En 1960, Peter Nowell et David Hungerford, de l’université de Pennsylvanie, identifient une translocation chromosomique réciproque entre les chromosomes 9 et 22 (appelée chromosome Philadelphie) dans les cellules leucémiques des patients atteints de leucémie myéloïde chronique [1]. Quelques années plus tard, Peter Nowell décrit le cancer comme une maladie au cours de laquelle une cellule puis sa descendance acquièrent par étapes successives des anomalies génétiques somatiques qui leur confèrent un avantage compétitif croissant par rapport aux cellules normales [2]. Dans les années qui suivent, d’autres aberrations chromosomiques, puis d’autres altérations génétiques, en particulier des mutations ponctuelles qui activent des oncogènes ou inhibent des gènes suppresseurs de tumeurs, sont identifiées dans les cellules cancéreuses [3]. En 2000, Robert Weinberg (Massachusetts institute of technology) et Douglas Hanahan (université de Californie) confortent cette vision déterministe, en énonçant une série de règles gouvernant la transformation de cellules normales en cellules malignes [4]. La tumorigenèse est présentée comme la conséquence de l’accumulation stochastique dans une cellule, du fait de l’âge et d’autres facteurs [5] (→) de 4 à 7 événements moléculaires, engendrant des états pré-malins puis malins. Les mutations transforment progressivement la cellule, en lui conférant de nouvelles propriétés : indépendance vis-à-vis des facteurs de croissance, insensibilité aux signaux inhibiteurs, résistance à la mort cellulaire programmée, réplication illimitée, effet pro-angiogénique, et capacité d’invasion et de métastase [6] (→).
(→) Voir la Nouvelle de T.G.P. Grünewald et al., page 323 de ce numéro
(→) Voir la Synthèse de L. Treps et J. Gavard, m/s n° 11, novembre 2015, page 989
Cette vision réductionniste du cancer a généré une approche thérapeutique ciblée sur les anomalies moléculaires propres à chaque tumeur [7] (→).
(→) Voir le Forum de E. Solary, m/s n° 6-7, juin-juillet 2014, page 683
On parle de médecine de précision ou de médecine personnalisée. L’Imatinib1,, un médicament conçu pour inhiber la protéine BCR-ABL, produit du chromosome Philadelphie2, est la première de ces thérapeutiques ciblées. Ce médicament a révolutionné la prise en charge de la leucémie myéloïde chronique [8]. L’avènement des technologies de génomique a permis de faire en quelques jours l’inventaire des anomalies moléculaires présentes dans une tumeur et le développement de nombreuses molécules ciblant les conséquences de ces altérations moléculaires. Cette approche a été étendue aux autres tumeurs avec des résultats parfois spectaculaires, mais souvent transitoires du fait de l’apparition de résistances ou de l’émergence de sous-clones non ciblés par le traitement [9].
Au cours de l’embryogenèse, une cellule totipotente donne naissance à diverses lignées cellulaires. À l’âge adulte, ce système complexe et hiérarchisé est conservé à l’échelle tissulaire. Une cellule souche multipotente donne naissance à plusieurs lignées cellulaires, par exemple, une cellule souche hématopoïétique donne naissance aux globules rouges, à plusieurs catégories de leucocytes, et aux plaquettes. Cette organisation tissulaire complexe aurait été sélectionnée au cours de l’évolution, parce qu’elle diminue le risque de transformation cellulaire : les événements génétiques somatiques ne peuvent s’accumuler que dans les cellules capables d’auto-renouvellement [10]. La cellule d’origine d’un cancer serait donc une cellule souche, implicitement conçue comme une entité stable. C’est la base du raisonnement de Cristian Tomasetti (Johns Hopkins university) et Bert Vogelstein (Johns Hopkins Kimmel cancer center), qui établissent, en 2015, une corrélation linéaire entre le taux de mutations dans les cellules capables d’auto-renouvellement au sein d’un tissu et le risque de cancer dans ce tissu [11]. C’est aussi une des explications proposées au paradoxe de Peto, c’est-à-dire à l’absence de lien entre la taille des animaux et le risque de cancer [9]3. Ces concepts font l’objet de controverses [12–14] : au-delà des critiques méthodologiques, c’est la vision réductionniste du cancer qui est mise en cause.
En effet, les progrès de la génomique ont apporté d’autres informations. D’une part, l’identification de cancers avec peu de mutations suggère que d’autres causes telles que la régulation épigénétique des gènes pourraient jouer un rôle déterminant dans le développement des cancers [15]. La capacité des agents déméthylants à induire, chez certains patients atteints d’hémopathie maligne, des réponses partielles ou complètes sans diminuer la charge mutationnelle conforte le rôle de l’épigénétique dans l’expression clinique de ces maladies [16]. D’autre part, l’identification de clones de cellules mutées dans des tissus sains indique que l’accumulation de mutations dans une cellule souche n’induit pas nécessairement un cancer. Dans le sang, on identifie, avec une fréquence qui croît avec l’âge, des clones de cellules porteuses de mutations qui sont des variants détectés de façon récurrente dans les hémopathies malignes [17, 18]. Dans l’épiderme sain également, plus du quart des cellules portent des mutations oncogéniques [19]. L’existence de clones mutés dans des tissus sains peut faire craindre une toxicité des thérapeutiques ciblées. Elle indique aussi les limites de la détection d’ADN muté dans le plasma pour identifier précocement les tumeurs [20] (→).
(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, page 417 de ce numéro
L’émergence de la tumeur suggère que le clone échappe au contrôle du système immunitaire, une des 2 propriétés (avec l’acquisition d’un métabolisme spécifique) ajoutées par Weinberg et Hanahan (Swiss institute for experimental cancer research) en 2011 à leur liste des propriétés cardinales des cellules tumorales [21]. Cet échappement peut être dû à l’acquisition d’une nouvelle altération moléculaire par la cellule tumorale, renforçant la vision réductionniste. Il peut être aussi la conséquence d’une défaillance du système immunitaire induite par des facteurs intercurrents, générant une vision plus holistique. Quoi qu’il en soit, les succès récents de l’immunothérapie des cancers, dont l’association à la chimiothérapie [22] (→) et à la radiothérapie [23] (→) est discutée dans ce numéro de médecine/sciences, soulignent l’importance des altérations du microenvironnement des cellules tumorales [24] (→). Altérations qui peuvent aussi être l’effet de processus inflammatoires ou du vieillissement. Si l’on élargit le champ, l’ensemble de l’organisme, par les hormones qu’il produit, les bactéries qui composent la flore tapissant ses muqueuses et les cellules myéloïdes qu’il génère dans la moelle osseuse, contribue à l’émergence d’une tumeur en constituant un macro-environnement permissif [25]. Ces concepts suggèrent une autre approche de la prévention et du traitement des cancers basée sur le maintien de micro- et de macro-environnements protecteurs. Le cancer n’est pas seulement une maladie de la cellule, mais aussi une maladie de l’organisme, dont l’homéostasie est rompue. La modulation du métabolisme lipidique, la bactériothérapie fécale, la manipulation des macrophages sont autant de stratégies qui pourraient modifier la prise en charge des cancers dans les années qui viennent.
(→) Voir la Synthèse de A. Hanoteau et al., page 353 de ce numéro
(→) Voir la Synthèse de J. Ménager et al., page 362 de ce numéro
(→) Voir le numéro thématique Microenvironnements tumoraux : conflictuels et complémentaires, m/s n° 4, avril 2014