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Med Sci (Paris). 32(12): 1139–1146.
doi: 10.1051/medsci/20163212020.

Chroniques génomiques - « Explosion des cancers » : retour aux chiffres

Bertrand Jordan1,2*

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS, Espace éthique méditerranéen, hôpital d’adultes la Timone, 264, rue Saint-Pierre, 13385 Marseille Cedex 05, France
2CoReBio PACA, case 901, parc scientifique de Luminy, 13288 Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Épidémies, Humains, Incidence, Mortalité, Tumeurs, Enregistrements, Programme SEER, États-Unis d'Amérique, diagnostic, épidémiologie, statistiques et données numériques

 

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Cette chronique abondamment illustrée s’aventure dans un domaine inhabituel, celui de l’épidémiologie du cancer. Elle présente de manière très parlante des données qui sont certes connues des spécialistes, mais qui semblent largement ignorées dans les débats actuels. Ce rappel à la réalité des chiffres est pour l’essentiel illustré par des graphiques portant sur la situation aux États-Unis et élaborés grâce au site du programme SEER (surveillance, epidemiology, and end results) du NCI (National Cancer Institute). Ce site dont l’accès est libre [1] rassemble un vaste ensemble de données, et surtout permet de les traduire aisément en graphiques personnalisés selon les desiderata de la personne qui le consulte1. Bien sûr notre INCa (Institut National du Cancer) donne lui aussi accès à des statistiques complètes [2], mais leur accès et surtout leur traduction graphique sont loin d’être aussi aisés. Ce sont donc les chiffres relatifs à la population états-unienne qui seront présentés dans cette chronique, sachant que les tendances relevées sont pour l’essentiel valables en France, avec éventuellement un décalage dans le temps.

L’explosion des cancers

L’expression est devenue un lieu commun dans la grande presse [3], et effectivement le nombre de cas de cancer est en forte augmentation, comme le montre par exemple la Figure 1, qui couvre la période 1930/2006 aux États-Unis.

Mais il ne faut pas oublier que la population de cette nation est passée dans cet intervalle de 120 à 300 millions, ce qui multiplie mécaniquement le nombre de cas attendus par presque trois. De plus, l’espérance de vie moyenne est passée de 57 à 76 ans, or la fréquence du cancer augmente très fortement avec l’âge (Figure 2). De sorte que si l’on veut suivre correctement l’évolution de l’incidence du cancer, il faut corriger les données de manière à les ramener à une population ayant une répartition en classes d’âge constante. On obtient alors une valeur d’incidence ajustée pour l’âge, qui permet une comparaison valable au fil des années. Dans les figures qui suivent, toutes établies grâce au site SEER [1], sont portées l’incidence et la mortalité, toutes deux corrigées par l’âge de façon à être comparables d’une année à l’autre. Tous ces taux sont exprimés par année et pour 100 000 personnes, une valeur de 400 par exemple signifiant que l’on a diagnostiqué cette année-là 400 cas du cancer considéré pour 100 000 personnes. La Figure 3 montre ce qui est observé pour l’ensemble des cancers sur l’ensemble de la population, de 1975 à 2013. On voit que l’incidence a relativement peu varié, avec un curieux pic vers 1992 sur lequel nous reviendrons, et que, en revanche, le nombre de décès a diminué d’environ 20 %, ce que l’on peut attribuer aux progrès thérapeutiques : progrès réels, mais pas fulgurants, la « guerre contre le cancer » n’est pas encore gagnée. Mais en tous cas on ne voit pas de signes d’une « explosion ».

De vrais changements

On peut bien sûr se livrer à une exploration plus fine des données, en voici un exemple, le cancer du poumon. Envisageons le d’abord chez les hommes (Figure 4) : on observe une décroissance très nette de l’incidence à partir de 1980-1985, qui correspond à coup sûr à la forte diminution de l’usage du tabac2 qui a été significative dès les années 1960 aux États-Unis [4]. On note aussi que la courbe de mortalité suit la courbe d’incidence, qu’elle en est très proche et parallèle. Très proche, cela veut dire que le pronostic de ce cancer est mauvais et que la grande majorité des patients y succomberont à terme. Parallèle, cela montre qu’il n’y a pas eu de progrès thérapeutique majeur : sinon, la mortalité devrait décroître plus vite que l’incidence.

Si nous envisageons maintenant ce cancer chez la femme (Figure 5), on voit que là les courbes ont juste commencé à redescendre depuis quelques années : les femmes se sont mises à fumer plus tard que les hommes, et ont aussi arrêté plus tard. Là aussi, la courbe de mortalité suit celle de l’incidence, mais il est intéressant de noter que les courbes sont bien plus espacées que chez les hommes : le pronostic serait-il meilleur chez les femmes parce qu’elles sont mieux suivies sur le plan médical et que ce cancer est donc diagnostiqué plus tôt ?

Pour ce cancer, malheureusement, les données françaises diffèrent : l’incidence chez les hommes plafonne, elle continue à croître chez les femmes [2], ce qui traduit la persistance de l’usage du tabac malgré les efforts des autorités sanitaires.

Des idées fausses ?

Assiste-t-on à une forte augmentation du nombre de cancers du sein, notamment chez les jeunes femmes, comme on l’entend souvent dire ? Là encore, les réponses de l’épidémiologie sont nettes. Pour l’ensemble des cancers du sein (Figure 6), il y a bien une augmentation modérée de l’incidence, de l’ordre de 30 % sur la période 1975-2013. S’agit-il d’une réelle augmentation, ou du résultat d’un dépistage plus intensif, compte tenu de la généralisation des mammographies ? Impossible de conclure, mais la nette baisse de la mortalité (- 40 %) pourrait refléter, outre d’indéniables progrès thérapeutiques, le fait que plus de cancers sont détectés à un stade très précoce, ce qui gonfle les valeurs d’incidence mais améliore le résultat. Notons à cet égard qu’en 1975 les décès représentaient 31 % des cas diagnostiqués et qu’en 2013 le chiffre est de 15 %, une amélioration très sensible3. Pour les femmes plus jeunes (moins de 50 ans) la tendance est similaire (Figure 7) : une faible augmentation de l’incidence et une forte diminution de la mortalité, avec un rapport décès/incidence plus favorable, environ 9 % en 2013. Il n’y a donc pas une épidémie de cancers du sein agressifs chez les femmes jeunes, au contraire.

Enfin – encore un poncif – on entend beaucoup parler d’une explosion de cancers de toute nature chez les enfants, immédiatement attribuée aux pesticides, aux téléphones portables ou à la wi-fi de notre box. Que disent à cet égard les statistiques ? La Figure 8 montre incidence et mortalité pour les moins de 20 ans, toujours sur la même période. Notons d’abord l’échelle des ordonnées : elle montre que, fort heureusement, les cancers sont rares chez l’enfant. Mais effectivement, on constate une augmentation modérée quoique assez nette (20 à 30 %) de l’incidence, tous cancers confondus. On peut se rassurer en constatant que la mortalité a fortement baissé, de 60 % sur la période considérée. Cela est certainement dû en grande partie aux progrès thérapeutiques considérables qui ont eu lieu pour le traitement des leucémies, cancers les plus fréquents chez l’enfant. Un meilleur dépistage (accroissant artificiellement l’incidence) a peut-être joué un rôle. Il est néanmoins possible que l’incidence des cancers de l’enfant ait réellement augmenté, ce qui justifie quelques inquiétudes.

Des effets parasites

Les données épidémiologiques permettent également de repérer les effets de changements dans les pratiques de diagnostic. Le cas le plus connu est celui du dépistage du cancer de la prostate grâce au dosage du PSA (prostate specific antigen). Il a été pratiqué à grande échelle à partir des années 1980 avant d’être remis en question en raison de sa faible spécificité qui a provoqué de nombreuses explorations et interventions inutiles : aux États-Unis, on parle à ce sujet de surdiagnostic et de surtraitement [5, 6]. De fait, la Figure 9 montre un pic très prononcé4 de l’incidence au début des années 1990, suivi d’une baisse rapide (quand ce dépistage a été fortement restreint). Il faut noter que ce pic ne se retrouve pas dans la courbe de mortalité, ce qui montre bien qu’il s’agit d’un artéfact.

Un autre exemple est fourni par l’évolution statistique des cancers de la thyroïde. Ce cancer assez rare et de bon pronostic a été propulsé sur le devant de la scène après la catastrophe de Tchernobyl : la conséquence sanitaire majeure de cet accident a été un grand nombre de cancers de la thyroïde (environ 10 000, une vingtaine de décès [7]) chez les enfants exposés, dus à l’ingestion d’aliments contaminés en iode radioactif qui est concentré dans la thyroïde. Du coup certains se sont alarmés, dans l’Est de la France et même en Corse, devant l’augmentation des cas diagnostiqués, attribués aux retombées de Tchernobyl bien que ces dernières soient au moins 100 fois plus faibles qu’en Biélorussie [7] ().

(→) Voir la Synthèse de M. Schlumberger1 et B. Le Guen, m/s n° 8-9, août-septembre 2012, page 746

L’examen des données pour les États-Unis, qui n’ont pas été touchés par le nuage radioactif, montre que l’incidence apparente y a pourtant été multipliée par trois de 1995 à nos jours.

La Figure 10 présente ces données pour la femme (chez laquelle ce cancer est plus fréquent) ; on voit que la mortalité n’a pas bougé malgré l’augmentation considérable de l’incidence. Il est du coup plus que vraisemblable que cette augmentation soit principalement due au progrès des méthodes de diagnostic (imagerie et marqueurs moléculaires) et qu’elle ne corresponde pas à une réelle croissance de l’affection [8]. L’augmentation observée en France a très probablement les mêmes causes, d’autant plus qu’on la retrouve dans des régions comme la Normandie qui n’ont pas été affectées par les retombées [7] ()

(→) Voir la Synthèse de M. Schlumberger1 et B. Le Guen, m/s n° 8-9, août-septembre 2012, page 746

Une analyse des chiffres français

Le journal Le Monde a publié fin octobre 2016 une analyse des données d’incidence des différents cancers en France sous le titre « Cancer : les chiffres qui inquiètent » [10]. Cet article est accompagné d’un « visuel interactif » [11] qui permet, un peu comme le site américain SEER, d’obtenir différents graphiques à la demande. La période couverte, 1980 à 2012 est comparable ; il faut noter cependant que seule est présentée l’incidence et non la mortalité. En revanche, le découpage possible par tranche d’âge de 10 ans est plus fin que ce que permet le site SEER.

L’article fait une large part aux données sur le cancer du sein, qui montrent une forte hausse jusque vers 2004 suivie d’une décroissance sensible attribuée à la généralisation du dépistage et à l’arrêt des traitements hormonaux post-ménopause. Sur la période envisagée, il reste une augmentation sensible, de l’ordre de 50 %. Notons que ces données ne sont pas ajustées pour l’âge, mais comme l’on considère ici des tranches d’âge de 10 ans la conclusion reste valable. Il semble donc qu’il y ait bien une différence sensible entre notre nation et les États-Unis pour cette affection. Pour les cancers de la prostate et de la thyroïde on voit, comme aux États-Unis, une forte augmentation (suivie d’une décroissance rapide pour la prostate) qui est attribuée, à juste titre, au surdiagnostic. Notons que la présentation faite dans l’article (variation sur la base 100 en 1980 [10]) fait l’impasse sur la contribution relative des différentes tranches d’âge : la courbe la plus spectaculaire (50 à 59 ans, + 1003 %) ne représente à son maximum qu’un sixième des cas par rapport à la tranche 70 à 79 ans (+ 180 %). Le visuel interactif [11] permet d’examiner les résultats plus en détail et de moduler certaines affirmations de l’article. Curieusement, celui-ci ne mentionne pas le cancer du poumon, alors que les données sont spectaculaires : l’incidence reste sensiblement constante pour les hommes mais est multipliée par cinq pour les femmes entre 1980 et 2012, quelle que soit la tranche d’âge considérée. C’est à coup sûr le reflet du tabagisme féminin de masse qui s’est développé chez nous à partir des années 1960, nettement plus tard qu’aux États-Unis.

Au total on ne peut que féliciter Le Monde pour cet article bien documenté et dans lequel la question du surdiagnostic n’est pas éludée, et pour le visuel interactif qui permet une vision plus détaillée des données. Il serait intéressant de disposer d’une étude comparative analysant toutes ces informations (États-Unis et France) selon la même méthodologie, afin de pouvoir procéder à des rapprochements directs et de mieux comprendre les raisons des différences observées.

En somme…

Pour commencer, merci au National Cancer Institute pour la qualité du site SEER qui permet réellement de « jouer » avec les données et de les présenter sous une forme graphique très parlante. L’aperçu que j’en ai donné dans cette Chronique un peu particulière montre bien qu’il est important de se fier aux chiffres et non aux faits communément admis ou aux impressions, fussent-elles ressenties par des cliniciens. Au vu de ces données, il est clair que l’on n’assiste pas (encore ?) à une explosion des cancers, et que cette affection n’est pas, ou pas seulement, une « maladie de civilisation ». Sa place prépondérante parmi les causes actuelles de décès est due à l’accroissement de notre longévité et à la décrue des maladies infectieuses et, plus récemment, cardiovasculaires. Il est certes possible, et même probable, que nos conditions de vie actuelles induisent certains cancers, mais, si c’est le cas, leur effet n’est pas encore visible. Rendez-vous dans vingt ans…

L’examen des figures présente un autre intérêt : en considérant l’évolution de la mortalité, on évalue de manière objective les progrès thérapeutiques. Et il faut bien reconnaître qu’ils ne sont pas foudroyants : la Figure 3 montre, pour l’ensemble des cancers, qu’en 1975 les décès représentaient 50 % des nouveaux cas ; en 2013 la proportion est de 36 %. La diminution est réelle mais modérée. Certes, cela recouvre des évolutions très contrastées selon les tumeurs considérées, avec pour certaines d’énormes progrès (comme pour les leucémies infantiles) ; tenons compte aussi du fait que les décès enregistrés en 2013 concernent des malades qui ont pu être diagnostiqués des années plus tôt et n’ont donc pas bénéficié des tout derniers traitements. Mais on est loin des annonces parfois triomphalistes de la « médecine de précision » [9], et la modestie des résultats contraste avec le nombre de nouveaux traitements – souvent ciblés sur une anomalie génétique précise – arrivant sur le marché5.

En somme, nous n’assistons pas – comme on le croit souvent – à une « explosion des cancers », mais nous ne voyons pas non plus (comme nous aimerions le croire) un progrès fulgurant des thérapies. La vérité des chiffres dissipe bien des illusions……

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Les Figures étant issues du site du programme SEER, sont présentées sous leur forme originale en langue anglaise.
2 Rappelons que le risque de cancer du poumon pour un gros fumeur est 20 à 30 fois celui d’un non-fumeur.
3 Bien entendu, les décès enregistrés lors d’une année correspondent en grande majorité à des cancers diagnostiqués durant les années précédentes.
4 Pic déjà visible sur la courbe globale, voir la Figure 3.
5 Notons que pour être approuvé (et remboursé) il suffit souvent que ce nouveau médicament prolonge la rémission de quelques mois par rapport au traitement de référence, et que sa toxicité soit acceptable.
References
1.
http://seer.cancer.gov/faststats/ (cliquer « Data Type » pour choisir les éléments du graphique).
5.
Klotz L. Prostate cancer overdiagnosis and overtreatment . Curr Opin Endocrinol Diabetes Obes. 2013; ; 20 : :204.–209.
6.
Loeb S, Bjurlin MA, Nicholson J, et al. Overdiagnosis and overtreatment of prostate cancer . Eur Urol. 2014; ; 65 : :1046.–1055.
7.
Schlumberger M, Le Guen B Accident de centrale nucléaire et risque de cancer de la thyroïde . Med Sci (Paris). 2012; ; 28 : :746.–756.
8.
Hoang JK, Nguyen XV, Davies L Overdiagnosis of thyroid cancer : answers to five key questions . Acad Radiol. 2015; ; 22 : :1024.–1029.
9.
Prasad V. Perspective : the precision-oncology illusion . Nature. 2016; ; 537 : :S63..
10.
Foucart S, Dagorn G, Cabut S. Cancer : les chiffres qui inquiètent . Le Monde Sciences et Techniques. , 25 octobre. 2016.