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Med Sci (Paris). 33(4): 410–416.
doi: 10.1051/medsci/20173304011.

La phagothérapie
Une arme crédible face à l’antibiorésistance

Nicolas Dufour1,2 and Laurent Debarbieux1*

1Institut Pasteur, groupe interactions bactériophages bactéries chez l’animal, département de microbiologie, 25, rue du Docteur Roux, 75015Paris, France
2Centre hospitalier René Dubos, Service de réanimation médico-chirurgicale, 95500Pontoise, France
Corresponding author.
 

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Vignette (Photo © Laurent Debarbieux).

Bactéries et antibiorésistance
L’inexorable progression de l’antibiorésistance
Comme tout être vivant, les bactéries évoluent pour s’adapter aux contraintes environnementales. Parmi ces contraintes, la pression de sélection exercée par les antibiotiques provoque l’émergence de bactéries résistantes, à l’origine d’une situation préoccupante lorsqu’il s’agit de bactéries pathogènes. Phénomène mondial bien qu’inégal entre pays, cette résistance ne cesse ainsi de progresser. En France, l’Institut national de veille sanitaire rapportait une prévalence de souches exprimant une β-lactamase à spectre élargi (BLSE)1 de 22 % chez Klebsiella pneumoniae et de 8 % chez Escherichia coli en 2012 alors qu’elle n’était respectivement que de 4 et 1 % en 2005 [1].
Morbidité et mortalité
Les conséquences de cette antibiorésistance sont tangibles : en 2012, environ 158 000 cas d’infections causées par des bactéries multirésistantes étaient rapportés en France avec un nombre de décès estimé à 12 411 [2]. À plus grande échelle, le Center for Disease Control (CDC) aux États-Unis fait état de 2 millions de cas d’infection et de 23 000 morts par an [3].
Une escalade thérapeutique forcée
Cette situation se traduit concrètement par des modifications progressives des prescriptions d’antibiotiques, notamment lors de la prise en charge d’infections sévères en milieu hospitalier : afin de ne pas courir le risque d’échec thérapeutique face à une bactérie potentiellement résistante, les médecins sont amenés à recourir à des molécules possédant un spectre de plus en plus large, augmentant alors indissociablement la pression de sélection exercée sur les populations bactériennes du microbiote digestif, favorisant ainsi l’émergence d’entérobactéries résistantes [4]. Sur le plan médical, le défi est alors de remplir des objectifs antagonistes : traiter efficacement les patients sur le court terme grâce à une antibiothérapie probabiliste2 adaptée (spectre le moins étroit possible) et limiter la pression de sélection favorisant l’émergence de souches résistantes sur le long terme (spectre le moins large possible).
L’absence de nouveaux antibiotiques
Parallèlement à cette progression de l’antibiorésistance, nos rapports de force avec l’ennemi bactérien s’inversent devant la pénurie de nouveaux antibiotiques, notamment vis-à-vis des bacilles Gram négatif. Outre les difficultés scientifiques inhérentes à la recherche de nouvelles molécules, c’est aussi le désintérêt de l’industrie pharmaceutique qui explique cette pénurie. En effet, les politiques globales de santé sont consensuelles en matière d’antibiothérapie : il s’agit de diminuer la durée des traitements, de limiter l’utilisation des molécules de dernier recours et d’utiliser les molécules ayant le spectre d’action le plus étroit possible. Des recommandations qui n’incitent guère les industriels à investir…

Face à cette situation globale, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et différents experts n’hésitent pas à parler de l’avènement prochain d’une ère post-antibiotique si aucune action n’est entreprise, accompagnée de prévisions qui, en 2050, placeraient le nombre de décès dus aux infections bactériennes à un niveau égal à celui imputable au cancer. La nécessité impérieuse de rechercher et de développer d’autres stratégies antibactériennes est fortement soulignée [5]. Parmi celles-ci, les bactériophages représentent l’une des plus prometteuses [6].

Les bactériophages : rôle et spécificité
Des virus infectant les bactéries
Présents dans l’ensemble des écosystèmes, les bactériophages (ou phages) sont des virus qui infectent naturellement et spécifiquement les bactéries. Ils sont de ce fait incapables d’infecter les cellules eucaryotes. D’une taille moyenne de 25 à 200 nm, constitués d’une capside protéique protégeant leur génome et le plus souvent d’une queue de longueur variable (par laquelle transite l’acide nucléique) et de fibres de queue assurant la reconnaissance de l’hôte (Figure 1), les phages ont un fonctionnement analogue à celui des autres virus. Plusieurs types de cycles infectieux existent, les deux principaux étant le cycle lytique et le cycle lysogénique (Figure 2).

Après l’adsorption du phage sur la bactérie cible, l’acide nucléique viral (constitué d’ADN, plus rarement d’ARN) est transféré dans le cytoplasme bactérien. Au cours du cycle lytique, l’ADN est alors transcrit, traduit et copié, puis introduit dans les capsides lors de l’assemblage des particules virales. En général, la lyse bactérienne est ensuite activement déclenchée par désorganisation de la paroi de la bactérie, permettant la libération des nouveaux virions. On estime que, lorsque des bactéries à croissance rapide sont placées dans des conditions optimales, la durée d’un cycle infectieux varie de 9 à 45 minutes et permet de produire et de libérer de 30 à 300 phages par cellule lysée.

Lors du cycle lysogénique (on parle alors de phages tempérés), l’ADN viral est intégré au chromosome bactérien très rapidement après son introduction dans la cellule, ou réside sous forme plasmidique, ces deux situations conduisant à la répression des gènes phagiques gouvernant le cycle reproductif du virus. Il est alors dupliqué avec le reste du matériel génétique de la bactérie lorsque celle-ci se divise. Il prend le nom de prophage. Les prophages sont en dormance mais peuvent conférer, grâce à des gènes spécifiques, différents avantages phénotypiques à la bactérie (virulence et résistance par exemple). Face à différents stress physiologiques, le prophage peut sortir de cette phase de latence et débuter un cycle infectieux lytique, détruisant alors l’hôte.

Des virus régulateurs des communautés bactériennes
La diversité des phages est incommensurable : on estime qu’il existe environ 1030 phages avec 108 génomes différents sur la planète [7, 8]. Cette diversité constitue un réservoir quasi illimité d’agents antibactériens thérapeutiques dans lequel puiser. Présents dans tous les écosystèmes, ils le sont également sur notre peau et nos muqueuses, dans notre tube digestif et notre alimentation [9]. Ils sont de puissants régulateurs naturels des populations bactériennes : dans les écosystèmes aquatiques par exemple, les phages sont responsables de la lyse quotidienne de 10 à 20 % de la biomasse bactério-planctonique [10].

Les phages pouvant réaliser un cycle lysogénique ont un rôle important dans l’évolution bactérienne : l’intégration du virus au sein du chromosome bactérien et sa sortie sont propices à des échanges de matériel génétique entre ces deux organismes. Un phage peut, par erreur, emporter du matériel génétique bactérien lors de l’encapsidation (en lieu et place de son propre génome) et le transférer dans une autre bactérie par un processus nommé transduction généralisée. Aujourd’hui, les travaux de phylogénie moléculaire soulignent que ces échanges ont été fréquents et cruciaux dans l’évolution des bactéries et des virus [11].

Une spécificité d’hôte étroite : une qualité qui a son défaut
Les phages présentent une spécificité étroite vis-à-vis de leur cible bactérienne. Par exemple, un phage ciblant Staphylococcus aureus ne sera pas en mesure d’infecter E. coli. Cette spécificité se décline également au sein de l’espèce : un phage infectant E. coli n’infectera en général qu’un nombre restreint de souches d’E. coli. On distingue néanmoins des phages à « large spectre », particulièrement intéressants en thérapeutique car ils sont capables d’infecter un grand nombre de souches au sein d’une espèce de bactérie. Cette spécificité, conférant globalement un spectre d’action bien plus réduit que celui exercé par un antibiotique à spectre étroit, est à la fois un avantage et un inconvénient. Le principal avantage, lié au mode d’action des phages et à leur spécificité étroite, est celui d’un impact négligeable sur le microbiote intestinal du patient et l’absence de pression de sélection susceptible d’augmenter la résistance aux antibiotiques. Le revers de la médaille est la faible probabilité, pour un phage unique, de pouvoir circonscrire une infection « X » sans avoir vérifié au préalable la sensibilité de la bactérie causale. Cette faiblesse peut être compensée par l’association de plusieurs phages (cocktail de phages), permettant une addition des spectres et, in fine, un élargissement du nombre de souches de bactéries ciblées. En pratique clinique, l’avènement de méthodes diagnostiques de plus en plus rapides pourrait à terme aider au choix des phages à utiliser.
Crédibilité et pertinence d’une approche thérapeutique par les phages
Un peu d’histoire pour comprendre le présent
L’idée d’utiliser les phages comme agents antibactériens n’est pas nouvelle. En 1917, Félix d’Hérelle (1873-1949), alors qu’il travaille à l’Institut Pasteur, décrit l’isolement et la spécificité de ces virus [12]. Il propose l’appellation « bactériophage » et est le premier à les utiliser comme traitement, notamment dans les dysenteries bacillaires provoquées par Shigella, donnant ainsi naissance à la phagothérapie.

À la suite de ces découvertes, l’étude des phages va prendre un essor important, que ce soit en thérapeutique ou en recherche fondamentale dans le domaine de la biologie moléculaire où ils permettront des découvertes capitales. Au cours de la première moitié du xxe siècle, en France comme ailleurs, les phages ne feront malheureusement pas l’objet d’une évaluation thérapeutique rigoureuse telle que requise par les standards actuels (notamment avec des essais thérapeutiques randomisés, contre placebo). Les succès thérapeutiques du début du xxe siècle, bien réels [13], auront un impact limité en termes de santé publique car associés à des productions de phages mal encadrées sur le plan quantitatif et qualitatif, ainsi qu’à une utilisation parfois large et non ciblée. À partir de 1942 et à la sortie de la seconde guerre mondiale, l’arrivée sur le marché du miracle « pénicilline » relègue la phagothérapie à l’arrière-plan. Seuls les pays situés à l’est du rideau de fer3 continueront le développement de la phagothérapie grâce notamment à l’existence de centres de recherche et de soins dédiés comme l’Institut Eliava en Géorgie, ou l’Institut Hirszfeld à Wroclaw en Pologne.

Un énorme potentiel, une thérapie unique
L’objectif étant de lyser rapidement les bactéries ciblées, seuls les phages présentant uniquement un cycle lytique sont considérés en phagothérapie. Du fait de leur multiplication qui s’effectue in situ, les phages sont les seuls agents antibactériens dont la concentration augmente avec le temps au niveau du foyer infectieux, une caractéristique pharmacocinétique de haut intérêt. Une autre propriété remarquable de ces virus réside dans leur capacité à hydrolyser les polysaccharides bactériens qui composent les biofilms4, ou les exopolysaccharides de surface (capsules) produits par certaines bactéries. Ces enzymes (appelées dépolymérases) sont essentiellement portées par les fibres de queue de certains phages [14], leur conférant ainsi un avantage spécifique comparé aux antibiotiques, dont on connaît les limites en matière de pénétration dans les biofilms.
Des bases expérimentales solides
Avant de pouvoir prétendre prendre en charge, aujourd’hui, les pathologies infectieuses chez l’homme, il a fallu conduire de nombreux travaux expérimentaux chez l’animal pour confirmer la validité du concept. Ainsi, une quarantaine d’articles originaux a été publiée au cours des vingt dernières années, démontrant, pour la grande majorité d’entre eux, l’efficacité des phages dans différents types d’infections (pneumonies, brûlures, péritonite monomicrobienne, etc.). Notamment, la prise en charge des infections respiratoires basses par une administration locale semble très prometteuse [15,16]. Ainsi, l’instillation directe d’une solution de phages dans les voies respiratoires s’est montrée capable de sauver 100 % des animaux infectés avec un inoculum mortel d’E. coli [17] ou de Pseudomonas aeruginosa [18]. Seize heures après l’infection, l’infiltration des espaces alvéolaires par les polynucléaires neutrophiles, chargés de combattre l’infection et donc reflet de la présence de pathogènes, et la concentration alvéolaire de la chimiokine KC (kératinocyte chemoattractant, homologue de l’interleukine-8 chez l’homme) étaient plus faibles chez les animaux traités par les phages que chez les animaux non traités. De plus, la diminution de l’inoculum infectieux observée sous phagothérapie s’est avérée aussi rapide que celle obtenue avec un antibiotique de référence [17].
La phagothérapie chez l’homme : état des lieux, attentes et espoirs
Des bactériophages pour quelles infections ?
La plupart des infections bactériennes semblent éligibles à la phagothérapie. Néanmoins, les phages étant incapables de pénétrer dans les cellules eucaryotes, ils ne sont, pour l’instant, d’aucun recours pour les infections causées par des germes dont le développement est strictement intracellulaire. L’encapsulation des phages dans des liposomes, facilitant ainsi la traversée de la membrane plasmique, pourrait permettre de surmonter cette restriction. De même, les infections neuro-méningées et les infections plurimicrobiennes (l’archétype étant la péritonite) ne semblent pas constituer des cibles pertinentes devant, respectivement, le problème de la diffusion du virus au système nerveux central (dû à la barrière hémato-encéphalique) et celui de la couverture simultanée de multiples espèces bactériennes, du moins pour le moment. En revanche, le traitement des infections « banales » telles que les pneumonies, les infections urinaires hautes ou basses, les infections ostéo-articulaires ainsi que les suppurations superficielles (brûlures infectées, furonculoses) ou profondes (empyèmes pleuraux5, collections intra-abdominales localisées, abcès, etc.) ne posent pas de problème conceptuel quant à une prise en charge par phagothérapie.
Prêt-à-porter et sur mesure
Pour les infections candidates à la phagothérapie, deux cas de figure caricaturaux se dégagent. D’un côté, une stratégie de traitement « prêt-à-porter » pour la prise en charge des infections avec pronostic vital ou fonctionnel engagé à court terme. Dans ce cas, l’administration d’un cocktail de phages ciblant les principales bactéries habituellement retrouvées dans ce type d’infection est envisagée. Cette approche nécessite idéalement une veille microbiologique pour adapter régulièrement la composition de ces cocktails, leur garantissant ainsi une efficacité thérapeutique optimale en termes de spectre de couverture. De l’autre côté, une stratégie de traitement « sur mesure » pour la prise en charge des infections chroniques sans engagement du pronostic vital ou fonctionnel à court terme. Cette stratégie nécessite une documentation microbiologique préalable pour la composition d’un cocktail de phages ciblant spécifiquement le germe responsable. Cela éviterait potentiellement certaines antibiothérapies au long cours et permettrait d’éradiquer les colonisations par certains germes multi-résistants. De grands espoirs apparaissent, par exemple, pour la prise en charge des infections ostéo-articulaires chroniques, avec ou sans matériel en place.

Entre ces deux situations caricaturales, existent de multiples situations intermédiaires nécessitant une adaptation stratégique après discussion entre clinicien et microbiologiste. Le traitement initial d’une infection selon une approche « prêt-à-porter » pourra, par exemple, secondairement tirer profit d’une approche « sur mesure » dès lors qu’une documentation bactériologique sera disponible. D’un point de vue pratique, la voie d’administration (aérosol, orale, intraveineuse, intramusculaire, locale, intravésicale, etc.) sera à adapter à la pathologie à traiter. Aucune limite quant à la voie d’injection ne semble opposable en matière de tolérance, dès lors que les critères de pureté requis sont réunis [19, 20]. Enfin, la phagothérapie n’est pas une approche excluant l’antibiothérapie. Un nombre croissant de travaux souligne une synergie d’action entre phage et antibiotique, notamment en présence de concentration sub-inhibitrice d’antibiotique, comme rencontré dans le cas d’infections avec des souches de sensibilité intermédiaire aux antibiotiques [21].

Résistance
Comme avec les antibiotiques, les bactéries sont capables de devenir résistantes aux phages, vraisemblablement avec plus de facilité, et, semble-t-il, avec une variabilité importante selon la bactérie et le phage considérés. Bien qu’elle ne semble pas impacter les résultats en termes de survie dans les modèles animaux, la portée clinique de cette résistance n’est cependant pas assez étudiée et représente un sujet d’interrogation pertinent. Les mécanismes à l’origine de cette résistance sont nombreux et différents de ceux observés avec les antibiotiques (absence de résistance croisée), parfois sans substratum génotypiques et donc réversibles [22].

Parmi ces mécanismes, on retiendra les principaux systèmes suivants [23] : (1) la résistance par inhibition de l’adsorption virale (par mutation, non expression ou masquage du récepteur des phages)  ; (2) la résistance par blocage de l’injection d’ADN (système codé notamment par les prophages, empêchant ainsi la « surinfection » d’une bactérie par un second virus)  ; (3) la résistance par variation de phase6 (variation réversible du phénotype sensible)  ; (4) la résistance par infection abortive et les systèmes toxine-antitoxine (où l’infection virale induit le suicide de l’hôte, bloquant ainsi la propagation virale) ; (5) la résistance par dégradation du génome viral par des nucléases bactériennes (avec notamment les systèmes de restriction-modification et le système CRISPR-Cas).

La littérature montre néanmoins que les phages sont capables de contourner chacun de ces mécanismes lorsque les deux partenaires co-évoluent, donnant lieu à une véritable course à l’armement entre les deux protagonistes [24]. Ainsi, en cas d’utilisation large, l’impact écologique de la phagothérapie sur les populations bactériennes devra faire l’objet d’une surveillance adéquate de façon à ne pas reproduire les erreurs du passé observées avec les antibiotiques.

Par ailleurs, dans certains cas, l’apparition de la résistance aux phages peut s’accompagner d’une diminution ou d’une perte de la virulence bactérienne [2527], ou d’une re-sensibilisation de la bactérie à des antibiotiques auxquels elle était initialement résistante [28]. Enfin, compte tenu de la grande diversité virale existante, l’acquisition d’une résistance est de moindre portée que pour les antibiotiques : la recherche d’un nouveau phage actif s’avère beaucoup plus aisée et rapide que celle d’une nouvelle molécule antibiotique.

Innocuité
Avec maintenant bientôt un siècle de recul sur l’utilisation des phages, aucun problème de tolérance n’a été rapporté dès lors que les préparations utilisées étaient suffisamment purifiées. En effet, les solutions de phages (obtenues à partir d’un lysat bactérien) sont particulièrement riches en produits de dégradation bactériens fortement immunogènes. Une étape de purification, plus ou moins poussée selon la voie d’administration envisagée, reste indispensable. Sur le plan de l’immunogénicité directe des phages, il convient de distinguer schématiquement les réponses immunitaires mettant en jeu l’immunité innée (c’est-à-dire la capacité de ces virus à déclencher une réponse inflammatoire aiguë aspécifique) de celles mettant en jeu l’immunité adaptative (impliquant la production retardée d’anticorps avec constitution d’une mémoire immunitaire). Alors que la mise en jeu d’une immunité innée semble négligeable dès lors que les préparations utilisées sont suffisamment purifiées [19, 2932], l’administration de phages peut, dans certains cas, s’accompagner de la production d’anticorps dont certains sont neutralisants (provoquant l’inactivation de la particule virale) [33, 34]. Les conséquences cliniques liées à la présence de ces anticorps ne semblent cependant pas influencer le pronostic infectieux et l’efficacité du traitement [35].
Des virus issus de l’environnement, bientôt transformables à façon
La plupart des bactéries responsables de pathologies infectieuses chez l’homme sont couramment la proie de phages présents dans le milieu naturel. Il est ainsi aisé d’isoler des phages actifs contre ces pathogènes, à partir d’échantillons prélevés simplement dans l’environnement (lacs, fleuves, eaux résiduaires, matières fécales, etc.). À côté de cette technique ancestrale éprouvée, les progrès de la biologie moléculaire et de la bio-ingénierie font qu’ils sont maintenant à même de modifier génétiquement des phages naturels de façon à combiner certaines caractéristiques d’intérêt. On peut, par exemple, « greffer » les fibres de queue particulièrement intéressantes d’un phage « A » (assurant ainsi la reconnaissance spécifique d’un groupe de souches bactériennes pathogènes) sur un phage « B » qui est particulièrement connu pour sa grande virulence [36]. La biologie de synthèse permettra, dans l’avenir, la fabrication à façon, simplement à partir d’une séquence génomique, de phages aux propriétés désirées ouvrant ainsi la porte à l’utilisation d’éléments génétiquement modifiés [37]. À l’heure actuelle, la production de ces virus en laboratoire reste triviale puisqu’il suffit d’exposer une culture bactérienne à son prédateur : à l’issu de plusieurs cycles viraux, on peut obtenir une amplification virale d’un facteur pouvant atteindre 107 en quelques heures.
Une nouvelle dynamique
Chez l’homme, hormis l’expérience et les nombreux essais cliniques des pays de l’Europe de l’Est (souvent anciens et ne répondant pas aux standards actuels de la recherche clinique) [13], il n’existe que peu d’essais contrôlés. Différentes raisons expliquent cette carence : le regain d’intérêt pour la phagothérapie est relativement récent et peu d’applications sont envisagées, l’absence quasi-totale de cadre législatif spécifique encadrant l’utilisation de ces virus (ce qui impose une lourde charge procédurale pour les promoteurs d’essais) ainsi que les coûts de production actuellement dissuasifs de ces virus (principalement liés aux normes imposées par des standards qui sont inadaptés). On pourra néanmoins noter principalement deux études cliniques réalisées avec une méthodologie solide (essais randomisés, contre placebo) : un essai positif dans le traitement des otites externes à P. aeruginosa multi-résistants [38], et un essai conduit par Nestlé®, négatif, visant à établir l’intérêt d’un cocktail de phages dans le cadre des diarrhées infantiles à E. coli au Bangladesh [39]. Deux essais thérapeutiques de phase I–II sont d’autre part actuellement en cours : l’essai PhagoBurn7, pour le traitement des infections cutanées à P. aeruginosa et E. coli chez les patients brûlés, et l’essai PHOSA8 pour le traitement des infections ostéo-articulaires à S. aureus et S. epidermidis. L’année 2017 verra également le début du projet PneumoPhage, visant à apporter la preuve de concept d’un traitement par phages inhalés dans la prise en charge des infections respiratoires à P. aeruginosa (notamment lorsqu’elles ont été acquises sous ventilation mécanique).
Applications émergentes
Un des grands espoirs de la phagothérapie repose sur la capacité de ces virus à atteindre sélectivement certaines souches bactériennes présentes au sein d’une communauté de composition diversifiée telle que le microbiote digestif. En exploitant cette capacité exclusive, l’objectif est de pouvoir cibler certaines bactéries jugées indésirables et notamment de réduire le niveau de colonisation de certaines entérobactéries multi-résistantes portées par les patients dans leur tube digestif. Ces souches, non pathogènes lorsqu’elles sont de simples colonisatrices silencieuses, se disséminent néanmoins d’un patient à l’autre (au cours de séjours dans les établissements de soins notamment). Elles constituent des sources de germes potentiellement pathogènes alors responsables non seulement d’infections nosocomiales mais également d’infections communautaires posant de graves problèmes d’antibiothérapie. C’est par exemple le cas des souches d’E. coli pathogènes et multi-résistantes appartenant au groupe ST131-O25b [40]. Un phage ciblant spécifiquement ces souches existe actuellement [41]. Il pourrait constituer un moyen innovant à même de réduire le portage de ces souches, comme cela a déjà été démontré dans un modèle expérimental ciblant une souche d’E. coli uropathogène [42]. De même, la modulation du microbiote digestif est un levier thérapeutique potentiel chez les patients souffrants de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (maladie de Crohn et rectocolite hémorragique) où le rôle pathogène de certaines souches d’E. coli (les AIEC ou Escherichia coli adhérent-invasifs) a été pointé du doigt [43].
Conclusion

La phagothérapie n’est pas une arme thérapeutique universelle mais une alliée incontournable pour le futur. Elle doit faire l’objet d’une évaluation approfondie et rigoureuse, unique condition à même d’établir son champ d’activité le plus efficace et le plus sûr. Face à la progression de l’antibiorésistance, il s’agit à ce jour de l’arme thérapeutique la plus prometteuse de par le polymorphisme et le mode d’action de ses agents antibactériens. Par rapport aux antibiotiques, la phagothérapie demandera un changement complet des habitudes de prescriptions médicales avec notamment une collaboration étroite avec les laboratoires de microbiologie et souvent une individualisation poussée des traitements.

Lever une armée de phages performants et qualifiés semble à portée de mains et l’évaluation en clinique de la phagothérapie est actuellement engagée. Cet élan doit maintenant être soutenu et renforcé pour proposer aux patients qui sont en impasse thérapeutique une solution pertinente et maîtrisée.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Les bêtalactamases à spectre élargi (BLSE) sont une famille très hétérogène d’enzymes bactériennes. Elles sont induites soit par des plasmides, soit par la mutation du génome naturel codant une bêtalactamase. Les deux mécanismes confèrent aux bactéries la capacité d’hydrolyser une grande variété de pénicillines et de céphalosporines.
2 L’antibiothérapie probabiliste correspond à une prescription d’antibiotique(s) réalisée avant que ne soient connues la nature et/ou la sensibilité du ou des microorganismes responsables de l’infection.
3 Correspondant aux pays soviétiques.
4 Le biofilm se définit comme une population bactérienne adhérée à une surface et enrobée d’une matrice d’exopolysaccharide.
5 Collection de pus dans l’espace pleural (entre les poumons et la surface interne de la paroi thoracique).
6 La variation de phase est une stratégie qui permet à la bactérie de s’adapter rapidement à des variations de conditions environnementales. Cette variation est liée à une réorganisation génétique, qui va allumer ou éteindre l’expression d’une série de gènes auxquels sont associés divers traits phénotypiques.
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