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Med Sci (Paris). 32(8-9): 784–786.
doi: 10.1051/medsci/20163208030.

Chroniques génomiques - Cancer :faut-il viser la lune ?

Bertrand Jordan1***

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS, Espace éthique méditerranéen, hôpital d’adultes la Timone, 264, rue Saint-Pierre, 13385 Marseille Cedex 05, France
2CoReBio PACA, case 901, parc scientifique de Luminy, 13288 Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Recherche biomédicale, Gestion financière, Objectifs, Agences gouvernementales, Humains, Tumeurs, Objectifs de fonctionnement, Politique, États-Unis d'Amérique, organisation et administration, tendances, normes, étiologie, thérapie

 

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En janvier 2016, lors de son traditionnel discours sur l’état de l’Union, le Président Obama annonçait le lancement d’un programme de lutte contre le cancer qualifié de Moonshot 1 et s’écriait « Faisons de l’Amérique le pays qui guérit le cancer une fois pour toutes » (Let’s make America the country that cures cancer once and for all). Noble but, et belle ambition ; mais le précédent de la « Guerre contre le cancer » lancée par Nixon en 1971 (Figure 1) rappelle qu’il est bien imprudent de promettre l’élimination de cet ensemble d’affections multiformes et incroyablement complexes. La croisade de Nixon était richement dotée : 1,6 milliards de dollars en 1971, soit près de 10 milliards en valeur 2014, et ses résultats ont été très modestes : la mortalité par cancer (corrigée par l’âge et la démographie) n’a baissé que de 10 à 20 %, selon les estimations, depuis 1970, et une bonne partie de cette diminution est due à la baisse de l’incidence des cancers du poumon liée au déclin du tabagisme [1]. Rétrospectivement, on peut considérer que ce programme était trop centré sur une hypothèse fausse (l’origine virale de la plupart des cancers) et pas assez fondamental – mais bien sûr les failles sont plus faciles à voir a posteriori…

Financement notable, et structure « trans-agences »

Comment se présente donc ce nouveau projet ? Dans l’immédiat, il bénéficie d’environ 195 millions de dollars de crédits nouveaux en 2016, et devrait en recevoir 800 millions au titre de 2017 – si cela est approuvé par le Congrès (le total des financements publics de la recherche sur le cancer aux États-Unis est estimé à 5 milliards de dollars). Cette National Cancer Moonshot Initiative est dirigée par Joe Biden, vice-président, qui a renoncé à être candidat à la présidence après la mort de son fils en mai 2015 à la suite d’un cancer du cerveau (glioblastome), et a annoncé son intention de consacrer le reste de sa vie à la lutte contre le cancer. Une Task Force regroupant les agences gouvernementales concernées – dont les National Institutes of Health (NIH), le National Cancer Institute (NCI), le Department Of Energy (DOE), le Department Of Defence (DOD), etc. – est chargée de la mise en œuvre du programme et est dirigée par Greg Simon (ancien conseiller d’Al Gore, vice-président senior chez Pfizer… et cancer survivor, comme l’on dit aux États-Unis). Les objectifs sont présentés de manière concise sur le site de la Maison Blanche2, et de manière plus détaillée sur le site du NCI3 ; on y trouvera notamment la liste des personnalités (scientifiques et cliniciens) qui constituent le Blue Ribbon Panel chargé de conseiller la Task Force. Attention, une interrogation des moteurs de recherche sur le terme Cancer moonshot mène souvent au site Cancer Moonshot 2020 qui correspond à une initiative distincte, celle du milliardaire Patrick Soon-Shiong, un Moonshot privé centré sur l’immunothérapie et différent du programme dirigé par Joe Biden.

Des objectifs scientifiques mais aussi (surtout ?) organisationnels

Deux idées générales sous-tendent le programme. On les trouve présentées de manière très vivante dans deux discours, l’un fait le 20 avril par Joe Biden au congrès de l’American Association for Cancer Research 4,, l’autre le 4 mai par Greg Simon dans une réunion organisée par le Federal Drug Agency (FDA)5. D’un côté, le constat que des avancées scientifiques et thérapeutiques majeures sont en cours : caractérisation fine des tumeurs (séquençage) et thérapies ciblées, immunothérapies sous différentes modalités (inhibiteurs de points de contrôle [checkpoints], cellules T modifiées [CAR-T] et vaccins), et intégration des données cliniques et moléculaires dans de vastes bases de données exploitables par des techniques informatiques sophistiquées (deep learning). Ces avancées toutes récentes font penser qu’un effort supplémentaire peut accélérer significativement les progrès – et d’ailleurs le but du Moonshot program est maintenant présenté, de façon plus réaliste, comme visant à accomplir en cinq ans les progrès qui normalement en prendraient dix. Les actions à prévoir à ce niveau sont relativement classiques : plus d’argent pour des contrats, avec un effort pour soutenir préférentiellement des travaux réellement innovants et pour simplifier, accélérer les procédures. Plus précisément, cinq secteurs sont ciblés [2] : vaccins pour des affections virales prédisposant au cancer (EBV6 notamment) ; détection précoce des cancers (biopsies liquides [3]) () ; analyse génomique de cellules tumorales isolées ; immunothérapie des cancers ; cancers pédiatriques (ciblage des facteurs de transcription). Est prévue de plus la création d’un fonds spécial destiné à financer des travaux très innovants (high-risk, high-reward).

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 8-9, août-septembre 2015, page 805

De manière plus originale, tant Biden que Simon insistent sur les problèmes d’organisation, de communication, d’échange de données qui à leur avis ralentissent considérablement les progrès de la recherche et son application en clinique. On sent là – et c’est un des points très positifs de ce projet – le regard critique de personnalités qui sont extérieures au petit monde de la cancérologie, qui ont été eux-mêmes touchés par cette affection, et qui s’impatientent devant les multiples blocages liés à l’organisation administrative mais aussi aux réticences des chercheurs et cliniciens devant la perspective d’un partage de leurs échantillons ou de leurs résultats. Un récent éditorial du New England Journal of Medicine s’inquiétant du risque de « parasites » (research parasites) utilisant des données obtenues par d’autres [4] montre bien que le problème existe – même si cet article a suscité une large discussion et de vives critiques [5, 6]. Biden et Simon s’inquiètent de l’existence de « silos » renfermant de multiples ensembles de données difficilement accessibles, et notent le contraste entre la situation actuelle et leur rêve : « Un réseau national dans le Cloud contenant toutes les données obtenues sur les patients, acquises de la meilleure manière possible, qu’il s’agisse de dossiers médicaux, de tissus, d’analyses, de données génomiques, afin que l’on puisse utiliser des outils d’analyse et d’intelligence artificielle pour transformer ces données en informations et ces informations en connaissances. Ce système doit être universel et facile d’accès pour tous sans distinction. » ou, en résumé « partage ubiquitaire des données, plus d’excuses »7,. Concrètement, ils veulent pousser à la mise en place de bases de données communes et obtenir que tous les centres les alimentent – il faudra pour cela que le Moonshot program ait un poids politique sérieux et des moyens financiers considérables. Le système Genomic Data Commons du NCI8, semble à cet égard prometteur avec son orientation vers le Big Data et le choix d’archiver les données brutes9, – mais son ouverture est trop récente (juin 2016) pour savoir si son fonctionnement sera à la hauteur de ses ambitions. Un autre blocage identifié est le faible nombre de patients participant à des essais cliniques : seulement 4 % aux États-Unis, pour un ensemble de raisons administratives et financières. Biden et Simon veulent aussi « laisser les chercheurs faire de la recherche », en d’autres termes simplifier et accélérer l’obtention de contrats, tenir plus compte des résultats cliniques que des publications, mettre immédiatement les articles en accès libre (abattre ce qu’ils appellent les paywalls)10, et financer les études de vérification… C’est donc un vaste programme, un relevé exhaustif des défauts du système auxquels il faudrait remédier : la question est de savoir si le Moonshot program aura le pouvoir et les moyens financiers nécessaires, et cela dépend beaucoup du résultat de l’élection présidentielle qui aura lieu en novembre de cette année 2016.

Un avenir un peu incertain

Le cancer moonshot bénéficie à l’heure actuelle du poids politique du vice-président, un atout considérable pour dépasser les blocages administratifs et faire taire les intérêts particuliers. Poids qui n’est pas toujours suffisant : Biden avait été chargé par Obama, en 2012, d’obtenir un consensus sur un minimum de régulation de la vente des armes à feu, après le drame de Sandy Hook Elementary School (20 enfants et 6 adultes tués par un jeune déséquilibré)11, et a échoué dans cette mission qui lui tenait pourtant à cœur. Il faut dire que la National Rifle Association 12 est extrêmement puissante. En tout état de cause, il n’est vice-président que jusqu’à l’élection de novembre, ce qui laisse fort peu de temps pour mettre en route une refonte aussi profonde du monde de la cancérologie États-unienne. Le budget 2017 doit être voté sous la présidence d’Obama, mais le résultat est loin d’être acquis. Après l’élection, on peut penser qu’Hillary Clinton poursuivra l’effort. Si, en revanche, Donald Trump est le nouveau président, le Moonshot program pourrait bien être compromis… ‡

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 C’est le vice-président John Biden qui avait utilisé ce terme en octobre 2015 : I believe we need a moonshot in this country to cure cancer. L’expression fait référence au projet Apollo, mobilisation technico-scientifique ayant abouti à son but, un vol habité vers la Lune.
6 Virus d’Epstein-Barr.
7 Traduction libre d’un passage du discours de Greg Simon cité précédemment.
10 Consultation payante des articles en ligne.
11 Le 14 décembre 2012, dans une école primaire du village de Sandy Hook près de Newtown dans l’État du Connecticut.
12 Association nationale des détenteurs d’armes.
References
1.
Spector R. The war on cancer: a progress report for skeptics . Skeptical Inquirer. 2010 ; :34.1. (http://www.csicop.org/si/show/war_on_cancer_a_progress_report_for_skeptics).
2.
Lowy DR, Collins FS. Aiming high: changing the trajectory for cancer . N Engl J Med. 2016; ; 374 : :1901.–1904.
3.
Jordan B. Biopsies liquides, une révolution en cancérologie ? Med Sci (Paris). 2015; ; 31 : :805.–807.
4.
Longo DL, Drazen JM. Data sharing . N Engl J Med. 2016; ; 374 : :276.–277.
5.
Merson L, Gaye O, Guerin PJ. Avoiding data dumpsters: toward equitable and useful data sharing . N Engl J Med. 2016; ; 374 : :2414.–2415.
6.
Siu LL, Lawler M, Haussler D, et al. Facilitating a culture of responsible and effective sharing of cancer genome data . Nat Med. 2016; ; 22 : :464.–471.