avis, tout à fait dommageable pour prendre des décisions qui, chaque jour quasiment dans notre vie d’élus, nécessitent un dialogue avec cette communauté. Au quotidien, nous ne pouvons plus agir sans que ce dialogue se soit préalablement établi entre nos concitoyens et la communauté scientifique.

Pourquoi ces questions sont-elles majeures, pourquoi plus que jamais ? La connaissance scientifique et la réflexion épistémologique ont mis en lumière un certain nombre d’éléments qui font qu’elles se posent davantage aujourd’hui. Entre les positions scientistes de la fin du XIXe siècle et l’état actuel des connaissances et de cette réflexion, les questions ne se posent plus de la même manière et, surtout, sont bien davantage prises en compte.

D’autre part, au XXe siècle, l’humanité a pris conscience qu’elle pouvait être la source de sa propre destruction et que l’activité scientifique et technologique, notamment avec les armes nucléaires et les centrales nucléaires, pouvait donner à l’homme la capacité de détruire et de se détruire, sans parler des questions posées par le réchauffement climatique, fait d’une intervention avérée de l’activité humaine. Cela a profondément changé la relation et le regard qu’on pouvait avoir sur l’activité scientifique et sur ses applications.

Un autre élément majeur fait qu’aujourd’hui, la question sur le dialogue sciences-société se pose différemment, car derrière cette question, c’est celle de la démocratie qui est soulevée. Lorsqu’on est interrogé en tant qu’élu politique sur les conditions de ce dialogue, c’est le fonctionnement de la démocratie qu’on interpelle, ainsi que notre capacité d’élus à représenter nos concitoyens et à prendre effectivement des décisions, à ce titre. Nous sommes à un tournant de notre histoire, marqué par une montée de l’individualisme. On a ainsi une crise tout à fait particulière de la démocratie, avec la demande d’un autre fonctionnement démocratique, demande qui est totalement nouvelle et qu’il nous faut prendre en compte, tout en maintenant un certain nombre d’institutions et de représentations. Ainsi, cette question du dialogue sciences-société doit être abordée différemment.

Je pense qu’il y a une spécificité française liée à notre histoire intellectuelle particulière. Nous sommes le pays des Lumières, le pays d’Auguste Comte et celui du scientisme dans sa version la plus étroite. Ce n’est peut-être pas un hasard si c’est en France que les attaques sur le scientisme ont été les plus fortes, jusqu’à adopter des positions qui, à mon sens, sapent complètement la possibilité de l’existence même de la démarche scientifique. Mais il y a également une spécificité liée à l’histoire industrielle de notre pays, qui, en ce qui concerne la question du nucléaire par exemple, a engendré une forte défiance, avec des réactions excessives. Cela fait que le débat sur ce sujet est beaucoup plus compliqué en France qu’ailleurs.

Pour cette raison, il est important pour nous, acteurs politiques, de tout faire pour mettre en place les conditions de ce dialogue entre nos concitoyens, les élus et la communauté scientifique académique sous toutes ses formes et mené entre les différentes disciplines, parce que, aujourd’hui, la recherche ne connaît pas de frontières strictes. En outre, vous avez raison de dire qu’il faut mobiliser ce dialogue au sein d’espaces extrêmement différents et avec des moyens extrêmement différents. On ne touche pas, en effet, l’espace social et l’espace politique de la même manière. C’est pour cela qu’en tant que vice-présidente de Région, j’ai fait de cette question l’une de nos grandes priorités. Nous sommes très attentifs à cela, pour permettre aux différents acteurs qui portent ces questions d’agir selon les manières qui leurs sont propres. Je vais être un peu caricaturale pour mieux me faire comprendre : nous ne pouvons pas avoir le même dialogue avec un public de personnes détenues ou de femmes issues de l’immigration et avec une association de malades ou avec un public d’enfants et d’adolescents. Cela marchera pour certains d’entre eux, et pas pour d’autres. Cependant, dans tous les cas, il faut que le dialogue soit animé d’une triple attention : responsabilité, vigilance et confiance.

Voila la clé de ce qui peut se faire aujourd’hui. On y parviendra grâce à la mobilisation de chacun, en arrêtant de dire « eux les scientifiques », « eux les élus », « eux les journalistes ». Il faut qu’un dialogue fondé sur le respect s’instaure entre nous. Oui, il y a irréversibilité et on ne peut pas se contenter de dire : « On met la recherche scientifique d’un côté et les avancées technologiques de l’autre et on attend de voir ce qui se passe. Sur les avancées technologiques, on fait appel aux comités éthiques et tout ira bien. » Et, je le répète, on sait tous qu’il y a de l’irréversibilité.

Nous sommes tous embarqués dans la même aventure ; on est tous citoyens et c’est de notre responsabilité que ce dialogue s’établisse sur les questions majeures d’aujourd’hui. On a besoin que la recherche soit forte, parce que le savoir et la connaissance font de nous des êtres humains à part entière. On a donc besoin de cette progression de la connaissance et du savoir et on sait que la recherche n’est belle et forte que si, à un moment, elle est libre. On doit mener ce dialogue en ayant ce regard attentif, presque généreux, dirais-je, même si je sais que vous allez me regarder en vous disant « quelle naïveté ! ». Je crois qu’il y a un moment où il faut tout de même faire sien, à nouveau, le pari pascalien de la possibilité de dialoguer ensemble, de réfléchir ensemble à ces questions, en toute lucidité, en toute vigilance, parce que c’est ainsi que nous pourrons construire le monde de demain.

Paul de Brem

Voilà un plaidoyer fort pour la participation démocratique aux choix en sciences et technologies, selon des modalités que vous avez appelées à être les plus diverses possibles. Le message est bien reçu.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.